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IX
Un théâtre de bonne humeur: les Drammi per musica
Le mélodrame, grand style, n'avait pas eu de véritable poète autre que Métastase. Ni un Frugoni, ni un Rolli ne possédaient un don pour le théâtre comparable au sien; et si le livournais Ranieri de' Calzabigi, qui connaissait à fond le métier scénique, avait commencé, avec l'Alceste et surtout avec l'Orfeo que le grand Gluck mettait en musique sur les indications du poète, par distribuer d'une main plus heureuse que Métastase les ariettes et les récitatifs au bout de chaque scène, il avait fini par retourner fidèlement, et médiocrement, aux exemples donnés par Apostolo Zeno et par Métastase lui-même. Bien avant la mort de ce dernier (1782) le mélodrame entrait dans sa phase ‘musicale’, où l'art du poète comptait à peu près pour rien vis-à-vis de la musique. C'est alors que Joseph II vit le moyen de faire écrire ‘d'abord la musique et puis les paroles’, ainsi que s'intitule le gracieux divertissement théâtral de Casti, dont il sera question tout à l'heure, et dans lequel le maestro dit:
‘La mia musica ha questo d'eccellente
Che può adattarsi a tutto egregiamente’.
C'est alors aussi qu'à l'art mélodramatique s'ouvrit la voie vers une renaissance sur un autre plan qu'auparavant, plus léger, mais aussi, peut-être, plus naturel.
L'oeuvre théâtrale de Casti fut un fruit de son âge mûr. Elle naquit par la force des circonstances plus que d'une poussée instinctive. Nous avons vu que, jusqu'en 1783, il n'avait encore rien écrit pour la scène: et pourtant son protecteur le plus direct à la cour de Vienne, le comte Rosenberg, occupait parmi d'autres offices celui de directeur des spectacles de théâtre qui - suivant Da Ponte - coûtaient à l'empereur 80.000 florins par an. Il faillait vraiment, pour inciter notre abbé à poétiser pour la scène, l'encouragement de Paisiello, de retour de son séjour septennal à St.-Pétersbourg. De ce moment (1784) datent les premières lignes de ces onze ‘drames’ d'intention plus ou moins comique, dont un inachevé, qui confèrent à Casti une place spéciale dans l'histoire de la comédie italienne et dont nous avons maintenant à nous occuper.
À Naples, où le drame musical avait trouvé un terrain extrêmement propice, les ‘opéras’ de Métastase continuaient à être applau- | |
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dis. Cependant, depuis une quarantaine d'années après l'introduction de la tragédie pour musique, il s'était développé dans cette ville, de l'intermezzo comico qu'on insérait entre les actes du mélodrame, la comédie musicale, appelée plus tard en France ‘opéra bouffon’ ou ‘bouffe’ pour la distinguer de l'opéra (tragédie pour musique) proprement dit. Le genre n'était pas entièrement neuf, ni spécifiquement napolitain. Sa naissance remonte, en effet, à l'Anfiparnaso d'Orazio Vecchi de Modène, représenté à Venise en 1597. Pourtant, jusqu'au XVIIIe siècle, le dramma buffo avait traîné sa misère çà et là auprès des diverses nations, sans jamais jouir d'une vitalité vraie. Ou bien il versait dans la basse bouffonnerie, dans la trivialité, dans la licence satirique, et était interdit (en Angleterre, en Espagne!); ou il s'agrégeait, sacrifié, à d'autres formes dramatiques; ou il se changeait en vaudeville, comme chez le Français Monnet (1752); ou, enfin, il abondait en fantastique et en extravagant, tout en s'abâtardissant dans les drames sérieux du Settecento, lorsque les impresarios exigeaient du poète un libretto qui ne fît du mal à personne, donc une chose de mi-caractère, soit d'aucun caractère du tout. Ce n'est pas que l'Italie manquât, bien avant la moitié du siècle, de bons mélodrames comiques. Qu'il suffise d'attirer l'attention
sur la magnifique production napolitaine (citée largement par M. Scherillo dans sa Storia letteraria dell'opera buffa napolitana, Milano 1883), qui fut capable de déclancher une vraie révolution musicale en France avec La Serva Padrona de G.A. Federico, mise en musique par Pergolesi, et qui connut de véritables chefs-d'oeuvre tels que Patrò Calienno de la Costa (1709, premier en date) d'Agasippo Mercotelli (identique peut-être à l'avocat Niccolò Corvo), ou que Il Socrate immaginario et La Pietra simpatica de Giambattista Lorenzi. Mais il reste néanmoins que, à part cette production presque toute en dialecte napolitain, et sans oublier quelques bonnes choses, brèves pourtant et isolées, de Gigli, de Métastase, de Goldoni, de Calzabigi, un poète de mélodrames bouffons, qui écrivît dans la langue générale d'Italie avec originalité, n'avait pas encore surgi. Or, ce poète fut, précisément, Casti, qui, en suivant la tournure satirique déjà prise par l'opéra bouffon de Naples et aussi parce que sa nature s'adaptait à merveille à la satire, eut le mérite de donner une empreinte neuve au genre, de faire du mélodrame comico-satirique, de purement napolitain qu'il était, un genre commun à l'Italie entière.
