| |
| |
| |
XI
La synthese d'une vie: Gli animali parlanti
‘Quelle gaieté que celle de la société avec laquelle je dîne au Pellegrino! Chacun a des fonctions ridicules et imposantes adaptées à ses ridicules et prises aux Animali parlanti de Casti’.
Stendhal, Rome, Naples et Florence: Venise (éd. Paris 1854, p. 394).
Plus que septuagénaire, Casti, s'élevant au-dessus de la fable satirique en vers, si familière au Settecento italien, parvint à l'épopée animale.
À très peu de poèmes italiens est échu, comme aux Animali parlanti, d'être - à peine publiés - lus, divulgués et traduits, en Italie et au dehors, avec force louanges. Le Censore Italiano (1798, no 92) en annonça la publication avant même que le poème fût terminé, sous le titre de Regno delle Bestie: titre que Casti, peut-être parce que trop politique, changea en Animali parlanti quand il en publia à Paris, en 1802, les 26 chants. Même Da Ponte, reconnaissant la vera poesia de Casti, n'hésita pas à comparer l'ouvrage avec celui d'un Monti, d'un Foscolo. Mais à mesure que les grands événements de l'époque s'estompaient, et avec la fin de la Révolution, l'intérêt pour cette énorme satire sembla aussi dépérir. Comment, en effet, aurait encore pu plaire un poème, où l'on avait cru discerner, en partie même sans raison valable, des personnes et des faits contemporains?
Ce qu'on ne s'explique pas, c'est comment le peuple, si sensible à la satire, ne se soit pas aperçu, que, dans ce poème, il y a quelque chose qui, en surpassant les événements, leur survit et qui est de tous les temps et de tous les hommes, parce que le poète s'y moque des gouvernements et des partis, également, sans distinction de l'espèce, avec vivacité et brio.
Pour Casti lui-même, d'autre part, la publication devait être un grand soulagement, puisque son poème constituait la somme des amertumes et des désillusions de sa longue vie passée, des turpitudes auxquelles il avait assisté dans ses pérégrinations, du spectacle misérable du monde, de la société, des hommes vils et mesquins: sa vendetta, répétons le mot, en quelque sorte morale, d'homme libre par nature mais ayant été longtemps esclave des conditions sociales, et asservi - quoique rongeant son frein - au despotisme. Vus
| |
| |
sous ce jour, les Animali parlanti sont vraiment la synthèse d'une vie.
Les idées de Casti, certes, étaient de celles qu'en partie, le Settecento avait manifestées, des pensées qui avaient hanté les esprits des philosophes, des attitudes entrant dans l'orbite produite par la Aufklärung. Le siècle lui-même était sorti dorénavant de sa torpeur, de son sensualisme jouisseur, sous l'impulsion des nouvelles énergies conscientes, éclatées dans la journée de la Prise de la Bastille. Evidemment, Casti n'était pas resté, durant les trente dernières années de sa vie, étranger à ce renouveau de conscience; même, en lui, ayant vécu en contact plus direct avec les murs de l'édifice social opprimant, ce renouveau devait faire naître, spontanément, l'image du contraste entre les droits de l'homme libre et l'oppression, d'où qu'elle vînt. L'idée claire et réelle des conditions de la société se fit jour en lui lorsque, dans l'incertitude de trouver une forme adaptée au monde de ses réflexions, il se mit à écrire les quatre Apologhi (fables) qui, dans toutes les éditions, bien qu'antérieurs à Gli Animali parlanti et entièrement détachés de ce poème, y ont été mis tout bonnement en appendice, tandis qu'ils en sont, pour ainsi dire, le prélude.
La raison pour laquelle Casti s'est servi de la fable pour exposer ces conditions politiques et morales et faire sa satire, n'est pas trop malaisée à dire. L'intention de satiriser sous le voile mince d'une allégorie animale les iniquités des puissants et en même temps les sottises des coutumes du temps, lui avait conseillé de composer ‘preventivamente’ (comme il dit dans la Préface à l'éd. 1802) ces apologues isolés: leur réussite encouragea le vieil improvisateur à son entreprise téméraire. Il trouvait en effet dans le siècle cette forme littéraire de tradition fort antique et il s'en servit très opportunément, soit parce qu'étant à la mode, soit parce qu'elle se prêtait à merveille à son tempérament burlesque, soit enfin parce qu'à travers l'allégorie, il trouvait plus de liberté à faire sentir le poids de sa main. Contrairement aux fabulistes du temps pourtant, qui pour un besoin littéraire déjà commun et traditionnel donnaient cours à des maniérismes de style et de forme poétiques (nous y reviendrons), lui, à la manière de Gozzi, ramenait la fable à sa fin primitive et principale du contenu moral, dont elle s'était éloignée dans la rénovation de tendances humanistes de la Renaissance. Mais attiré plus que le noble écrivain vénitien par l'idée et par le contenu, il se laissa échapper la représentation naturelle de ce monde animal qui, chez lui, vit et agit et pense souvent contrairement à la nature elle-même.
Les quatre Apologhi de Casti ont été, évidemment, estompés par son grand poème. Ils gardent toutefois un intérêt certain pour la brièveté du récit et pour maints traits piquants. Plus longs, plus beaux aussi, L'Asino, qui perd la liberté, porte le fardeau et n'en est
| |
| |
pas moins méprisé et, à peine mort, écorché par son maître cruel; et surtout, le magnifique Le Pecore, les brebis qui se laissent exploiter par tout le monde. Dans La Lega dei Forti, pacte entre Tigre, Ours et Lion, se réflètent sans pitié les trois dilacérateurs de la Pologne, tandis que dans les Boeufs fugitifs il faut voir les Polonais eux-mêmes, dans le Taureau, tenant ferme, cette poignée de magnanimes qui, bravement mais en vain, luttèrent pour la liberté. La Gatta e il Topo enfin nous montre comment, malgré les prétendues alliances, il y aura toujours lutte entre des êtres trop différents: l'on y est encore aux guerres menées de concert par Catherine et Joseph contre la Turquie. Simples par la structure, élégants dans leur cadre, les Apologhi, s'ils n'ont pas tout le piquant des fables de Gozzi, dépassent de loin, par leur limpidité, celles de Clasio et surtout celles de Pignotti. Il n'y manque pas des situations gracieuses, dépeintes avec un vif naturel, comme, dans la dernière, celle de la convoitise famélique de la Chatte.
L'esprit inquiet de Casti ne pouvait pourtant, à la longue, s'en tenir pour quitte de ces scènes menues, plus burlesques que satiriques, où - soit dit en passant - il se faisait, à bon escient, la main à l'emploi, neuf pour lui, de la sestina, pour laquelle il abandonnait l'octave du Tartaro. Déjà, surgissait devant lui l'image d'un monde plus vaste où, sous les formes animales, il pouvait représenter le consortium humain. Parini avait donné l'assaut à la noblesse en la frappant dans ses faibles, ses ostentations frivoles, le vide de sa vie viciée. Il fallait, historiquement, quelqu'un pour compléter, pour mener à fond cette oeuvre de démolition de choses surannées, et avant tout, pour regarder plus en haut, vers le centre et la cause première de cette corruption, condamnée à disparaître dans le mouvement irrésistible de la révolution populaire. Une telle oeuvre était attendue (oui, attendue!) d'un homme expert des recoins même de cette vie. L'homme ne pouvait être que le ‘célèbre’ Casti, expoète césarien; l'oeuvre, sa zooepia. Nous verrons en effet comment, dans son poème, il passe en revue à peu près toutes les institutions de la société, toutes les classes, noblesse et plèbe, riches et pauvres; il nous montre comme dans un immense kaléidoscope les lois, coutumes, passions d'un monde animal qui - mais ce n'est pas une découverte de Carducci! - de par la préméditation du poète n'est au fond que le monde des hommes. Il y tourne ses pointes contre la monarchie, certes, comme étant le pouvoir consacré par tradition à la tyrannie; mais à y regarder bien, il sourit, d'un sourire
aussi peu complaisant et souvent ricaneur, sur les faiblesses des humains qu'il ne cesse de railler et de déplorer.
La toile qui accueillit tout le vaste matériel du poème est toutefois simple et plain, sans trop de complications ni de bavures. On peut
| |
| |
même dire que Casti y a voulu serrer dans un seul cycle narratif les formes diverses des systèmes gouvernementaux, en groupant, autour d'eux, tous les événements possibles, soit politiques soit sociaux, de façon à mieux faire ressortir non seulement les abus du despotisme mais aussi la reproduction constante des faits historiques dans la longue succession des siècles. En partie, rien d'autre que l'application de la théorie de Vico relative aux cours et décours, moyennant une série enchaînée de faits idéaux pris dans la vie réelle dont il avait fait l'expérience; en partie, le fonctionnement parfois brutal de cette forme de pessimisme qui nie à la société humaine toute vertu évolutive.
Quoi qu'il en soit, les ‘animaux parlants’ qui, pour sortir de l'anarchie, se réfugient dans le système monarco-absolutiste qui sera pour eux causa diretta d'infiniti guai, pour rechercher puis, en vain, une forme mieux adaptée à la vie sociale, font distinctement écho aux doctrines du philosophe genevois dont les théories avaient incendié les esprits. Pourtant, si le pessimisme se résolvait en quelque sorte dans la reconstruction optimiste du Contrat Social, chez Casti il ira jusqu'à la destruction du genre humain, jusqu'à y perdre l'intelligence et le parler.
| |
Sources de l'ouvrage
Non vraiment, les Animali parlanti ne visent pas à évoquer ces temps antiques où les cris, le chant, le sifflement des bêtes n'étaient qu'un dialecte de cette langue universelle qui établit entre les êtres vivants une communauté de rapports et d'idées! Le concept ‘zooépique’ s'était déjà largement développé dans la tradition littéraire depuis ce point initial: le poème de Casti vint marquer l'évolution la plus logiquement complète du fabulisme, et le réduisit à un simple artifice littéraire.
