Brieven. Deel 3
(1837)–Willem Bilderdijk– Auteursrechtvrij
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VII. A Charles François Brisseau Mirbel, A Paris.Monsieur, et très-honoré Ami,
Voilà plus d'un an que je suis en défaut de vous écrire. Tout accablé de honte et de remords je ne sais comment faire, soit pour pallier une si coupable négligence, soit pour la réparer. Convaincu de mon tort, je me représente à vous, Monsieur, tout indigné d'un procédé aussi peu convenable aux sentimens que je vous porte qu'à tout ce que demande la reconnaissance pour tant de services signalés que vous m'avez rendus, et je crains de vous choquer par des protestations d'une amitié qui dans le fait semble montrer tant d'indolence. Ainsi me voilà réduit aux termes des vers connus d'Ausone: ’On n'écrit pas parce qu'on n'a pas écrit, et la faute se prolonge et se renouvelle sans cesse.’ J'en ai souffert dans l'âme, mais plongé dans une espèce de léthargie morale, ou plutôt intellectuelle, je n'avais pas la force de m'en relever. II me fallut quelque secousse | |
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salutaire et heureusement je la reçois dans l'exemplaire de votre nouvelle édition de l'Exposition de votre théorie des VégétauxGa naar voetnoot(1). J'y reconnais votre envoi, votre main, et je vois que vous ne m'avez ni oublié ni jugé indigne de vos attentions. Je vous l'avoue, mon cher Monsieur; le peu de mots que vous y daignez mettre m'attendrit et je ne résiste plus au désir que j'avais toujours de saisir la première opportunité qui me permettrait de vous écrire. Je l'avais fait effectivement dans le mois de mai de l'année passée, mais au milieu de l'été ma lettre m'a été renvoyée je ne sais d'où, par qui, ni comment; et les embarras de mes courses pénibles entre Leyden et Amsterdam, toujours sources de nouvelles maladies, m'ont empêché d'y faire des perquisitions. Maintenant Mr. Kesteloot se charge de cette dépêche, et j'espère qu'un petit mot de réponse me confirmera la continuation de votre entière bienveillance, qui depuis longtemps je désespérais de me reconcilier. Tout le temps qui a suivi votre départ n'a été pour moi qu'une seule série de souffrances. Le printemps arrivé, je m'en suis trouvé plus mal que jamais. De Catwijk on m'a transporté à Leyden, ou d'abord je pensais respirer un peu. Sa Majesté a voulu que j'essayerais le climat de Soestdijk, ou Elle me sit préparer un logement pour moi et ma famille avec un jardin; mais le succès ne repondit guère à | |
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l'intention, et je revins à Leyden accablé d'un tel accès de ma maladie qu'on ne crut plus à la possibilité d'y échapper. En attendant le Roi m'avait nommé membre de l'Institut, et parce que le déplacement continuel me tuait, je me voyois obligé de m'établir à Amsterdam. En vain je tâchai de m'excuser de l'honneur de cette distinction; S.M. avait la bonté de m'écrire de sa propre main: ’pour la gloire de l'Institut, et pour ma propre satisfaction vous en serez’. Il n'y avait plus à répondre. De son propre mouvement Elle m'a donné un dédommagement annuel pour le loyer de maison (qui à Amsterdam est assez fort); et croyant toujours à la salubrité d'un terrain plus élevé, Elle m'a donné une maison à Utrecht pour que je tâcherais de m'y rétablir. Ensin comme je suis hors d'état d'en profiter, étant encloué à ma demeure, Elle vient de retirer ce don à ma sollicitation réïterée, et au lieu de cette propriété qui ne me convenait guères, Elle a trouvé bon de me gratifier d'un présent de ƒ 3000 d'Hollande, et de doubler ma pension en la portant à ƒ 6000 par an. - D'après ce court exposé, vous voyez, mon très respectable Ami, que je pourrais vivre heureux, si cela tînt à l'extérieur, et que je n'eusse abimé ma santé à un point dont on ne peut pas se faire d'idée. Mais si je ne le suis pas tout de bon, au moins ce n'est pas faute de générosité de Sa Majesté, qui par une magnanimité sans exemple ne cesse de me combler de bienfaits, en même temps qu'Elle pardonne aux effets de ma caducité, qui même quelquefois me fait man- | |
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quer à ce qu'Elle avait droit de désirer et d'attendre de mon zèle et de ma reconnaissance. Toujours souffrant, comme je viens de dire, et la plupart du temps enchaîné à mon lit, je m'occupe néanmoins assez régulièrement de l'organisation de l'Institut et des travaux qui y tiennent, lesquels, surtout depuis qu'on m'a fait président de ma Classe (littérature et histoire hollandaise, poésie et langue nationale &c.) m'empêchent de donner des moments à mes délassements ordinaires. Cependant, l'année passée qui fut moins remplie de ces occupations d'obligation que celle-ci, j'ai publié d'abord, une Ode sur la naissance du jeune prince que je vous avais adressée avec une traduction littérale, mais qui m'a été retournée sans vous parvenir. Puis deux tragédies hollandaises (outre le Florent V que vous connaissez, et originales comme lui) savoir Guillaume de Hollande, pris du XII siècle, dans lequel il y a des couplets qui s'approprient également au Roi et à celui qui fait le sujet de la pièce, et naissent naturellement du sujet même: et Cormac, qui n'est autre chose que le retour d'Ulysse, mais transporté dans d'autres temps et lieux. Puis un traité sur la Tragédie. Un Callimaque en vers hollandais. Un poëme élégiaque sur la catastrophe de Leyden: l'Essai sur l'homme de Pope en vers Hollandais, avec une discussion littéraire sur le genre et sur les mérites et les démérites poétiques de l'auteur et du poëme &c. Puis deux volumes de Mélanges poétiques (une partie en avait déjà été préparée à la Haye en 1807) sous le nom de feuilles | |
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d'automne (Najaarsbladen en hollandais) faisant allusion au passage d'Horace:
Atidas frondes hyemis sodali
dedicat Euro.