Il en eut des louanges de la part de personnes très cultivées, aussi de celles qui ne lui pardonnaient pas les défauts de ses autres ouvrages. Un Foscolo (Prose letterarie, vol. IV, pp. 54 ss.), critique impitoyable des Novelle et des grands poèmes, appelle Casti ‘auteur heureux d'opere buffe: (je) ne sais si son Re Teodoro... ait jamais été égalé’, et ailleurs (Saggi di critica, vol. I, pp. 137 ss.): ‘Il en écrivit
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peu (!), mais ce sont les seules (opere buffe) qui plaisent même sans accompagnement de musique...’ Et l'abbé Andrès, dans sa Lettera sulla letteratura di Vienna (1785, p. 187), écrit: ‘... c'est l'abbé Casti qui a introduit le bon goût et un nouveau genre de style dans les opere buffe... (elles) ont rendu estimable ce genre de poésie qui, jusque là, ne méritait pas la moindre considération’. - Et, pour ne plus citer Goethe, ravi des deux Teodoro de notre poète, référonsnous pour une fois à Stendhal qui, dans ses Promenades dans Rome (éd. Paris 1873, lettre du 19 juin 1828), en parlant du Catilina, s'écrie:
‘... ce n'est qu'un libretto d'opéra; mais quel génie! quelle fougue de bonne plaisanterie! et celle précisément dont la musique augmente l'effet! Cette plaisanterie, qui compte sur l'ivresse de l'imagination, peut se permettre les allusions les plus hardies; elle suppose et fait naître la folie de la gaieté...’ - et ensuite, au sujet du Cublai: ‘Non, il n'est pas vrai que l'on meure de rire, puisque nous avons pu résister à cette lecture faite par un mime excellent. Cublai est une plaisanterie pleine de feu sur la Cour de Russie et son étiquette’.
Du vivant de Casti, trois de ses pièces seulement, Il Re Teodoro in Venezia, La Grotta di Trofonio et Prima la musica e poi le parole, furent publiées. De la lettre d'Andrès, puis d'Ugoni et de Mazzatinti, on savait depuis longtemps qu'il en existait d'autres que ces trois, et en plus des comédies Catilina et Cublai Gran Kan de' Tartari parues dans une édition des Poesie drammatiche à ‘Filadelfia’ = Turin peu après la mort du poète, et de Li Dormienti contenue dans une Raccolta de' drammi giocosi del sec. XVIII (Milano 1826), dont l'original avait été cédé par le patricien milanais Don Giulio Beccaria, qui le tenait de l'auteur. Ces autres comédies, qui restent donc inédites, sont: l'Orlando furioso, Re Teodoro in Corsica, Rosmunda, Lo Sposo burlato et l'inachevée Bertoldo, dont la première se trouve, avec Cublai et Li Dormienti, dans le ms. 1391 de Paris, puis dans le ms. 1626 avec Rosmunda, Re Teodoro in Corsica (en copies), Lo Sposo burlato et Bertoldo (en autographes). Seules, Prima la musica..., Re Teodoro in Venezia et La Grotta ont été mises en musique et représentées; Lo Sposo burlato paraît avoir connu l'honneur de la composition; les autres pièces n'y arrivèrent jamais jusqu'à ce jour.
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Il Re Teodoro in Venezia, melodramma in 2 atti (1784)
Premier en date, ce ‘drame héroï-comique pour musique’ (c'est le sous-titre des éditions) est, pour la satire, l'un des plus fins parmi les drammi buffi de Casti, et de beaucoup le plus célèbre: au point que, selon Ugoni, on le représentait encore en 1856 sur les scènes de France et d'Italie; succès dû aussi, d'ailleurs, à la délicieuse musique
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de Paisiello, dont la section ‘Musique’ de la Bibliothèque Nationale à Paris conserve une partition impeccable. L'origine en est aussi curieuse que le sujet et le développement.
Joseph II lui-même, en effet, fut l'instigateur de cette oeuvre de son poète. L'empereur avait rencontré le roi de Suède, Gustave III, durant son voyage à travers l'Italie, où le prince suédois avait donné le piètre spectacle d'un roi sans argent. Certainement aussi pour plaire à son alliée du moment, à Catherine II qui détestait Gustave, son adversaire impuissant, Joseph suggéra alors à Casti, par un distique de sa facture (qu'on trouve tel quel dans la scène 1:
‘Senza soldi e senza regno
Brutta cosa è l'esser re’,
de faire allusion à ce contraste ridicule sous le voile d'un bizarre fait historique, qui forme un épisode satirique du Candide de Voltaire (chap. XXVI). C'est celui où Candide et son fidèle Martin se trouvent à table, à Venise, avec six inconnus dont chacun se fait appeler ‘Majesté’ par son valet, et qui ne sont autres que les potentats dépossédés, mais riches - moins le sixième, ce fameux Théodore baron de Neuhoff, d'origine westphalienne, qui avait été, à deux brèves reprises (1736 et 1738), roi risible de la Corse.
Ne consacrons ici que peu de lignes à ce hobereau fantaisiste, dont les exploits aventureux hantaient les chroniques de son siècle. Disons simplement, qu'équipé du nécessaire en Tunisie par son ami, le baron de Ripperda, ex-Hollandais et ministre déchu du roi d'Espagne, il sut profiter de l'éternelle rébellion des Corses contre Gênes pour se faire couronner souverain par eux. Mais il fut bientôt chassé de l'île et, couvert de dettes, incarcéré à cause d'elles d'abord dans notre République, puis en Angleterre, il vint mourir misérablement à Londres, le 11 décembre 1756; Horace Walpole lui y érigea, dans le cimetière de Ste. Anne de Westminster, un tombeau portant cette épigraphe qui en dit long:
‘The grave, great teacher, to a level brings
Heroes and beggars, galley slaves and kings.
But Theodore this moral learn'd ere dead:
Fate pour'd its lesson on his living head,
Bestow'd a kingdom, and deny'd him bread’.
Voltaire était alors à la mode - ceci pour l'opportunité de la source. Du reste, la figure de Théodore se prêtait parfaitement par elle-même à la satire, même sans le concours de Gustave III, à qui il est fait allusion dans l'action. Mais Casti sut accroître encore la bizarrerie de la scène de Voltaire, en y introduisant des choses prises au vif, ayant trait à un monarque contemporain, plus notable par donquichotterie que par puissance, et dont il avait, comme
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d'habitude, étudié le caractère avec l'intention de le tourner en dérision.