Faisons une parenthèse. En Italie, la fable animale avait pris une première physionomie propre avec la Prima veste de' discorsi degli animali (1541) du Firenzuola, complément, en quelque sorte, du mouvement de traduction et de refonte des modèles d'Esope et de Phèdre commencé au Trecento et Quattrocento. Chez le Firenzuola la vraie nature des animaux est encore en grande partie respectée. Dans la fable postérieure par contre manque absolument la préoccupation de ce peu de vraisemblable qu'il faut même dans la fable pour maintenir une certaine illusion: les bêtes n'y sont plus que prétexte et voile pour la satire politique. Au siècle même du Firenzuola parut Del governo de' Regni sotto morali esempî di animali, tiré de l'indien, puis traduit en grec par Siméon d'Antioche et du grec en italien au nom de Dom. Mammarelli de Ferrare (1583), mais attribué avec plus de probabilité au fameux A.F. Doni. Il est
| |
| |
peu probable que Casti, peu érudit de la littérature nationale (cfr. Ugoni), ait connu cette oeuvre; toutefois, la matière en étant fort analogue à celle des Animali parlanti, nous en faisons mention comme d'un précédent logique. Laissant à part le Lettere missive e risponsive delle bestie de Moscheni (Bologne 1673) et l'Asino de Carlo de' Dottori (publ. Venise 1843) au XVIIe siècle, passons au siècle même de notre auteur.
Ce n'est pas chose aisée que de présenter dans sa juste lumière chaque genre littéraire particulier parmi la grande production disparate de ce siècle. Contentons-nous donc d'une hypothèse assez personnelle sur la cause du culte de la fable au Settecento. Cette renaissance de l'apologue pourrait s'expliquer par une adaptation de cette tendance classique qui, alors, commence à se faire jour, pour se déployer puis, plus sûre, dans le classicisme proprement dit, de la ‘troisième manière’ d'Arcadie. Une forme vague de renouvellement, comme tant d'autres en ce siècle: ne pouvant encore s'émanciper de la forme, on cherchait à le faire au moins des vieux concetti pour ranimer la matière. Voilà pourquoi le mouvement fabuliste se soustrayait en grande partie à l'imitation étrangère propre au siècle précédent; seul, Crudeli se modèle sur La Fontaine. La fable italienne - selon Bertòla, Saggio sulla favola, Pavia 1788 - répétait les modèles classiques, Ésope, Phèdre, Lucien. Suivant Bertòla, lui et ses contemporains Roberti, Passeroni, Pignotti, Clasio, De Rossi, Pèrego, avaient, en faisant ainsi, l'avantage de l'ingénuité, de la facétie, de la moralité et, surtout, de l'utilité (!), tandis que l'école française après La Fontaine, Fénelon, Voltaire, ‘en favorisant le sommeil (sic), faisait d'elle-même une fable très amère et très morale’. Explication peu convaincante, plaidoyer pro domo: selon nous, l'exemple classique, déjà passé au Parnasse italien, devait échouer dans ce pays; Ésope et Lucien, eux, avaient parlé à un
peuple libre et de culture très répandue; on ne pouvait en dire autant des Italiens de l'époque. Et en effet, les fabulistes italiens du Settecento ne produisaient point de miracles: l'affectation du style, les colifichets rhétoriques dans leurs poésies y gâtent la fraîcheur et la clarté des images; nous n'y trouvons guère que ces modèles de versification élégante que semblent préférer les compilateurs d'anthologies.
Il était grand temps de sortir hardiment des étroitessses de l'école et des mièvreries de la manière. Il fallait, enfin, parler haut et clair. Or, Casti, tel un général rassemblant ses troupes, osait appeler, et lui seul, pour contribuer à son poème, tous les éléments, même les plus abscons, que son temps lui offrait et qui pouvaient lui servir.
Si l'idée d'un poème allégorique lui venait du succès des expèriences faites par Voltaire et par Montesquieu, le remaniement que
| |
| |
Goethe, en 1793, avait publié du texte bas-allemand du Reineke Fuchs - remaniement tout de suite traduit en français et publié en France comme si l'original eût été de souche germanique! - lui indiqua la forme allégorique la plus appropriée. En gagnant les faveurs du monde littéraire, elle serait mieux faite pour voiler les allusions et estomper la témérité.
A.M. Ricci (Della vulgare eloquenza, Rieti 1828, vol. II, p. 91) a lancé l'opinion que Casti aurait emprunté son dessein à Calino, auteur peu connu du XVIIe siècle. Répétons notre observation précédente: Casti était très peu versé dans l'érudition italienne (celle-ci surtout!), ce qui suffit pour discréditer cet avis, comme ce fut le cas de Doni et de Moscheni. Plus sérieuse nous a paru un moment l'hypothèse qu'un curieux roman préhistorique du célèbre érudit et homme d'état moldave, Dimitrie Cantemir Voévode, Istoria ieroglifică, soit tombé dans les mains de Casti durant son séjour en Russie. Ce roman, écrit en roumain en 1704, traduit plus tard en latin par l'auteur même, traite en effet de choses géographiques, politiques et économiques d'actualité sous l'allégorie des controverses entre deux monarques, le Lion et l'Aigle. Or, si la lecture du texte roumain a pu nous leurrer un instant, nous avons bien vite dû renoncer à cette hypothèse. Le manuscrit roumain, en effet, n'a été signalé qu'en 1877 à l'Académie Roumaine - qui le fit publier (1883) en transcrivant la typographie cyrillique en caractères latins - par la légation russe à Bucarest; le manuscript repose dans les archives du Ministère (auj. Commissariat) des Affaires Etrangères à Moscou. La traduction latine de l'auteur, par contre, à peine écrite, sombra dans un naufrage en Mer Noire. Exclu, par conséquent, que Casti ait pu prendre connaissance de l'invention du Voévode Cantemir!
Il n'y a pas de doute que Casti, à Vienne, a connu la refonte du Reineke par Goethe, ou bien directement (il avait appris l'allemand) ou bien indirectement par la traduction française (cfr. Les Romans du Renart, par M.A. Rothe, Paris 1845) et que, séduit par la vivacité du tableau que le poème offrait à sa fantaisie féconde, il le prit comme modèle, sans trop regarder aux conditions fort diverses de temps et d'ambiance qui, dans une certaine mesure, avaient justifié l'oeuvre plus ancienne. La vision du scepticisme médiéval, de la réaction laïque contre le mysticisme prédominant, se conforma en lui, par un anachronisme hardi, aux faits et aux tendances de son temps. Ainsi, son poème est en partie (quoiqu'il le nie expressément) un Renart ajusté plus ou moins cavalièrement à son époque: par conséquent, une satire qui charge un peu la couleur véritable des faits d'une lumière peu bénévole. Tout comme dans Reineke, les innombrables acteurs des Animali parlanti forment une société complète, hiérar- | |
| |
chiquement distribuée, où l'on trouve presque tous les éléments de la nôtre, mais où abondent, de préférence, les situations équivoques, les embûches, les trahisons, d'où ressort, dans l'ensemble, une contrefaçon artistique de l'Homme.
Bien entendu, une dérivation au Reineke n'est aucunément de nature à enlever au poème de Casti le mérite d'une originalité aigüe, que l'on ne peut vraiment lui dénier. Même, une confrontation détaillée du contenu des deux poèmes pourrait exclure, aux yeux d'un observateur minutieux, que Casti ait dérivé grand'chose. Déjà, Tocci a fort bien démontré que notre poète y a pris, non point le plan de l'oeuvre, qu'il a conduit selon des critériums plus sagaces et par des expédients plus neufs et plus intéressants, mais bien le substrat moral, la couleur de l'ambiance, encore qu'il semble sympathiser, pour peu que ce soit, avec quelques types cachés sous la fiction animale. Le modèle germanique offrait à Casti un bon moyen pour protéger sa propre sécurité, tout en défiant la critique...
Nous avons dit que le poème médiéval, modèle de Goethe, représente la réaction de l'esprit laïque contre le mysticisme du temps: et en effet, la raillerie du clergé et des rites sacrés y est portée jusqu'à la parodie (Belins endossant les habits sacerdotaux et célébrant la Messe!). À ce courant d'incrédulité, à cette complaisance de la parodie facile, grossière même, l'ouvrage de Casti ne se soustraira pas lorsque le poète (ch. XVIII) retrace dans une Mythologie des animaux comiquement déformée, de façon à fournir large occasion au rire, les principes et les dogmes de la religion chrétienne. N'excluons pas que, sans Reineke, le poète aurait aussi bien pu provoquer, avec sa légèreté habituelle des Novelle, le rire aux dépens des choses dignes de respect; mais sans l'exemple allemand, il lui y aurait manqué l'occasion la plus proche, l'opportunité. Ainsi, autre note stridente qui semble détonner dans sa formidable zooepia, la promiscuité qui règne parmi ses animaux courtisans: ne baissons pas les yeux, mettons-y à côté le Reineke, lorsqu'Ysengrin se plaînt vis-à-vis de Noble de la violence faite à Hersens, sa femme, par Renart, et dans bien d'autres lieux.