Puis une Ode sur la paix du continentGa naar voetnoot(1). Une élégie sur le déces de Mr. Rau. Ma femme, pour sa part y a ajouté une tragédie originale du nom d'Elfride. Au reste il a paru depuis ce temps quelques nouvelles éditions de plusieurs de mes anciennes poésies qui ne valent pas la peine qu'on en parle, mais que les libraires ont cru de leur avantage de répéter. Cette année-ci sera bien moins fertile par ma situation actuelle. Cependant je viens de célébrer l'anniversaire de l'avénement du Roi au thrône de Hollande, et l'on imprime des pièces fugitives. Ma femme cette fois-ci a chanté les malheurs de l'inondation de cet hiver et les bienfaits de sa Majesté dans un poëme de sa façon. Aussi sa Majesté m'avait demandé une nouvelle traduction en vers Hollandais du Cinna, qui sort de la presse et dont Elle a daigné encore agréer la dédicace. Ma femme, en conséquence du même désir de sa Majesté vient de terminer l'Iphigénie de Racine. J'ai cru vous devoir, mon très-respectable et trèshonoré ami, celle espèce de compte d'une année qui d'ailleurs pour moi a été bien remplie de revers et de désagréments personnels.............Mais n'en parlons pas, et oublions tout, excepté nos | |
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amis. Je vous range à la tête de ceux, qui véritablement m'ont pris en amitié, qui ont embrassé mes intérêts, qui les ont soignés, poussés, avec autant d'assiduité et de ferveur que de bonté. Ensin personne ne peut être touché comme moi des services réels que vous m'avez bien voulu rendre par pure bonté de coeur. Et je vous oublierais? N'en croyez rien, quoiqu'il arrive; mais figurez vous un homme qui ne vit que dans les douleurs les plus aigues, et qui chargé d'infirmités, ne se reconnaissant plus soimême, ne fait que des extravagances, manquant à tous les devoirs de la politesse, n'ayant quelquefois pas la force d'écrire trois lignes d'une lettre, ou de dire trois mots à son srère et qui dans ce même moment ne peut s'empêcher de faire des vers à verse. C'est une imagination troublée ou trop vive, causée par l'affaiblissement de l'organe intellectuel; et à de telles gens il faut bien pardonner quelque chose. C'est le bon Roi qui l'a dit, et (ce qui plus est) le fait, et qui le sait avec toute la douceur et toute la délicatesse possible. ‘Les poëtes ont quelquefois certains travers n'est-ce pas?’ me disoit-il dernièrement en Hollandais; ‘mais continuez toujours à cultiver les belles lettres, et tout sera bien.’ C'est avec insiniment de satisfaction que j'apprends que vous êtes adjoint à Mr. Desfontaines. Je vous en félicite de tout mon coeur. Il me parait que c'est un triomphe pour vous, et qui doit inspirer du respect à vos adversaires allemands ou autres. Ces messieurs les Allemands ne sont pas fort con- | |
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tents de nous deux. Pour moi, allant au combat comme un nouveau Patrocle dans l'armure d'Achille, je vous avoue, que j'avais quelque peur d'être accablé sous les coups de ces Hectors, mais j'ai été traité avec moins de rigueur que je n'appréhendais. On trouve seulement qu'il n'était pas besoin de beaucoup de discernement quand une fois on s'était proposé de vous donner raison en tout et par-tout, et je n'avais eu d'autre but que cela. Je vous suis bien redevable encore de la mention honorisique que vous daignez de nouveau faire de moi dans votre lettre à l'illustre Monsieur Desfontaines. Je souhaite de vous reconnaitre l'avantage précieux que vous m'avez donné, de voir en quelque manière mon nom associé au vôtre. Mais comment faire pour y réussir? Je ne sais si vous savez qu'on traduit à Paris mon Poëme sur la maladie des Savans. Je n'en connais pas l'auteur, mais M. Schimmelpenninck, l'ancien grand pensionnaire de la feue république batave en avait reçu le MS. et m'a communiqué le premier chant. J'aurais tort de m'arroger le droit de juger la versification française et même la tournure des expressions, mais j'en ai été enchanté. Je ne décide point, fi c'étoit par le mérite de cette imitation, ou par l'amour propre d'un auteur qui se voit traduit: mais au moins je suis de bonne foi quand je dis, qu'il y a de très-beaux morceaux qui eux-mêmes m'auraient paru digner d'être traduits en hollandais s'ils n'en fussent pas pris. Maintenant je dois vous demander pardon de jaser | |
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comme ça sans fin ni mesure. Mais je ne me sens pas d'aise de vous écrire, et je me retrace les doux moments de nos entretiens de la Haye. Agréez mes respects, et tous ces sentiments que vous m'avez connus pour vous, qui (malgré ce long silence) ne sont ni changéo ni affaiblis par l'absence. Ma femme me prie de vous saluer de sa part avec la même cordialité. - Pardonnez au jargon, au mauvais français, au style barbare &c. du disciple que son maître a quitté. Mais sur-tout, qu'un mot de lettre de vous, me rassure que vous consentez que je m'honore encore du nom de Votre très-humble et très obéissant Serviteur et Ami, BILDERDIJK. Amsterdam, ce 20 Juillet 1809. |
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