L'intrigue du drame se base sur les trois personnages principaux: le Roi, le marchand Sandrino, et Lisetta, fille de l'aubergiste Taddeo. Les autres: le sultan déposé Acmet, Belisa soeur de Théodore, et son ministre Gafforio (sous le nom de Garbolino, mais c'est toujours le fripon Ripperda!), complètent le tableau. À Venise, Théodore est aux abois: à court d'argent, il doit se tenir caché par peur des Génois qui ont mis sa tête à prix. Il tombe amoureux de Lisetta, et Taddeo veut le contraindre à payer son dû. Gafforio cherche à tourner l'obstacle en faisant comprendre à l'hôte que Théodore est un roi et désire épouser sa fille: l'imbécile de Taddeo, pris de vanité, ne demande plus son compte. Pendant ce temps, Acmet, qui lui aussi habite l'auberge, tombe amoureux de Belisa, une sotte qui veut le réduire aux gentilles manières européennes. Lisetta, fiancée de Sandrino, s'accommode d'abord mal des voeux de son père qui la voit déjà reine; puis, croyant, à cause d'un équivoque, que Sandrino est épris de Belisa, elle se soumet par vengeance et repousse son amant. Sandrino, qui avait en main des traites contre Théodore, comprenant enfin le pourquoi de cet abandon, se venge alors en faisant emprisonner par Missier Grande, soit le procureur de la République, au plus beau d'un festin, le soidisant roi des Corses.
La comicité du Re Teodoro est développée de trois côtés différents. Dans Théodore lui-même, le burlesque est déterminé par la succession des événements qui le porteront en prison. Dans Acmet, le comique est dans le grotesque: habitué au pouvoir illimité, à la présomption orientale, le voici mené en laisse par Belisa et se plier bon gré mal gré à ses caprices. Dans Taddeo enfin, c'est le ridicule classique par niaiserie; pris au piège par Gafforio, qui lui fait prendre des vessies pour des lanternes, il est dupe de sa vanité à y perdre jusqu'à l'intérêt dans ses propres affaires.
Sans doute, l'élément bouffon de l'action est donc bien planté sur trois caractères, comiques chacun de sa façon, et le brio trouve à s'y répandre largement. L'intrigue de l'ouvrage est aussi bonne, et les épisodes s'entrelacent avec un naturel brillant. La scène 4 de l'acte I, entre Lisetta, Sandrino et un choeur de jeunes filles, est typiquement anacréontique et rappelle ces poésies lyriques, spécialement les Cantate, où Casti montrait déjà une tendance pour le mélodrame. Dans la sc. 12 du II, Théodore raconte à Gafforio une vision effroyable qu'il eut en songe de ‘la Dette’: nous recontrerons une épisode semblable dans Catilina (II, 7), quand le héros voit en songe la Patrie sanglante lui reprocher ses délits. Lorsque, dans la finale, étincelante, Acmet dit à Théodore ‘Farem la colletta’ (nous allons
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faire la collecte), Casti fait allusion aux subsides sollicités par Gustave de Suède auprès de la Sublime-Porte pour pouvoir faire la guerre à la Russie...
Le Re Teodoro, représenté avec le plus vif succès devant Joseph II et la cour de Vienne, l'an 1784 même, conquit puis en quelques mois les premières scènes d'Europe; traduit en français par Dubuisson, il fut donné pendant trois mois au Théâtre de Versailles; Marie-Antoinette en raffolait. Da Ponte peut donc dire que le mélodrame de son adversaire, pour lequel la cour déserta sur le coup son Ricco d'un giorno mis en musique par Salieri (cfr. p. 69), ‘tout en étant ni chaud ni intéressant, ni comique ni théâtral, plut à l'excès (parce que)... les chanteurs et chanteuses étaient excellents’; et Casanova peut dire plus de vilenies encore: il n'en est pas moins vrai que, dans le genre, le premier-né dramatique de Casti est une chose, sinon parfaite, du moins des mieux réussies.
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Re Teodoro in Corsica, dramma in 2 atti (1786-1787).
Parler ici du deuxième Teodoro, c'est enfreindre, pour le besoin de la logique, la chronologie, que Casti lui-même d'ailleurs n'a pas respectée, puisque, s'il s'agit du frère puîné du Teodoro in Venezia pour la composition, il en est l'antécédent pour l'histoire traitée. Le brillant succès obtenu par le premier libretto au sujet de Théodore avait dû pousser le poète à en retracer ensuite l'épisode principal. En effet, dans une lettre, inédite, du 20 avril 1786 à Paolo Greppi, il écrit:
‘À Naples, où je passerai une bonne partie de l'hiver prochain, je pense à faire mettre en musique par Paisiello la 2e, ou plutôt la 1e, partie du Teodoro, à laquelle je travaille’.
Dommage que Paisiello n'ait jamais donné suite à ce voeu de Casti; peut-être que le comique dont abonde cet opéra bouffe, si original, si plein de gaîté et d'intérêt, aurait inspiré au grand musicien un autre chef-d'oeuvre!