Même si, dans sa Préface, Casti dit que ‘le satirique roman allemand (!) du Renard n'a autre chose de commun avec ce poème que de faire parler aux bêtes le langage des Muses’, nous voulons rappeler que, dans une correction autographe à la première copie des Animali parlanti, ms. 1623 de Paris, il nomme Goethe expressément, ce qui fait hésiter à faire état de ces dires du poète. En tout cas, l'anonyme traducteur allemand des Animali parlanti (Die redenden Thiere, Brême 1817) n'en tient aucun compte; même il ne manque pas de noter, contradictoirement, que les deux poèmes ont en commun, au même degré, l'intention politique: ‘Reineke Fuchs hatte,
| |
| |
gegen Castis Meinung, bekanntlich dennoch einen politischen Zweck’.
Et maintenant, jetons le regard sur l'action du poème, pour combler des lacunes que quelques anticipations de faits peuvent avoir ouvertes dans l'attente du lecteur.
| |
Panorama de l'action
Les animaux, ‘au temps où ils parlaient encore’, délibèrent sur le choix à faire entre les différentes formes de gouvernement. Quelle est la meilleure? Rejetées l'anarchie, la démocratie, le gouvernement mixte, ils optent pour la Monarchie, dont Casti fait une glorification où l'on sent tout de suite l'ironie. C'est, dit-il, un gouvernement si parfait, que...
... lorsqu'il est établi, le roi et les ministres peuvent être ignorants et incapables, ils gouvernent quand même. - ‘Prenez dans la foule un homme grossier, faites-en un monarque: les faveurs célestes pleuvent aussitôt sur lui. Il devient une arche de sagesse, Jupiter descend, se loge dans sa tête: il règle, il décide, il juge, c'est un oracle, une merveille. Ne nous étonnons donc pas si les sages, que leur heureuse étoile a placés près d'un monarque, sont ravis en extase quand ils découvrent dans tout ce qu'il pense ou dit des idées si sublimes, si profondes, si neuves qu'ils ne conçoivent pas où son diable de génie les ait pu trouver...’
Le Chien, républicain d'abord et chef du peuple, plaide pour la monarchie absolue: on en verra après le pourquoi et le remords tardif. Le Cheval - auquel est réservé la plus noble et belle part du poème - voudrait refréner par quelque loi le caprice monarchique, mais le Chien insiste, appelle l'ami Cheval trop ombrageux et, pour appuyer sa théorie par un exemple, cite celui de l'homme. Alors l'Ours (Casti y fit peut-être allusion à un célèbre écrivain) se fait entendre:
‘Tu crois proposer un animal par excellence, et tu cites peut-être le plus absurde qui soit. Proposes, o Chien, un meilleur modèle si tu veux qu'on te suive...’
Puisqu'enfin, on se décide pour la monarchie absolue, voilà (ch. II) l'élection du roi des quadrupèdes. Parmi les aspirants, le choix se réduit finalement à l'Éléphant et au Lion. Celui-ci est secondé par le Chien, chef de la faction démocratique qui, soutenue à l'occasion par le parti aristocratique dont le Lion même est le chef, l'élit roi. Le Lion ouvre son règne par des protestations d'amour pour ses sujets et par des promesses: formules auxquelles, ajoute malicieusement le poète, nous, qui en avons les oreilles rebattues, ne croyons plus. Mais à cette époque, la gent animale était encore
| |
| |
naïve (!), et le roi fut très applaudi. À la cour léonine (ch. III), les charges officielles sont distribuées, appropriées à la nature de chaque bête; il y en a, Stendhal a raison, de joliment bien trouvées! Le Lion s'entoure des grands du royaume et y met une gracieuse majesté royale. À d'aucuns, il tend la patte, ce qui les remplit d'aise et les enflamme d'amour. Et afin de récompenser les efforts du Chien en sa faveur, il fait de lui son premier ministre. En voici le portrait:
‘Il était, il est vrai, un peu mordant, un peu farouche, un peu avide, un peu provocateur, un peu faux, un peu arrogant, un peu vindicatif; mais tous ces menus défauts disparaissaient en regard de ses éminentes qualités. Franchement dissimulé, il savait, avec adresse, se ménager des expédients et des retraites; il savait à propos donner à ses paroles des sens divers, et paraître avoir raison quand souvent il avait tort: sur ce point, il ne le cédait pas à Cicéron’.
Le peuple est départi en deux classes: l'aristocratie, composée de toutes les bêtes fortes et malfaisantes; la roture, composée des espèces faibles et utiles. On n'oublie pas, d'ailleurs, les études! Au nom du roi, le Chien érige une belle bibliothèque, la Souris en sera la bibliothécaire et, bientôt, l'unique bénéficiaire. Au demeurant, le Renard fera un jour paraître bon ce ministère du Chien, auquel il succède...
Puis (ch. IV), les charges de la cour de la Lionne sont distribuées: il n'y manque ni la Grande-Maîtresse, ni la Gratteuse, tout comme dans celle du roi il y a le Taureau, majordome, le Rhinocéros, chef des gardes, le Gros Singe, maître des cérémonies, sans parler des chefs de département et de la police, mot français
‘parce qu'à vrai dire, je ne connais en toscan mot ou terme ayant la même signification, qui nous paraît inutile pour désigner la chose: mais si nous l'avons, de quoi je ne doute pas, un mot sera certainement trouvé aussitôt.’
Vient ensuite la réception à la cour, suivi de lèche-patte (baisemain) et avec cette observation morale:
‘Le Quadrupède veut prêter hommage? - il lèche...’
Au ch. V, c'est le Couronnement, accompagné du panégyrique de rigueur du Chien. Quant au roi, s'étant fait raconter par le Singe un petit fait du jour fort amusant, il ordonne qu'on lui en raconte un autre tous les jours: dorénavant, lorsque les historiettes vraies manquent, on en invente. Dans ce chant figure aussi un incident qui, jusqu'en plein XIXe siècle, devait connaître une célébrité européenne, là même où l'on ne savait rien des Animali parlanti: la scène des pauvres bêtes qui, mouillées jusqu'aux os par un orage devant le palais, sont punies pour avoir dit ‘il pleut’, tandis que
| |
| |
le roi, peu avant, avait dit ‘la belle journée!’ et en sont réduites à balbutier:
‘Excusez notre erreur: c'est le soleil qui nous a trempées!’
Sautons le Dîner d'étiquette (ch. VI) et ce pauvre Chat noyé pour avoir chipé un morceau de la table royale, ainsi que la fondation, pour l'instruction des bêtes, d'une Académie de Cour - pur conclave arcadien! - et nous voici en plein ch. VIII: la mort prématurée du roi Lion, ses funérailles, l'oraison funèbre que le poète résume en ces peu de mots:
‘Je dirai seulement qu'il vécut et laissa vivre, et s'il ne fit pas le bien qu'il pouvait faire, il s'abstint à faire le mal qu'il aurait pu faire’,
en nous avertissant que, pour qui connaît un peu le monde, ce n'est pas un louange ironique, mais un éloge très honnête! - Son fils, le Lionceau, lion à moitié seulement (l'Âne ayant été, du vivant du roi, le sigisbée de la reine) mais, en revanche, entièrement imbécile, est encore mineur: et la régence est donc assumée par la reine-mère, qui voit ainsi, enfin, ses vues ambitieuses couronnées. Jusqu'ici, la dynastie, loin d'être brillante, est néanmoins restée dans cette fainéantise qui assoupit la conscience des sujets. Avec l'avènement de la Lionne (ch. VII), les choses ne tardent pas à se gâter. (Casti y prépare ses lecteurs en observant combien un roi électif est préférable au roi né - possible, qu'il fît allusion à la récente élection du Premier Consul, et du reste, dans tout le poème, il se reporte à des faits souvent très récents, au fur et à mesure qu'ils contribuent à faire mûrir ses jugements sur la nature des choses politiques).
Le jeune prince, secondé par la bêtise de précepteurs dignes de lui, l'Âne - toute la cour rit dans sa barbe de ce choix - et le Perroquet, maître de langues, est tenu loin des affaires et s'en tient à des jeux puérils (encore, Lipi du Cublai); la Lionne-mère fait la pluie et le beau temps. Ne trouvant pas, dans le sage Chien, l'instrument aveugle qu'il lui faut, elle le dépose et appelle à prendre son poste le Renard, le plus triste intrigant de la cour. Dès ce moment, s'ourdit une nouvelle Iliade lourde de menaces pour le règne quadrupède, destiné à finir mal avec un gouvernement si déplorable.
Car - nous voici au ch. X - le nombre des rebelles au cruel despotisme du Renard augmente de jour en jour. La bourrasque rugit, se condense. D'où tant d'éléments de désordre? Ici le poète prend pour cible les motifs divergents, les convoitises carrément contradictoires, qui meuvent les soi-disant républicains, unis
| |
| |
seulement dans la négation, incapables à se concerter sur un plan concret (ib., str. 80-81):
‘Ils étaient d'accord à s'appeler République, mais o Ciel! quelle république?... Ce troupeau féroce de brutes, cruel, rapace, avide... Ah, si vous n'êtes qu'une foule malsaine et corrompue, stupidement présomptueuse, restez donc en monarchie! à vous convient alors le règne dur, les chaînes tyranniques, le joug de fer!’
En voilà pour les excès populaires; en vérité, il n'en fait pas grâce. La Terreur était passée depuis peu... Le beau nom de République non plus ne retient plus Casti; en cela aussi, il prouve qu'il a bien observé son temps.