Après nous avoir montré son roi déchu, son OEdipe errant, à Venise, Casti nous le présente, dans Re Teodoro in Corsica, débarquant en Corse avec le rusé Gafforio, originaire de l'île. Les autres personnages ont changé, de même que la scène qui se passe à Aleria, où l'illustre compagnie met pied à terre. Théodore apporte peu d'argent; il en promet beaucoup plus, avec une flotte, des armes, des hommes armés. Ainsi, il parvient à se faire élire roi. Un insulaire violent et sombre, Ciaferro, supporte fort à contre-coeur cette domination, et, comme il advient dans des cas pareils, Théodore, ivre de pouvoir au point de vouloir aussi accaparer la fiancée de Ciaferro, Rodegonda, fait éclater une révolte dirigée par Ciaferro, par sa
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fiancée batailleuse et par Pinello, ambassadeur de Gênes resté clandestinement dans l'ile pour l'amour d'Elisa, soeur de Rodegonda; et Théodore est chassé par les patriotes de l'île ardente, qui pourront se vanter dorénavant d'être de la trempe à donner au monde un dominateur, non à en recevoir un...
Ce bref résumé ne rend que faiblement justice à l'intrigue riche en fantaisie, inventée par le poète, ni au joli jeu de tempéraments et de caractères, ni à l'enchaînement ingénieux de scènes gaies et sérieuses qu'on trouve dans ces deux actes, où parfois les noms des personnages correspondent aux noms historiques (cfr. le roman de F.D. Guerrazzi, Pasquale Paoli, 2a ed., vol. 1, Milano, M. Guigoni 1864, pp. 139 ss.). Regardons-y donc d'un peu plus près.
Dans I, nous voyons l'ambassadeur Pinello offrir aux chefs corses réunis la paix et l'oubli des erreurs commises, en échange d'un acte de soumission; mais sur la demande de Ciaferro, il n'en sera rien, la guerre reprendra. Ce qui ranime surtout le courage des Corses, c'est l'annonce de l'arrivée prochaine d'un sauveur de leurs libertés, ce fameux baron de Neuhoff. Même avant que le voilier, qui porte Théodore, ne pointe à l'horizon, le ‘faiseur de rois’, Gafforio, confie à son fidèle serviteur Carlone son idée intime: si un jour Théodore voulait renverser le tremplin qui l'a aidé à monter, lui, Gafforio, s'emparerait du pouvoir! Débarquement, acclamations, joie populaire - pourtant, Ciaferro reconnaît déjà, dans le nouveau venu, le charlatan. Un faux baron de la suite de Théodore, Bertaccio, interrogé sur le compte de son chef, donne cette réplique magnifique et évasive:
‘E' questi un uomo/ Unico al mondo,
E' un primo tomo/ Senza il secondo;
E' un capo d'opera,/ E' uno stupor!’
Et politicien, et philosophe, et bon garçon, et guerrier terrible - personne n'y trouve à rabattre. Le scénario, toujours changeant, nous initie alors, dans la maison de Gafforio, qui est le père de Rodegonda et de la douce Elisa, aux affres de l'amour et du devoir patriotique, où se débattent les deux couples amoureux, dont le fiancé génois a quelque raison de se voir menacé par Ciaferro et son amazone. Mais c'est l'amour aussi qui viendra à leur secours: celui, inconsidéré, de Théodore pour la fière Rodegonda. Ainsi, tandis que Carlone, en distribuant de l'argent à la populace, doit préparer le terrain pour l'élection au trône, Ciaferro, sorte de Brutus petit format, médite la révolte. Et voici, après force promesses de Théodore, la grande scène du couronnement sur la plage, auquel les deux couples, dont Pinello camouflé en Corse, assistent narquois. La couronne ‘des anciens rois de la Corse’ faisant défaut (et pour
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cause!), on ceint l'auguste front de laurier - comme à Rome. Et dans les acclamations, les amoureux mêlent leur cri moqueur:
‘Re più baggiano/annali e storie/... non possono/giammai vantar!’
Dans II, Théodore croit pouvoir s'assurer pour de bon la dignité royale, en obtenant de Gafforio la main de Rodegonda. C'est Bertaccio, espérant avoir, pour sa part, Elisa, qui s'en charge. Mais quand Gafforio - ainsi que Taddeo à Venise - en dit un mot à ses filles, celles-ci se rebellent et sont, par ordre du père, jetées en prison, d'où la sédition ourdie par Ciaferro et Pinello, ennemis devenus frères, viendra bientôt les libérer, en même temps que la Corse de son roi fantoche et éphémère.
Le ms. 1626 de Paris contient deux copies du Teodoro in Corsica, assez différentes entre elles, jamais dans l'essentiel. On peut en déduire que Casti, aiguillonné par son premier succès, passât une lime assidue sur son second mélodrame, bien plus, certes, que sur les autres. Si celui-ci n'est pas, pour l'intérêt, pour la vivacité de l'action, nettement supérieur au premier, il en est au moins l'égal. - À l'origine de tous les maux du pauvre Théodore, il y a encore l'amour, le fiancé de sa préférée devenant son ennemi acharné, plus fatal à lui encore que Sandrino, évincé, à Venise! L'esprit de liberté des Corses est fort bien personnifié dans Rodegonda et Ciaferro, couple en harmonie si complète de sentiments, que leur énergie en ressort davantage. La scène la plus comique est, évidemment, celle du couronnement. Ridicules, les Corses qui veulent orner leur Théodore de la couronne de rois qui n'ont jamais existé; ridicule, vrai roi de café-concert, l'imposteur même, coiffé de frondaison. Plus comique encore Théodore, pour avoir à ses trousses ce Bertaccio qui, par ses sarcasmes, souligne l'ambition sotte du patron. En somme, le coloris bouffon est offert par les trois caractères principaux: Théodore, Bertaccio et Carlone.
L'action avance, jusqu'au bout, sans heurts ni accrocs. Les événements qui, en réalité, s'étendent sur quelques mois, se déroulent ici en peu d'heures avec une facilité si ingénieuse, qu'on ne s'aperçoit pas de l'invraisemblance. Logique parfaite encore dans la succession des scènes. Si l'on doit voir parodié Brutus dans Ciaferro, Gafforio est un Richelieu minuscule, et quoique ces deux figures aient l'air d'être traitées au sérieux, ce n'est réellement que pour accentuer encore l'élément comique!
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La Grotta di Trofonio, dramma giocoso per musica in 2 atti (1785)
Tandis que, en général, dans les drames de Casti, le ridicule jaillit du contraste entre la qualité des personnages et leur façon de
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raisonner ou d'agir, qu'il y a donc toujours la parodie, et parfois le grotesque, il en est autrement dans La Grotta, qui ne prit titre d'opéra comique que pour la représentation musicale. Ici, la bouffonnerie est pour ainsi dire dans sa propre maison. À notre avis, elle n'y gagne pas. Nous ne pouvons souscrire, en effet, à l'opinion de Natali (Il Settecento) que, plus que l'intention satirique de railler la peur des arts magiques (et, ajoutons-y, aussi ces philosophes dilettantes et livresques typiques pour la seconde moitié du XVIIIe siècle), il y ait, dans cette comédie, l'amour du fantastique, que plus que satire, elle soit une fable, encore que cette opinion soit pour nous tenter. Non seulement il y a, au sujet de la Grotta, un joli Memoriale dato per celia de la main même de notre abbé, où il dit explicitement:
‘Poscia l'opera ho composta/ Della Grotta di Trofonio/
Che composi a bella posta/ Per deridere il Demonio/
Ed i magici esorcismi/ Di stregoni e ciurmatori/
Ed i finti parossismi/ D'energumeni impostori’.
Mais toute l'oeuvre de Casti, vraiment, nous le montre ennemi implacable de toute superstition et bigoterie, donc aussi de la peur des obsessions et de sorcellerie qu'il prend en mire dans la Grotta: cette peur, ces préjudices, n'étant point encore extirpés surtout à Venise lorsque Casti en écrivit, quoiqu'ils fussent déjà combattus par d'autres, comme Maffei et Tartarotti. Et des Novelle, du Poema Tartaro et des Animali parlanti nous savons la dent que Casti avait contre certains philosophes (et philosophesses) pour rire, qui influençaient souvent fort mal sur la vie sociale, faussaient le sens commun et se mettaient en travers du cours naturel des choses de l'amour.
Or, pour bonne que soit l'idée que nous avons de notre auteur en tant qu'inventeur de scénarios, nous ne croyons pas qu'en cette phase initiale de son activité dramatique, deux thèmes parallèles se prêtant si bien à la satire ne lui aient pas suffi largement. S'il y a, dans la Grotta, cet élément de ‘fable’, de fantastique, que Natali y entrevoit, cet élément n'est employé que pour résoudre le noeud de l'élément réel, et rien de plus. Pour l'ambiance ‘fiabesque’ on est loin des fantaisies préromantiques d'un Carlo Gozzo; il n'est fantaisiste que pour le besoin de la cause!
La Grotta est l'histoire d'un imbroglio causé par le pouvoir que possède l'antre du mage hirsute, Trofonio, de changer le caractère et l'humeur des humains. Il y a la philosophique et sérieuse Eufelia, dont l'ami, Artemidoro, jouvenceau faussement pondéré, aime en réalité la soeur, l'allègre Dori. Et il y a Dori avec son futur, Don Gasperone, marchand sot et ignorant. Les deux jeunes filles ont pour père Don Piastrone, négociant établi au Lévant, un fanatique
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de la philosophie. Les deux promis, Artemidoro et Gasperone, ont chacun une maîtresse trahie à leurs trousses: l'un, une aubergiste Rubinetta, et Gasperone, une danseuse rusée, madame Bartolina.
Dans I, lorsque Gasperone et Dori espèrent s'adonner tout à leurs amours, surgit presque une querelle avec le jaloux Artemidoro. À la campagne, où les deux femmes trahies, à la recherche des infidèles, ont une jolie prise de bec avec le mage, voici arriver les deux couples, dont les hommes, vite reconnus par les intruses, jouent naturellement tout de suite des jambes. Mais ce faisant, ils entrent et rentrent dans la grotte, ainsi que font bientôt les jeunes filles, les amantes âgées, et jusqu'à Don Piastrone lui-même, subissant tour à tour l'étrange effet de cette grotte, par lequel le ou la philosophe devient gai, le gai méditatif, et rentrant et sortant dans l'autre sens change encore d'humeur et de pensée; et voilà (II) née une confusion inextricable, où Eufelia se croit peintre et Dori grande actrice, épouses futures et reniées d'Artemidoro et de Gasperone, changeant - comme eux - de propos à chaque moment et provoquant fureurs et déceptions et à leur tour furieuses et déçues à cause des humeurs changées des hommes. Confusion augmentée encore lorsque Trofonio entre dans le jeu, se met dans la peau du pauvre Piastrone, distribue les femmes au nom de celui-ci et consent, lui-même, à épouser Bartolina...
L'élément le plus réussi et amusant de cette fantaisie élégante d'extrême Arcadie réside dans la satire de la foi en un surnaturel de bazar, et dans celle des philosophes banals. Dans I et II est développé le miracle de la grotte - un antre semblable fut célèbre, jadis, dans la Grèce antique! -, dans II, spécialement, l'équivoque suscitée par le mage agissant en faux Don Piastrone. Mais l'action, qui traîne dans l'attente d'un deus ex machina, donne lieu parfois à des répétitions forcées, d'où monotonie; d'autres fois, pour obtenir le varié par le même moyen, à des irrégularités. S'il n'est pas vrai que le II soit une doublure du I (comme Ugoni a dit en suivant le jugement de Da Ponte), un rapprochement de la Grotta du premier Teodoro n'est point en faveur de celle-là: dans Teodoro, l'action est comique parce que le fait continue à se développer; dans la Grotta, l'action, pour être comique, doit rester toujours stationnaire, et avec l'action stagne l'intérêt.