Les mécontents grossissent donc les rangs des ennemis de la couronne dirigés par l'Éléphant frustré; il y a ceux du Chien irrité par l'oubli ingrat de ses services, ceux de la Tigresse, éloignée de son poste de Grande-Maîtresse pour avoir été la rivale en amour de la reine. Le Renard astucieux ne se dissimule pas la gravité du danger et pense bien à y remédier en créant un service avisé de mouchardage; jusqu'à ce que, coupant court à toute attente, il expédie une armée contre les ‘Clubistes’, qui ont pris le maquis, se défendent vaillamment et font un grand carnage dans les rangs des Royalistes commandés par le Mulet. Alors le Renard, voyant sa force insuffisante, recourt à la ruse (ch. XI) et, après avoir vaincu l'hésitation de la reine par des instances et par un message fictif du Gran Cucù (divinité majeure des animaux imaginée par le poète), attire les ennemis dans une embûche, éventée d'ailleurs à temps par le Chien et retournée contre ses auteurs.
Pour masquer la faillite de son stratagème, le Renard accuse de délation et met à mort le Babiroussa, son ennemi personnel, et pour détourner l'attention de son insuccès (ch. XII), il seconde à la cour la sensualité vulgaire et donne large incitation au vice et au libertinage, de sorte que
‘... tandis que la guerre civile brandit son flambeau et qu'un quadrupède massacre l'autre, sévit à la cour galante l'intrigue amoureuse’.
Afin de colorer d'une touche shakespearienne la scène sanglante où se résoudra la haine des belligérents, le spectre du roi apparaît une nuit au Chien et l'incite à venger sa mort, précipitée par la Lionne ‘avec l'oeuvre et le conseil’.
Et voilà naître les Alliances! (ch. XIII). Les Oiseaux suivent la cause des Royalistes, les Reptiles celle des Clubistes. Les Amphibies, sous la direction du Crocodile hypocrite et pleurnichard, se déclarent neutres (ch. XIV). Neutralité intéressée! Mais la malchance poursuit décidément les Royalistes qui ont pourtant, avec eux, les Insectes, fort utiles pour l'approvisionnement; la faute en est pour- | |
| |
tant, en grande partie, de l'intolérance à la cour, et de la suspicion du Renard qui (ch. XV) décrie comme cagnazzo (partisan du Chien) tous ceux qui, comme le Paon, délégué par les Oiseaux au champ royal, se permettent d'exposer librement leurs opinions sur la guerre et sur l'opportunité de certaines alliances (se rappelle-t-on la suspicion de ‘jacobinisme’ de Vienne?) Le bipède peu prudent étant contraint à un départ insalutato hospite, tous les étrangers suspects étant éloignés, l'union avec les Oiseaux en reste assez affaiblie, les Royalistes plus pauvres d'appuis que jamais. Il existe encore à la cour, par une sage entremise du Cheval, un parti de conciliation (ch. XVI), mais le Renard entame les négociations avec tant de mauvaise grâce et avec une jactance telle, que le Chien rejette avec mépris les propositions d'un accord.
Les envoyés du Renard vont alors (ch. XVIII) consulter le Corbeau, prophète du Gran Cucù et grand sycophante du poème, pour savoir quels sont les augures. C'est ici que s'offre au poète l'occasion d'exposer sa ‘Mythologie des animaux’ ou Zoolatria, parodie vivace quoiqu'un tantinet cousue de fil blanc du Clergé et de l'Église. - Pourtant, même le présage du Corbeau est défavorable. Le Renard ne cède pas pour si peu: transformant le mauvais en bon, il appelle, par un manifeste magnifiquement traître, tous les sujets sous les armes. Levée en masse! accompagnée d'une parodie atroce, de la main de Casti, du jargon politique, comme ni Voltaire ni Montesquieu n'en avaient encore songée.
Entre temps (ch. XIX), un tout autre hôte, d'un exotisme délicieux, est arrivé pour suivre ces préparatifs de guerre dont le cri est parvenu jusqu'aux plus lointains parages. C'est l'Orang-outan, régent du Mindanao en qualité de Statholder (sic) de la République des Singes des îles de Sumatra, Java, Bornéo etc.... Celui-ci, profitant des avantages qu'offre l'incognito (cfr. p. 177, ‘comte Falkenstein’), voyage sous le nom de Comte Babouin: d'un pavillon voisin à la loge royale, il regarde le défilé des troupes - mais c'est encore le Renard, jaloux de sa faveur, qui sait le dégoûter et le faire décamper.
Or, voici que l'action, qui s'était par trop retardée en des épisodes détaillées, inutiles au développement des faits, se restreint et se ranime. Ch. XX: les deux armées campées l'une vis-à-vis de l'autre sont prêtes à en venir aux mains. Un défi de la Tigresse, rapporté à la Lionne par le Lynx, de se mesurer en un duel ‘à la romaine’ (sic) pour mettre de telle façon une fin à la guerre, est rejeté, encore que la Lionne ne s'y montre pas contraire: le Renard la convainc à propos qu'il ne sied pas ‘que les rois risquent la mort, tant qu'à l'envisager, il y a des sujets!’
Dans la description de la bataille qui suit (ch. XXI, XXII),
| |
| |
Casti sait concentrer heureusement les forces dernières de sa merveilleuse fantaisie. Ugoni lui-même, si sévère sur d'autres points, s'en montre enchanté:
‘Le vieux poète ne fut jamais encore échauffé de tant de fougue d'imagination qu'il n'en déploya dans le récit de la bataille rangée et des rencontres particulières entre les champions’.
Et en effet, toute la science du zoologue, heureux des noms fantastiques d'animaux récemment inclus dans la faune mondiale par les recherches des Linné, Brisson, D'Aubenton, Buffon, Lacépède et d'autres, dont Casti avait déjà fait étalage dans les chants précédents, il la montre ici en observant les instincts différents de ses bêtes luttant à mort; mais jointe, cette fois à la plus vive et grotesque fantaisie politique, inspirée au poète par son aversion profonde de toute guerre, et culminant en cette grandiose, et presque prophétique, prévision des engins modernes d'extermination:
‘E si spera che un dì...’
‘Et l'on espère qu'un jour, l'art qui invente les instruments de mort deviendra si ingénieux et si heureux en vue de l'extermination totale des vivants, que facilement, en une seule guerre, elle dépeuplera la terre de la moitié’.
Au bout de cette journée, traitée en parodie d'Homère, les Royalistes sont défaits, le jeune Lionceau tombe victime de sa propre bêtise et de la formidable trompe de l'Éléphant qui, ayant vu tomber son petit ami le Tapir, prend l'air burlesque d'un Achille pour rire. - Après d'interminables démarches, où le récit languit de nouveau, après que la Lionne (ch. XXIII) s'est évanouie devant une vision effarante de la Liberté - le Renard en profite pour se faire renouveler les pleins pouvoirs! -, le Crocodile, lui, réussit enfin à conclure un armistice. Un Congrès général (ch. XXIV) est convoqué dans l'île d'Atlantide pour la négociation, par des légats, des modalités de la paix et pour pourvoir à la succession au trône laissé vacant par la mort de Lion II.
La discussion (ch. XXV) se limite finalement entre le Renard, qui soutient la confirmation du pouvoir à la Lionne, et le Chien, représentant des Républicains. Mais voilà qu'au plus beau du congrès (ch. XXVI), une tempête effroyable, accompagnée d'un raz de marée, se lève: l'île est engloutie par la mer, et avec elle tous les députés, sauf le Cheval, mené à bon port par le miraculeux Oiseau-Roc envoyé par Dieu. La Vertu, seule, retrouve la voie du salut. Les autres animaux, sauvés du nouveau déluge universel, perdent par la volonté même du Gran Cucù l'intelligence et le don de la parole. Déliés de tout frein social, ils s'abandonnent désormais
| |
| |
à la licence la plus immodérée. - Le poème se termine par la tirade de morale pragmatique, non privée peut-être d'une certaine sincérité de sentiment:
‘Viens, sainte Raison! resplendis bénévole, rayon de vérité, resplendis et disperse l'ignorance et le préjugé antique qui encombre les coeurs et l'esprit humains - et avec toi, que la vertu fasse retour parmi nous et prenne séjour sur la terre!’
Ceci, strictement, pour la charpente, solide, de l'immense poème.
Après le chant final, on en lit un autre, composé pour être mis en tête, comme Prologue, mais ensuite relégué à la fin: Origine dell'Opera. C'est une de ces explications fantaisistes relatives à des ‘manuscrits trouvés’ et à la filière de vicissitudes étranges, par lesquelles ils ont passé, choses dont le siècle de Casti raffolait. Naturellement, cette Origine, elle aussi, est d'intention parodiste: le poète y attribue l'ascendance de son poème à un écrivain ‘préadamitique’ et fait l'histoire du parchemin archaïque contenant les gestes animaux dans ce temps qui n'a jamais existé; pour terminer en narrant comment le précieux document passa d'une main dans l'autre:
‘Le Bramin [gardien des textes sacrés] remit les emblèmes antiques à l'Anglais [qui les lui avait achetés aux Indes!]; de celui-ci, il passa dans le ventre de la baleine [au cours d'un naufrage]; puis, ce fut Bartolommeo Gianfichi (!) qui les acheta, Ciondolone les eut après lui, puis Valerio, et enfin celui-ci m'en donna connaissance, ainsi que moi, je la donne à vous’.
Parodie, innocente pour une fois, de la manie d'authentifier les sources, dont on aimait alors entourer ses trouvailles. Ainsi soit-il. Nous, en tout cas, nous ne nous y laissons pas prendre - nous nous en tenons au poème, qui se documente suffisamment de soi-même.