Le côté bouffon se trouve dans les obstacles, qui empêchent Gasperone et Artemidoro d'atteindre le but de leurs désirs. D'autre part, l'intention du poète de railler les sorcelleries ne prend pas, dans son drame, une forme satirique: bien au contraire, c'est justement la puissance de cet art qui, entre autre, sert à contenter Artemidoro et Bartolina à la barbe de Don Gasperone! Combien supérieure, à cet égard, la scène 11 de l'acte II du Socrate immaginario
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de Lorenzi, avec lequel la Grotta a des points de contact et où Casti peut très bien avoir trouvé quelque inspiration, le Socrate étant de 1775!
Pris comme satire, le libretto nous paraît le plus faible de Casti; pris comme mélodrame, il est plein de petites imperfections et il est soutenu en grande partie par le brio particulier de certains épisodes. La lettre du poète au comte Greppi, du 20 avril 1786, où il paraît enclin à préférer la Grotta au Teodoro, nous semble donc témoigner du faible que chaque écrivain a pour son dernier né. Mis en musique par Antonio Salieri - dont c'est une des meilleures partitions; une autre Grotta, par le napolitain G. Palomba sur le modèle de Casti, a été mise en musique par Paisiello -, représenté pour la première fois à Vienne en 1786, la scène y est censée se passer en Béotie, et les noms et quelques caractères de personnages ont changé aussi; le tout, naturellement, pour servir à l'effet théâtral. Dans la partition, qu'on trouve, elle aussi, à la Bibl. Nationale de Paris, remarquons la magnifique ouverture en forme de marche ‘orientale’, et, surtout, la sinfonia durant les évocations de Trofonio aux esprits.
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Prima la musica e poi le parole, divertimento teatrale in 1 atto (1786)
‘Qui donc voit clair dans un opéra? - Tout y est pêle-mêle! - On le fait chanter pour que les gens n'entendent pas le texte...’ -
Ceux qui parlent ainsi, sont les serviteurs de la comtesse, jolie protagoniste de Capriccio, ‘pièce à conversation en un acte’ (libretto des maîtres Clément Krauss et Richard Strauss, musique, brillante, du compositeur même d'Électre) qui triompha au Festival de Salzbourg en 1950. Oui certes, la trame en est plus complexe que dans le divertissement de Casti, dont nous avons quelques mots à dire. Si l'idée en est reprise, formulée presque identiquement, et en italien encore: ‘Prima la musica, dopo le parole’ (hélas, sans référence à son inventeur, même qu'on a fait l'action se passer en... 1775!), la question de savoir à qui la primauté, du poète ou du musicien, se joue ici sur deux plans simultanés, plan artistique, plan amoureux. Pour le reste, la course des deux hommes vers les faveurs de la comtesse reste indécise, tout comme l'art, conscient, de la parole, et celui, inconscient, de la musique, arrivent en même temps; de sorte que, apparemment, les deux obéissent à une seule loi qui les tient liés...
Ceci, simplement, pour prouver qu'un thème que notre auteur traitait lorsqu'il était d'actualité, saurait fort bien être ravivé pour
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l'émotion et l'intérêt d'un temps qu'on dit privé d'intérêt pour l'émotion.
Ne faisons pas de drame autour d'un badinage. Prima la musica... Et pourtant, Platon dit bien clair (Politeia, livre 3):
‘Il faut adapter la manière au sujet et aux paroles, non pas celles-ci à la manière et à l'harmonie. Pour cela, mettez-vous d'accord avec Damon, (vous saurez) quels pieds ou mètres conviennent plus à exprimer l'avarice, la pétulance, le fanatisme, et quels à exprimer les vertus contraires’...
Mais que vaut l'autorité de Platon, ou encore celle de la raison? Un empereur en voulut autrement, et sa volonté fut faite.
Ce divertimento de Casti fut, avec la musique de Salieri, l'éclat du Carnaval de 1786 à Schoenbrunn. Le poète en avait écrit le 24 janvier à Greppi (autre lettre inédite):
‘... Sa Majesté.. m'a chargé de faire un petit spectacle d'une heure. J'espère qu'il en sorte une chose gracieuse tant pour les paroles que pour la musique...’
On connaît bien l'anecdote que le maréchal Prince de Ligne (cfr. OEuvres choisies littéraires, etc., Genève 1809, t. 1) fut le premier à raconter et selon laquelle Joseph II lui-même en aurait provoqué le sujet, en disant un jour à Casti avoir chargé Salieri de composer une musique et enjoignant au poète d'y adapter les paroles.
‘Voici donc - dit notre abbé - le titre de mon drame et je préviens V.M. qu'Elle s'attende à voir tout le public se tourner vers Elle quand on en donnera l'annonce!’ - ‘A la bonne heure’, fit Joseph en riant, ‘allez-y!’
En quatre jours, Casti avait tenu parole. La pièce fut donnée, et Da Ponte, dans ses Memorie, vol. II, p. 88, nous fait croire que dans le rôle du poète, Casti aît décoché une flèche satirique sur son concurrent, qui publie même un sonnet par lequel il y répliqua: Casti jer sera un'operetta fe'... etc. (Qu'on note, en passant, que Casti n'écrivait jamais pour un mauvais compositeur; c'est ce dont Joseph se réclamait devant Da Ponte: ‘Casti’, lui dit-il une fois, ‘était plus malin que vous, il ne poétisait que pour un Paisiello ou un Salieri’. Car si le seul Don Giovanni de Da Ponte eut titres de noblesse par la musique de Mozart, il n'était point donné au pauvre envieux, comme à son émule, de jeter sur le papier un texte avec cette facilité et avec ce feu qui étaient en lui suprêmes: pour cela, il ne faut pas le voir sur la scène, mais simplement le lire).
Donc: un maître de chapelle et un poète de cour en viennent aux mains parce que le comte Opizio, leur patron - Joseph s'y reconnut avec raison! - exige qu'on lui compose à l'instant un
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drame à réciter et à chanter. Le maestro, aux remontrances du poète:
‘Ma pure questa musica conviene
che esprima un sentimento, o male o bene!’
répond que la musique est déjà toute faite (c'est une de ses vieilles compositions...), qu'il ne s'agit donc que de trouver les paroles qui aillent avec elle, sa musique s'adaptant à tout. Aux difficultés de la naissance de l'ouvrage s'ajoutent celles de l'exécution, le comte ayant recommandé au maestro ‘una famosa insigne virtuosa’, tandis qu'un prince, protecteur du poète, pousse ‘una ragazza brava in genere buffo’, les deux types de femmes étant très bien mis en contraste. Naturellement, tout va s'aplanir en un tour de main: le poète réussit à trouver sur-le-champ les paroles, et le cas des deux protecteurs est résolu grâce à une jolie trouvaille: la ‘virtuosa’ aura la part tragique et chantera les airs, tandis que la ‘ragazza’ trouvera son compte dans un rôle comique introduit dans l'action larmoyante.
Scherzo poétique qui, pris en soi, peut sembler un rien. Pourtant, comme satire, et la meilleure en son genre, il mérite sa place. Voilà l'autre satire, jouée et chantée, après celle, littéraire seulement, d'un Benedetto Marcello dans Il Teatro alla Moda contre le goût dépravé, l'insouciance du public et les abus consécutifs des auteurs dans le domaine du mélodrame sérieux, qui depuis longtemps souffrait de la même tyrannie du virtuosisme vocal. Il est vrai que le drame musical sérieux, plus que le bouffon, devait se ressentir de ces défauts. Dans le genre bouffon, le poète domine plus le maître de musique, et quand il s'agit de rire, le public y tient plus compte des paroles, il exige des situations comiques parce que les notes comme telles, pour gaies qu'elles soient, ne sont pas pour stimuler le rire (c'est, précisément, pourquoi Settembrini, dans Lett. ital., vol III, p. 141, crut que l'opéra bouffe ne pouvait être qu'en dialecte!) Et puis, le libretto bouffon devait aussi se trouver mieux placé que le sérieux, puisque certaines imperfections canoniques y pouvaient souvent être masquées par le comique. En partie à cause de cette indépendance relative vis-à-vis de la musique, le buffo se mit à se moquer des défauts de son frère serio: d'où une longue série de telles compositions - pour n'en citer qu'une seule, L'Opera seria, poésie de Calzabigi, musique d'Astaritta - auxquelles Casti a probablement pris quelques idées pour écrire en quelques jours son Prima la musica...
Pour le comique, ne relevons que l'exemple le plus typique, celui de la sc. 3 entre le maestro et le poète, scène si cruelle pour les incongruités mélodramatiques de l'époque. La musique étant fin
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prête, le poète cherche dans ses vers quelque chose qui aille avec elle. Enfin, il ne lui manque que deux vers pour l'accord complet avec les notes, mais: ‘... je n'ai pas mon dictionnaire des rimes sur moi!’ Tandis qu'il se creuse la cervelle à trouver la romance pour la buffa, le maestro collationne musique et texte déjà fait, mais il lit mal et déchiffre, au lieu de costato: castrato. ‘Ah! - s'écrie-t-il - le héros est donc un soprano!’ Le poète est furieux, mais il doit se résigner; le maestro l'a déjà écrit ainsi et cela reste ainsi. Il se lamente: ‘Et puis on dira que ce fut le poète qui écrivit cette ânerie!’ Et le maestro de répliquer: ‘Ce ne sera ni la première ni la dernière fois!’
Da Ponte, ayant démontré que, dans la personne du poète, Casti l'avait pris comme point de mire (‘il parlait entre autre de mes amours avec les femmes de théâtre’ - et, en effet, le poète dans Prima... a un faible pour la ‘ragazza’ bouffe!), juge encore cette opérette ‘vrai pastiche, sans conduite, sans caractère’. Bien au contraire, l'intrigue y est extrêmement simple, et le tout, sinon original, plein de vivacité comique et de verve et, en plus, d'une versification ravissante.
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Cublai Gran Kan de' Tartari, Imperador de' Mogolli dramma eroi-comico in 2 atti (1786?-1788).
Et voici le ‘frère cadet’ du Poema Tartaro, celui dont nous avons vu, au chap. V, la genèse, la croissance, la mise en musique par Salieri qui, à Paris, en reçut de l'auteur les scènes détachées. Or, ce frère cadet est, en réalité, l'élaboration scénique, sous la forme d'un burlesque hardi et violemment satirique, d'un épisode tiré du grand poème dont nous aurons encore à parler. Au chant XI du Poema Tartaro - il faut bien anticiper - Tommaso Scardassale, héros de l'action, ayant eu toutes les faveurs de Cattuna (Catherine II), mais tombé en disgrâce du fait de Totò (Potemkine) et relégué au lointain Kamchatka, trouve en ce pays lugubre, comme gouverneur, Bozzone (soit Joseph Bergler, savetier allemand qui fut le favori de Pierre 1er le Grand), qui l'accueillit humainement et, au lieu de le soumettre à des vexations, le tient près de lui et en fait son ami. Bozzone lui raconte alors les beaux jours que lui et sa femme Memma (Lisa Bergler, alors maîtresse du Czar) ont connu sous Gengiscano (c'est Pierre 1er lui-même). Ce prince, en effet, usait de toute confiance et familiarité avec eux, tandis qu'il était si redoutable en public. Il lui dit aussi comment Memma, par la suite, avait perdu son poste par l'oeuvre de Borta Iuca (Catherine Skawronskaïa, puis Catherine 1ère) et même en était morte de
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chagrin, et que lui Bozzone, disgracié, n'avait eu en compensation ce poste de gouverneur que des mains d'Ottai (Pierre III).