* * *
Charpente solide, disions-nous. Vaste et bien nuancée la matière qui perd à être résumée, mais qui aurait aussi gagné si le poète, en en serrant les proportions, en avait condensé le meilleur suc (il s'en excuse finement dans sa Préface en disant qu'étant trop avancé d'âge, il ‘n'avait plus le temps d'être bref’...!) Un et simple, par contre, le fil principal autour duquel s'entrelacent les épisodes et les scènes. Le choix du roi absolu, la régence de la Lionne, la haine des clans et les luttes civiles, l'intervention des autres puissances et la guerre finale conduisant à la destruction générale, voilà des éléments essentiels qui constituent un cycle dynastique et social déroulant son histoire à travers toutes les phases imaginables. Mais à côté de ces points qui déterminent l'organisme politique, il y a la
| |
| |
structure intime de la société humaine vue dans la manifestation de ses actes et dans la réalité de sa vie; et, dans la conscience de cette réalité, l'inconscience de la vie des cours, presque le pivot autour duquel s'agitent à peu près tous les intérêts des animaux, par ambition et par égoïsme.
C'est dire que Casti a vraiment transporté, dans le monde antédiluvien de ses bêtes, le conflit, auquel il avait assisté, de l'ancien régime avec les nouvelles formes successives républicaines et parfois libertaires: le conflit de la Révolution française. Mais, quoique n'ayant plus assisté à l'avènement de l'Empire, il a tiré d'une façon dépassant les faits de France ses conclusions amères sur le sort final d'une liberté vouée à la perte par la bêtise et par la cupidité des ‘comités’. C'est, enfin, la Raison d'État, c'est l'État-polype lui-même, guidé par une politique au-dessus de tout jugement moral et justifiant tous les délits, qu'il a dénoncé en vrai visionnaire.
Pour ce qui est des trônes, ses maximes n'étaient pas nouvelles. Après Aristote, Platon, Dante, Machiavel, Botero, Campanella, tous les penseurs et historiens politiques du XVIIIe siècle l'avaient précédé. Certes, chacun tirait du Prince ce qui convenait à sa manière de voir, Rousseau l'appelait le livre des républicains, Alfieri l'élevait jusqu'aux nues et y trouvait toute justice et liberté; Frédéric II le détestait et écrivait son Antimachiavel. Mais les idées restaient toujours des idées, tandis que le monde suivait inexorablement son cours. Telle était la situation des hommes, telle devait être la politique aussi. Les vicissitudes de l'histoire avaient préparé l'ordre social au cours des siècles, pour des raisons diverses et multiples - les mêmes vicissitudes devaient en préparer le tragique bouleversement.
Or, Casti, en s'attaquant en profondeur et avec système aux travers sociaux, ne les a pas attaqués dans une partie seule de l'organisme politique: il y ajoute le développement d'une série de faits qui, dans leur ensemble, suffisent à en mettre en lumière chaque particule même éloignée, et en même temps, leur pérennité. Les rumeurs des assemblées, où la phraséologie règne et où le zèle est mû par l'intérêt; l'inutilité des charges qui doivent rehausser les splendeurs ineptes; la division des classes, avec toujours la prépotence en haut, les humbles et utiles en bas, exclus d'emplois et d'honneurs; le cérémonial ridicule des lois ‘graves et sacrosaintes’; la passion de la mode soit dans le port de la barbe, soit dans le vêtement, soit dans l'emploi d'une langue universelle; le vide des Académies pompeuses et grandiloquentes; la basse vénalité des écrivains et des poètes soumis au tyran momentané; la Police secrète d'état surtout, ‘invention pour importuner tout le monde afin qu'un seul puisse dormir’; les gazettes (inventées par la Gazza, la pie!) officielles, divulgatrices d'officiels
| |
| |
mensonges, la mauvaise foi de tous les congrès; enfin, en résumé, l'incompatibilité totale de la politique et de la vertu - voilà un tableau de motifs satiriques bien plus vaste qu'on n'en eût encore connu un. Dans les paroles du Renard, ce Machiavel des animaux, où il fait profession de ses théories détestables:
‘Chè probità, virtù, pubblico bene
Son chimere ridicole e infantili...’
combinées avec la magnifique parodie du jargon politique du ch. XVIII, Casti a visiblement escompté les Marat, les Fouquier-Tinville, les Fouché de ses dernières années de vie. Même, lorsque Paisiello, vieil ami retrouvé à Paris, lui reprochait en 1800 d'avoir inséré dans son poème un ‘Chien corse’ à cause des ruines causées par Bonaparte en Italie (cfr. Andrea della Corte, Paisiello, Torino, Bocca 1922, p. 222-3), il lui répondit ironiquement d'être prêt à y faire figurer, au lieu du Chien corse, un agnelet timide et innocent. Il ne le fit pas, naturellement. Le vieux poète n'était plus homme à en faire démordre.
| |
La pensée politique
Vivant dans un monde qui se gargarise des mots de Paix et de Guerre appartenant désormais, eux aussi, au ‘jargon politique’, nous serions injustes d'en vouloir à Casti de les avoir encore pris au sérieux et de bâtir tout son édifice de haine contre les ‘tyrans’ sur son dégoût profond et parfaitement sincère de la guerre. C'est de son siècle. Dans une Europe qui avait vu, en murmurant, se renouveler, après la paix d'Aix-la-Chapelle de 1748, les dévastations et les hécatombes, qui était écrasée sous les impôts, saignée à blanc par la présence des armées permanentes, où seule, la Guerre de Sept Ans avait coutée la vie à un million d'hommes, où Frédéric de Prusse faisait de son royaume une ‘caserne universelle’ (P.T., ch. IX), où Catherine de Russie envoyait ses soldats au carnage par centaines de milliers pour ses guerres turques, où enfin l'impérialisme de la Révolution recommençait le jeu commencé par les absolutismes, il ne peut étonner que le poème d'un homme, qui en avait vu de toutes les couleurs, vînt rejoindre le choeur des écrits invoquant la paix et la fraternité entre les hommes. L'idée d'Henri IV, reprise en 1712 par l'abbé de Saint-Pierre, puis par les Encyclopédistes, par Rousseau, avait semblé un instant se réaliser. Montesquieu fulminait contre l'ardeur belliqueuse. Kant écrivait (1795) sa Paix éternelle, Jeremy Bentham en était même arrivé (1789) à un amour pour toute la création, à une philanthropie universelle. Du reste, qui lit dans Candide, chap. XX, la phrase sur le ‘million d'assassins
enrégimentés’, a de la peine à penser qu'elle est du même
| |
| |
homme qui se vantait de l'amitié de Frédéric et de Catherine. En Italie même, les Doria, Genovesi, Filangeri, Gasp. Gozzi, le noble Carlo Gastone della Torre di Rezzonico, plusieurs poètes lyriques, ainsi que des satiriques ou burlesques comme Fagiuoli, Vettori, Baruffaldi, Passeroni, prêchaient sans cesse l'aversion de la guerre.
Il y avait, d'autre part, les défenseurs acharnés de l'absolutisme, dans le sillage des idées de Hobbes, écrivains liges à la monarchie, à la toute-puissance de la royauté et, presque toujours, convaincus de la nécessité des guerres. En France seulement la révolte continua à fond, le reste du continent gisait là dans l'abattement et la passivité. Le XVIIIe siècle finit par un hymne à la Liberté, mais précisément dans ses dernières années, en plein renouveau idéal, est porté le plus grand sacrifice au despotisme - la Pologne sombre. En vain, l'Autriche avait tenté de la sauver; Vienne se laissa arracher en déc. 1792 une déclaration (basée sur l'offre d'un échange de la Bavière contre les Pays-Bas méridionaux) qu'elle consentait au partage de la Pologne sans participation de sa part. Mais lorsqu'un mois plus tard, la Russie et la Prusse signent le traité et occupent aussitôt la Pologne, il ressort des termes vagues au sujet des intérêts autrichiens, que ce pays avait été trompé. Le comte Cobenzl servit de bouc émissaire. - Et tout cela, tandis que la France, devant défendre les armes à la main sa jeune liberté, reconstituait ses armées en une puissance nouvelle.
Pour comprendre tant de pages des Animali parlanti et le sens politique aigu de notre poète qui en ressort, il faudrait lire et relire les Lettere politiche di G.B. Casti publiées par Em. Greppi, dont nous avons eu occasion de parler. On y voit tout le venin de discorde qui séparait les Alliés et qui les empêchait, comme ils l'auraient voulu, de ‘rétablir l'ordre’ à la faveur de l'anarchie où se débattait la France. Vienne était contre une action commune en Lorraine par peur de la mauvaise foi prussienne. Frédéric, de sa part, était contre le projet autrichien d'une campagne en Alsace et refusa son appui; ou mieux, craignant que l'Autriche et la Russie ne s'accordassent à ses frais, il quitta le Rhin avec une bonne partie de ses forces et marcha sur la Pologne; et ainsi, malgré le brillant commencement de la conquête de la Belgique, la guerre, en cette année 1793, ne mena à rien (cfr. Lettere politiche, cit., pp. 143-144). Par contre, commença, deux ans après, le troisième démembrement polonais, et cette fois, l'Autriche tira son épingle du jeu, mieux que la Russie.
Voilà les conditions dans lesquelles Casti commença à écrire son épopée. Connaissant, lui, l'état des choses, il ne se fit pas d'illusions sur la réalité, le caractère toujours offensif, tendu vers la conquête, l'expansion, la domination, des guerres dont le type défensif, dit-il, est bien rare (An. p., ch. XXV, str. 32):
| |
| |
‘Titoli invece abbiam...’
‘Par contre, nous avons des titres qui justifient à merveille la guerre, même offensive; ligues, aides, pactes de famille, droit, succession, prérogative, équilibre, frontière, contingence, commerce, garantie, prééminence...’
Certes, les Clubistes rebelles à l'absolutisme combattent au nom de la liberté... mais de quelle liberté? Chez eux aussi, aux idéaux moraux et sociaux se substituent des vues et des appétits de pouvoir! Non pas la liberté, selon Casti, pousse les peuples à la tuerie, mais la haine, les rivalités, les ambitions des quelques-uns qui tiennent les leviers de commande. Et le poète, ne sachant comment s'épancher, en attribue même indirectement la faute à l'humanité esclave de ses maîtres; lesquels, sans remord ni risque, n'hésitent pas à immoler des milliers de gens.
Dans le ch. XIX, il ne tourne pas seulement sa pointe contre les théories de Hobbes (str. 55):
‘Un certo animal...’
‘Un certain animal de philosophe griffonna avec gravité un volume pour prouver que la guerre, loin d'être un fléau, un désastre, comme quelqu'un prétend, est, et a toujours été, par son essence, l'état naturel de tout ce qui vit’,
mais il éclate ainsi (str. 61):
‘Ah se pur anche...’
‘Ah, quoique - o lie littéraire - tu ne cesses pas encore de cracher tes blasphèmes atroces, parce que la terre et l'air t'y suffisent jusqu'ici, que ma voix devienne un feu ardent pour réduire en cendres les écrivains et les écrits qui soutiennent les délits publics!’
Jamais ne manquent ni les prétextes, ni les excuses pour les invasions et pour dépouiller les faibles:
‘Che due potenti, anche fra lor nemici...’
Même si deux puissants, fussent-ils ennemis l'un de l'autre s'accordent, c'est le même refrain: la conquête de tiers - autre allusion nette au partage de la Pologne.
Monde des animaux? Mais comment! Monde des hommes, voilà ce que Casti voit surgir sous sa plume. La satire politique, amère jusque dans son burlesque, jaillit spontanée de son coeur indigné et lui procure, dans le pessimisme de sa conviction, presque le plaisir de nier et de détruire. S'aperçoit-il que d'autres ont déjà commencé l'oeuvre de sa pioche, que sur les ruines des vieilles institutions se lève depuis quelque temps l'esprit d'une ère nouvelle et que commence à se réaliser, bien ou mal, le principe de ce renouveau, nonobstant toutes les contrariétés sanglantes qu'il rencontre? On
| |
| |
dirait que non. Pour lui, le monde des hommes va à sa ruine et il la mérite pleinement comme peine de son injustice et de son outrecuidance. Qu'on lise les str. 82 et 83 du ch. XXII:
‘Mirate, anime ree, di quanti orrori...’
‘Regardez, âmes méchantes, de combien d'horreurs... de quels carnages vous êtes les auteurs détestés. - Vous, qui aviez faim d'une telle boucherie et qui trouviez plaisir au deuil, aux larmes d'autrui, repaissezvous maintenant de la vue de vos victimes, o race infâme: vous étiez avide de sang, eh bien, buvez le sang!’
et il pense même aux tyrans noyés dans le sang bouillant de l'Enfer dantesque et il voudrait les y jeter aussi, pour lesquels il n'y a d'autre peine qui suffise à leur cruauté.
Nous venons de le dire: à Casti, comme à tant d'autres, échappait, non point sans cause, la vision de l'avenir et de la poussée irrésistible que la Révolution avait désormais donnée aux idées neuves. Qu'est-ce qui apparut, en effet, aux contemporains des perturbations de la France, sinon l'horreur des massacres, la tyrannie de la Convention, la folle frénésie de tuer? Où était l'élan idéal? L'Europe assistait abasourdie à l'immense tragédie, sans en comprendre l'importance ni en prévoir les effets lointains. Le mouvement, il est vrai, se propagea au-delà des frontières, mais en en diffusant surtout la contagion de la folie assassine. Les Français avancèrent au nom de la liberté des peuples et de la fraternité, mais les ‘crimes commis au nom de la Liberté’ causèrent de profondes désillusions même chez les sympathisants. Et Casti fut de ceux-ci.
| |
Les allusions
Après ce que nous venons de dire, il est clair que ceux qui ont voulu voir, dans les Animali parlanti, le désir de Casti de se moquer d'une cour déterminée se sont trompés; et même en substituant ‘les cours’ à ‘une cour’, comme le fait Sindona, on n'est qu'en partie dans le vrai. Il est indéniable que notre poète ne perd pas une occasion d'introduire dans son récit une attaque ou allusion malveillante à l'endroit du pouvoir monarchique, et le principe même de ce pouvoir, sa transmission héréditaire et invariable, paraît contesté dans les discours du Chien républicain. Nous croyons cependant exagéré de ne vouloir chercher, dans toute la longue zooépie, que l'oeuvre nettement satirico-politique d'un homme de parti. Vers la fin de son poème (ch. XXIV), Casti nous parle d'un complot fomenté par certains animaux dans le but de restaurer une plus ancienne théocratie (la Cucucrazia!); la conjuration est découverte, les mécontents sont châtiés impitoyablement; et, à ce propos,
| |
| |
Casti n'hésite pas à reconnaître que les punitions ont été trop sévères: c'est une allusion visible à la terrible loi des Suspects, rendue par la Convention le 17 sept. 1793, rapportée le 4 oct. 1795, et qui ouvrit la porte aux pires excès.
En réalité, Casti ne saurait être accusé de partialité, car son oeuvre n'a aucune prétention historique; on ne saurait pas davantage lui faire un mérite d'une impartialité qu'il ne possède pas. Nous dirons du reste que dans le poème il y a, certes, des allusions à des faits réels, à des personnes connues - connues au poète! -, des épisodes qui, probablement, ont vraiment eu lieu, mais ce sont des détails et des nuances, et d'ailleurs, après toutes ses pérégrinations, Casti devait avoir présents à l'esprit des souvenirs particuliers. La présence de telles allusions ne veut pourtant pas dire, comme le prétend Tocci, que la valeur satirique y perd parce qu'ayant trait à des faits d'intérêt restreint, comme il n'est pas vrai non plus que l'oubli où est tombé le poème confirme la nature de la satire qu'il cache. Serait-ce peut-être le premier cas où une oeuvre littéraire répondant à des objectifs généraux est en même temps riche d'épisodes, de détails, d'allusions aux petits faits de la réalité vivante? Et peut-on vraiment appeler privée, personnelle, la satire des Animali parlanti? Casti, prévoyant la manie des lecteurs à voir partout des allusions personnelles, a donné dans sa préface l'avertissement qu'on sait. Il est vrai, d'autre part, qu'il opposa, au projet de Da Ponte de publier à Londres une édition du poème pourvue d'une ‘clef’ des allusions, la défense absolue de donner suite à l'‘idée infâme’ consistant à publier des visées inexistantes; et que cette protestation fut un peu trop chaleureuse pour
paraître tout à fait sincère. Mais qu'est-ce que cela prouve? Les allusions sont là, nombreuses, en partie voulues par l'auteur, en partie insérées au hasard, au gré de l'opportunité ou du pittoresque - mais elles ne constituent pas, répétons-le, le fond du poème. Et si les Animali parlanti ont connu l'oubli, ce n'est pas par manque de compréhension générale ou par déficience de valeur idéale ou de force de la pensée, mais c'est à cause de la disgrâce où tomba la renommée de l'auteur et à la succession des événements qui dépassaient les intentions du poème. L'oeuvre, effectivement, ne sembla plus ‘correspondre aux temps’ et fut oublié bien vite, tandis qu'elle avait connu une fortune inimaginable auprès de ses contemporains.
Comme pour le Poema Tartaro, nous osons dire pour les Animali parlanti: que ce sont ces ‘temps’, que c'est la superficialité politique et l'optimisme veule du XIXe siècle, qui s'y sont trompés.
Il est difficile, faute d'indices sûrs par suite du nombre extraordinaire des personnes et des faits de l'ouvrage, d'établir avec précision la relation historique des allusions. Il nous paraît, p. ex., que
| |
| |
l'on trouve dans le Lion-roi des attitudes, qui pourraient rappeler Ferdinand II de Naples, dominé par sa femme et par la cour de celle-ci, mais d'un autre point de vue, elles pourraient aussi avoir trait à Joseph II. Cette dernière supposition a l'air d'être moins logique; elle gagne en force, cependant, par le lien qu'il y a entre les vertus du Lion (A.p. VII, 33-34) et les louanges à Joseph (P.T. X, 8 s.). Tocci croit voir, dans la Lionne, Marie-Caroline de Naples, jalouse de la Tigresse (la princesse Iaci!); Sindona, par contre, en considérant la clique autour de la Lionne, pense plutôt à Catherine II, inférieure en rien - soit en vanité, soit en favoritisme - à la Lionne. On voit bien, que Casti ne visait pas une seule cour, qu'il prend son mal où il le trouve! Les rumeurs que la mort de Lion I soit imputable à sa femme (A.p. VII, 80 s.) réflètent fidèlement les conditions de l'avènement de Catherine, Pierre III ayant été étranglé par les sicaires de sa femme commandés par Alexis Orloff (cfr. Bianchi-Giovini, chap. 44). La Lionne met au monde, des oeuvres de l'Âne, un bâtard, un monstre (A.p. XII, 120-121, 128): les bâtards de Catherine sont en nombre, dont Bobrinski fut même la honte de sa mère (Bianchi-G., chap. 50). La reine-régente (A.p. VIII, 7) ‘fe' legge promulgar...’ - fit promulguer une loi, aux termes de laquelle son fils ne serait reconnu majeur avant qu'elle ne l'eût formellement reconnu comme tel; et Bianchi-Giovini reproduit (chap. 82) la loi de Catherine sur la minorité de son fils Paul, presque identique à celle de la
Lionne; de même, le Lionceau, tout comme le prince Paul, est laissé à ses vices, ‘parce qu'on voulait le tenir éloigné des affaires de l'état’ (A.p., VIII, 115).
Nous avons vu que Casti, en blâmant plusieurs fois les alliances méchantes des forts faites au détriment des faibles, fait allusion au partage de la Pologne et, aussi, aux coalitions des puissances contre la France révolutionnaire.
Le brouillamini des intrigues autour de la question polonaise et le jeu d'atouts des trois grands l'un contre l'autre, préjudiciable à l'Autriche, étaient tels que Casti ne s'y retrouvait plus et qu'il écrivit le 17 oct. 1793 à Greppi (Lett. pol., cit., p. 221):
‘Sommes-nous, oui ou non, amis de la Russie? sommes-nous, oui ou non, amis de la Prusse? Ces deux nations, sont-elles, oui ou non, d'accord entre elles? Ont-elles, oui ou non, des vues contre nous? L'abaissement de l'Autriche est-il, oui ou non, leur but?’
Or, si le poète, dans les Animali parlanti encore, vise vraiment la cour de Russie, alors les Oiseaux - avec qui les Royalistes ne font une alliance que sur la base d'appui réciproque - pourraient être les Prussiens, et la visite du Paon serait celle du prince Henri de Prusse à Saint-Pétersbourg (cfr. P.T., IX). Dans le Poema Tartaro,
| |
| |
il est vrai, Casti dit que Renodino (Henri) avait été mandé par son frère pour concerter des conquêtes. Dans les Animali parlanti par contre, la visite du Paon n'aurait été qu' ‘un prétexte’. Mais il n'y a pas là de contradiction intime, car le Paon, accusé de cagnazzismo (sympathies pour le Chien) préfère quitter la cour - ce qui n'est pas conforme à la vérité relative au prince Henri, mais un poète peut se permettre une interprétation pareille - et du reste, dans le P.T. aussi, Renodino finit par mettre en accusation Catherine et son entourage! (P.T. IX, 25-26). Le seul point difficile à expliquer dans le cadre total du poème, est la visite de l'Orang-outan, voyageant sous le nom de comte Babouin et qui est venu (pensez bien!) pour arranger avec la reine-mère le mariage de leurs enfants: pourquoi cette visite au moment où tout est préparé pour la grande guerre? L'incident est inutile, on pourrait s'en passer, à moins que Casti n'ait voulu s'en servir pour se moquer des princes habitués à voyager incognito pour des fins politiques et plus spécialement de la visite faite par Joseph à Catherine en 1787, à Cherson (Crimée), sous le nom du comte de Falkenstein (Bianchi-G., p. 482).
S'il est impossible de mentionner et d'expliquer toutes les allusions du poème, relevons-en toutefois une seule, où il s'agit de faits et de personnes dans lesquelles Casti peut avoir puisé son inspiration.
La rébellion ‘clubiste’ représente évidemment les premières phases de la Révolution de Paris, quoique Casti juge, par pessimisme politique, l'homme soumis à l'ambition et à l'intérêt, qu'il n'ait aucune confiance dans la façon dont on allait réaliser en France les nouveaux idéaux de l'époque et n'attende autre chose que la ruine sociale (cfr. Lett. pol., cit., p. 234). Tocci croit voir dans l'alliance Royalistes-Insectes une référence ‘au traité d'alliance par lequel la Prusse et la Russie promettaient d'aider de toutes leurs forces l'Autriche contre la France’; dans la compilation du vocabulaire politico-diplomatique, une ironie contre l'Encyclopédisme s'efforçant en vain à opposer la Raison aux adeptes de la tyrannie, et - mais là il n'y a rien à redire - dans les accusations de cagnazzismo, shibboleth employé contre tout homme ne pensant pas de manière orthodoxe, le jacobinisme. Les Amphibies pourraient être, selon lui, les Anglais... mais la ressemblance, à vrai dire, ne va pas très loin.
Dès les premiers alinéas de notre chap. X sur le Poema Tartaro, nous avons montré d'autres éléments et points de contact, communs aux deux poèmes. Il ne faut pourtant pas en exagérer, ainsi que fait Sindona, la cohérence intime. Disons, néanmoins, d'un thème où ils se recontrent plus intimement, et qui est représenté, dans les Animali parlanti, par la ‘Mythologie des animaux’ du ch. XVIII. Mythologie sui generis, qui paraît être mise en batterie par plaisanterie; mais qui, pour l'esprit attentif, révèle l'intention d'arracher
| |
| |
même par la force le masque d'hypocrisie par lequel les ordres religieux et les hiérarchies cléricales couvraient leurs ambitions et leurs convoitises. Ce n'est point, nous l'avons dit, contre la religion comme telle que Casti porte ses coups, non point contre la pure croyance en Dieu, mais contre les institutions, les classes ecclésiastiques, la corruption des supérieurs, les appétits des inférieurs. Attaque qui, d'une manière générale, n'a rien d'étonnant, mais qui peut paraître étrange venant d'un prêtre qui porte encore la robe: or, le fait n'est pas du tout rare chez les abati du dernier Settecento, très souvent hostiles au clergé réactionnaire et opposé à la nouvelle philosophie des ‘lumières’. N'oublions pas que la liberté de pensée avait allumé la révolte contre l'intolérance religieuse, renforcée par les mesures prises par le pape Clément XII, avec l'appui d'apologistes fort capables, contre les nouvelles idées. D'autre part, les conditions de vie du clergé, ignorant, immoral, vénal, avide de biens et de plaisirs, offraient ample matière à des censures: même un critique pondéré comme Natali (op. cit., p. 68) nous rappelle ‘les turpitudes des couvents de Prato, les bals, les festins, les conversations galantes des monastères de Venise et les gestes érotiques de Casanova’. C'étaient en premier lieu les adeptes du jansénisme, type italien, qui se dressaient contre ces conditions; or, nous avons vu que Casti, rentré avec l'âge dans une mesure qu'il n'avait pas toujours observée, était par l'esprit assez affilié à ce courant de réforme radicale au sein de
l'Église. Dans cet ordre d'idées, il continue dans les Animali parlanti un procédé commencé, avec bien moins de délicatesse, dans les Novelle: il n'en est ici que plus efficace, à condition d'être vu au-dessus de tout préjugé.
| |
L'art
Même de celui de l'Art, qui lui aussi peut, parfois, donner lieu au préjugé.
Quelques idées générales concernant l'art dans le poème doivent, en effet, partir de la constatation que, pour l'aspect littéraire aussi, l'ouvrage a une importance singulière parmi les genres cultivés au XVIIIe siècle. Non seulement Casti a élevé à la dignité de l'épopée l'humble fable si diffusée en ce temps. Il a fait - et lui seul - la parodie de cette comédie humaine dont il avait été l'observateur attentif; il a aussi tenté, sous une forme nouvelle, la satire du poème épique, genre qui en Italie, avec lui, descendit au tombeau. S'il n'a pas réussi entièrement dans ces deux derniers objectifs, c'est qu'il s'est trop confié à la grande facilité de son vers, et surtout à la promptitude de son esprit endiablé, à la verve de ses allusions et à la vivacité de son image. Pour cela, on pourra discuter son poème tant qu'on
| |
| |
veut; mais celui-ci sera toujours un titre suffisant à sa renommée. Il avait, sans doute, une vision sobre et tout à fait sereine des défauts de ses qualités, mais il lui manquait les conditions premières pour y remédier. Il lui y manquait le temps, et il y fut empêché par ses traits caractéristiques, plus que toute autre chose par sa prolixité, et puis par l'absence de ce que Bertòla appela ‘l'ingénuité de la fable’, et ce que nous traduisons par: naturel du développement, et naissance spontanée d'une réflexion subjective d'un fait donné.
Ugoni a trouvé, pour le charme et pour les défauts du poème, une formule intelligente. Le vieux poète, a-t-il dit, fut un impatient (et ajoutons-le, plus impatient qu'aucun jeune de son époque!) Dans cette oeuvre encore, il est l'improvisateur génial, ayant conservé vibrante la veine d'invention, et la grossissant et la renforçant d'un demi-siècle d'expérience. ‘Un fleuve de vers découle de lui avec la même facilité qu'autrefois, dans les cercles, les paroles. Il attrape au vol les premières images, les premières pensées, pour ne pas attendre les secondes, puis il y ajoute celles-ci et encore les troisièmes’. Ayant répété ces paroles pour la ‘mécanique’ de la création, ajoutons que la quantité même de la matière du poème, plus descriptive que narrative et pour cela peu adaptable aux lois communes de l'épopée, la foule des personnages dont quelques-uns ne sont pas bien justifiés dans le cadre général, le manque de ces faits extraordinaires, mythiques, légendaires indispensables à une épopée et que Casti ne sut évoquer dans une société contemporaine, sont parmi les tares qui dénient aux Animali parlanti l'honneur d'une place à côté de la Commedia ou du Furioso. Ne perdons pas de vue, cependant, qu'à l'égard de la forme aussi, il est essentiel de voir l'oeuvre dans la lumière de son temps.
Il y a encore, inévitablement, la fatigue et la monotonie de l'obstination à revenir aux mêmes idées. Par le fait que le poète donne lui-même, et non pas par la bouche de ses bêtes, la critique et la morale de beaucoup de faits racontés, il arrive enfin - tout comme un simple fabuliste - à un effet didactique qui, au fond, n'était certainement ni dans ses intentions, ni de son goût!
Et malgré cela, les Animali parlanti sont un vrai poème, unique en son genre par l'ampleur de l'allégorie: la représentation la plus vaste qui existe de la société du xviiie siècle considérée dans ses aspects les plus variés qui, par moments, dépassent de loin leur époque.
La critique s'est ensuite attaquée, indistinctement, au style du poème, en le disant flou, négligé, plein d'idiotismes (cfr. Bertòla, op. cit., p. 52) et de néologismes. On ne peut le nier absolument, et si le fait n'est pas excusé par la grande facilité de la composition dont Casti abusait, il est au moins dissimulé par la limpidité et la fluidité
| |
| |
du vers; tandis que les néologismes - mot traître et souvent injuste - sont généralement adaptés avec une justesse merveilleuse à l'idée qu'ils veulent exprimer. D'ailleurs, Ugoni déjà a trouvé le joli mot ‘que même une élégante robe de chambre ne va pas si mal au style familier de pareilles compositions...’ Du point de vue de l'esthétique moderne, le poète a encore moins besoin de justification. Sans compter qu'il n'était nullement un puriste de la langue, que l'usage fréquent d'idiomes étrangers et que ses longs séjours hors d'Italie avaient affranchi son vocabulaire et auront sans doute apporté dans celui-ci quelque chose de populaire, il n'adressait pas son oeuvre aux personnes doctes, non pas aux académiciens et aux critiques pédants, mais au ‘Tiers État’, à la bourgeoisie, et à l'esprit de l'homme qui sent, rit, profite de la vie et réfléchit. En plein classicisme, il fit figure de ‘populiste’!
C'est dans ce but aussi de frapper l'esprit que, parfois, il inséra dans son poème des vers, empruntés directement à d'autres poètes, connus de la masse:
Chi mi darà la voce e le parole... (X, 1, v. 1) |
Vincasi per virtude ovver per frode, |
E' sempre il vincitor degno di lode (XI, 4, v. 5-6) |
Per servir sempre, o vincitori o vinti (XIV, 43, v. 6) |
L'un contro l'altro s'armano in lor danno (ib., 45, v. 5) |
Non io se cento bocche e lingue cento... avessi (XXI, 64, v. 1) |
Di sangue avida fosti, e sangue or bevi! (XXII, 83, v. 4) |
E cado come corpo morto cade (XXIII, 11, v. 6) |
Chi è causa del suo mal pianga sè stesso (XXV, 17, v. 4)... etc. |
Enfin, quant aux taches, habituelles chez Casti, d'une licence dans les situations et dans le langage, si elles ne manquent pas tout à fait dans son oeuvre maîtresse, elles se résument ici à un seul chant, à vrai dire à ces quelques sixains où le poète décrit les ‘galanteries de la cour léonine’. Et si quelqu'un voit encore le moyen de s'en offusquer, qu'il lise ce que Casti répondit à Da Ponte lorsque ce dernier lui annonça son intention d'en préparer, en Angleterre, une édition ‘épurée’ de ce qui pourrait offenser les chastes filles d'Albion:
‘... que Dante parle de culo d'une manière bien moins décente que moi... que l'Arioste ne se fait pas scrupule de dire carrément puttana... et que d'auteurs bien moins graves que ceux-ci, l'Angleterre en est pleine. Autrement, les lecteurs anglais ne devraient certainement pas lire les auteurs grecs et latins, ni les écrivains français pour ne pas se heurter à culbuter, reculer, cul-de-sac, etc....’
Le poème eut un succès immense: peut-être parce qu'on y vit l'ineffable vision de la ruine d'un passé terrible et encore proche qui,
| |
| |
peu à peu, inexorablement, se dissolvait sous la pression de la conscience d'hommes libres et, provisoirement, victorieux.
Peut-être c'est ce triomphe que portait avec lui le Cheval magnanime sur la croupe de l'Oiseau envoyé par Dieu dans le cataclysme final; peut-être, ce triomphe, le poète le prévoyait réalisé dans une nouvelle phase de l'histoire du monde, où le genre humain vivrait dans plus de droiture et plus de justice.
Si c'est ainsi, nous devons y voir un autre titre à la gloire d'être d'une actualité durable.
| |
Casti et Leopardi
Une fortune posthume, que nous ne pouvons passer sous silence, attendait Casti, comme pour compenser l'oubli immérité où tombaient son nom et son oeuvre principale. Le chantre du Genêt, en veine de faire de l'épique, devait retracer dans ses dernières années (1833-1837), sur la trame des Animali parlanti, la fable de ses Paralipomeni della Batracomiomachia, sans obscurcir pour cela le nom de Casti, ou plutôt (ainsi Carducci, préf. à l'Atta Troll di Heine) en lui restant nettement inférieur au point de vue satirique. Et même, si Leopardi, pour ce poème, a repris le plan et pas mal de détails aux Animali parlanti, nous reconnaissons clairement dans la façon dont, en continuant la guerre pseudo-homérique, il déguise les noms de partis et de chefs par des désignations fictives, l'artifice du Poema Tartaro (Senzacapo-François Ier; Rodipane-Louis Philippe; baron Camminatorto-Metternich, etc.). Naturellement, chez Leopardi, ce peu de médisance inhérent à la satire qui, pour polémiser, doit par force exagérer les caractères qu'elle décrit, ne manque pas non plus. Quant au mètre, Leopardi se tint à l'octave du Tartaro et ne suivit pas le sixain des Animali parlanti.
Ainsi, un caprice bizarre du hasard a voulu rapprocher, ne fût-ce que pour un instant, le rire moqueur du plaisant abbé toscan, et la douleur irrémédiable du plus malheureux des poètes italiens.
M. Charles Dejob (dans: Revue des Cours et Conférences, VI, 1898, pp. 226-235) a porté à l'attention d'un public étranger le parallélisme des deux poèmes. Il a relevé entre autre, comme différence avec le Roman du Renart, le fait que tous deux sont beaucoup plus amers que l'oeuvre médiévale, et il donne de ce fait une explication assez originale. Ce qui parut le surprendre davantage, c'est la place que tient l'ironie dans les deux poèmes italiens: c'était bien la première fois dans la littérature d'Europe - sans en excepter la française avec le Lutrin de Boileau, de bien moindre poids - qu'on voyait dans un poème si considérable l'ironie continuelle et sérieuse employée comme procédé littéraire.
| |
| |
Quoiqu'une confrontation approfondie des poèmes de Casti et de Leopardi ne soit pas dans nos intentions, relevons pourtant quelques points où ils se rapprochent; B. Zumbini (Saggi critici, pp. 6-7) nous y a précédé. Leopardi a pris aux Animali parlanti l'idée d'un vaste dessein afin de représenter allégoriquement une histoire de faits humains, avec une grande richesse de caractères et de situations, et encore, avec de longs raisonnements où l'auteur trouve sa place personnelle et manifeste directement sa pensée (conditions qu'on ne rencontre pas dans le poème grec antique). Quant aux détails, Leopardi emprunta à Casti la fiction d'un manuscrit antique contenant l'histoire qu'il raconte (Paral. VIII, 42; A.p. XXVI, 4); l'idée de se servir de l'Atlantide pour la géographie, avec un passage piquant sur Platon (Par. VIII, 34; A.p. XXVI, 82 s.); l'application de la loi salique au règne des bêtes (Par. I, 16; A.p. IV, 12); certaines plaisanteries comme la comparaison de la Souris polyglotte à Mezzofanti, là où Casti avait comparé le Renard à Machiavel, et l'idée de faire d'une autre souris un comte (Par. II, 17 et I, 34; A.p. IX, 56 et XIX, 114). Modelées ensuite, sur celles des A.p., les identifications de personnages du poème avec ceux de l'histoire ou de la poésie antique. Notons aussi que Leopardi, qui avait autrefois écrit ne pas croire qu'Homère fût l'auteur de la Batrachomyomachie, montre ici au contraire qu'il le croit tel: évidemment pour puiser à la même source comique que Casti. Dans les deux
poèmes, des apostrophes semblables à la Vertu, parfois avec les mêmes mots (Par. V, 47 s.; A.p. XI, 118 et XXVI, 101), les mêmes protestations afin que les lecteurs s'étonnent de ce que les coutumes des bêtes antiques soient identiques à celles de l'homme moderne (Par. IV, 1 s.; A.p. XVI, 2).
Le fait d'avoir été suivi d'aussi près, dans son grand poème, par un Leopardi, n'est pas un compliment trop menu pour Casti, ni pour qui le considère, après tant de critiques maussades, comme digne d'intérêt. Certes, on sait que le poète du Pasteur errant de l'Asie ne fut pas de l'étoffe d'un épique. Pourtant, sa vaste lecture, son érudition immense, lui conféraient une faculté de discernement incomparable, et si son pessimisme peut lui avoir inspiré des sympathies pour l'humble prédécesseur, il a aussi, précisément par son isolement au-dessus de la lutte entre classiques et romantiques sévissant autour de lui, gardé une certaine sérénité à l'égard des pudibonderies littéraires des hommes du Risorgimento, trop prêts à flétrir la mémoire de l'auteur des Animali parlanti.
Quant à un Stefano Tosti (Fanfulla della Domenica, 13 févr. 1910) qui, après la ‘première’ du Chantecler de Rostand, en célébra la noblesse et l'élévation de pensée comparées au scepticisme et à l'‘obscénité’ du poème animal de Casti, qu'on nous permette de le
| |
| |
plaindre. ‘Le vieil abbé Casti’, écrivit-il, ‘représentait, dans un siècle de rébellion politique, une société en décomposition. Aujourd'hui, à la faveur des libertés politiques consolidées...’
Restons-en là. Quatre ans après, le ‘million d'assassins enrégimentés’ de Candide se remit en marche, décuplé. Pour ce qui est de la ‘consolidation’ de notre état d'hommes libres, rêvée par notre pauvre abbé, nous l'attendons toujours.
|
|