Voyons maintenant notre drame bouffon, représenté (à en croire M. Chilesotti dans I nostri maestri nel passato, Milano, Ricordi 1892) en 1788 avec la musique de Salieri, dont, hélas, nous n'avons pas pu trouver trace. L'horloge est retardé de trois quarts de siècle. Cublai, despote terrible, est toujours Pierre le Grand en chair et en os; Memma et Bozzone n'ont même pas changé de nom. Le tyran s'est laissé prendre en piège par cette européenne, qui se pique de dégrossir l'impérial amant et sa cour barbare - s'est laissé prendre au point de se résigner à tous les caprices de Memma, pour cocasses qu'ils soient. Bozzone, mari complaisant, se pâme dans le bien-être. Cublai a confié son fils Lipi aux soins du grand-prêtre de Fo, Posega, pour en faire un digne successeur au trône. Mais Posega, espérant, après la mort de Cublai, assurer le pouvoir à la caste sacerdotale, met tout en l'oeuvre pour abrutir Lipi, afin d'en faire plus tard son esclave docile. Cublai, croyant son fils venu à l'âge de prendre femme, traite avec le roi des Indes pour la main de la princesse Alzima, envoie son neveu, le beau Timur, chercher la belle, et au cours du voyage les deux jeunes gens s'éprennent l'un de l'autre. Présentée à Lipi, Alzima est donc bien d'humeur à s'indigner du crétin qu'on veut lui donner comme époux et en appelle à Cublai; Posega est reconnu comme un intrigant. Pour se venger de la protection donnée par Memma à Timur (qu'elle a recommandé pour la succession), Posega fait croire à Alzima que la favorite est sa rivale en amour. Mais après des explications, Cublai, cédant aux instances de Memma, choisit Timur pour héritier et lui donne Alzima pour femme,
en reléguant Posega et son fils dans la Pagode et en les chassant du royaume.
Il est évident que ce libretto, aussi allusif aux conditions de la cour amie, devait coûter au poète, à Vienne, quelques censures, surtout pour la satire ‘menue’ de certaines scènes, qui saute encore plus aux yeux. Casti feignit de ne pas voir de cause à ces perplexités officielles, même, il se réclama de l'Axur de Beaumarchais (donné à Versailles, le 8 juin 1787, sous le titre de Tarare et avec la musique de Salieri) comme d'une satire bien plus atroce contre la cour de Russie que la sienne, à laquelle, dit-il, on pourrait faire des corrections, sans pourtant en freiner la malice, donc en en faisant seulement languir l'action. D'ailleurs, Casti lui-même émenda plus tard son Cublai (voir le ms. 1625 de Paris, ff. 228-233); par contre, la dissertation du poète sur son drame, imprimée en deux langues à Vienne, séparément (Inhalt des Cublai, etc.) nous est restée inaccessible; il semble qu'elle soit pratiquement introuvable.
Dans Cublai, l'action simple, d'un seul jet et bien conduite, prouve
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à chaque instant combien la fantaisie de Casti avait été frappée par le spectacle des coutumes russes. Elle porte en scène la résistance du clergé aux réformes du Czar; la succession ôtée au fils, dont on fait un bonze, et donnée au neveu; les sorties furibondes de l'autocrate et le pouvoir de la femme étrangère à le calmer. Lipi incarne les victimes des ambitions des ministres russes: c'est le pauvre Pierre III que son tuteur Bertoucheff avait, de propos délibéré, mal éduqué. Dans I, 9, il montre son ingénuité envers les femmes, et dans I, 19 il rebute, par sa grossièreté, sa fiancée. De même que Pierre III raffolait des choses militaires et adorait follement Frédéric de Prusse, voici Lipi (II, 13) jouer avec un fantoche armé et s'écrier devant Posega: ‘Questi è Zuccamalùc, l'eroe dell'Asia, lo spavento del mondo!’ Et si Posega représente la caste des prêtres et specialement ce Bertoucheff avilisseur du prince, alors Alzima, belle et hautaine, dégoûtée de Lipi et amoureuse de Timur, a bien des traits de Catherine II venue d'Autriche, qui devra bientôt se consoler largement de l'impuissance de son mari. Ainsi, les types pris sur le vrai et liés entre eux par l'invention poétique, sont visiblement les mêmes dans le Poema Tartaro et dans Cublai; et complétons le tableau en confrontant la st. 55 c. XI du premier, où Bozzone explique sa longanimité vis-à-vis de sa femme, et l' I, 12 du Cublai.
C'est la drôlerie des scènes montrant la vie intime du Czar avec ses deux favoris, qui souligne le caractère de satire. Souvent, Cublai est ivre: son amie fait rouler l'ivrogne de son canapé (I, 2); sur l'instigation de Memma, Cublai, comme Pierre, ordonne de tailler à ses soldats la barbe hirsute (I, 17); et poussé par Memma, il dit en fulminant aux dames de la cour venues pour réclamer des rangs et des titres de noblesse, qu'il ne tolère au monde que deux rangs: lui-même, ... - et puis le reste des mortels. C'est encore Pierre le Grand! Même, Cublai, sévissant contre Posega, incarne Pierre qui avait ôté au clergé les grands privilèges, avait aboli le patriarcat, y avait substitué un synode et fait entrer la dignité suprême de l'Eglise dans l'omnipotence impériale. Magnifique, la scène du premier ballet de cour ‘à l'européenne’, dont la balourdise donne la nausée au tyran lui-même...
La ‘seconde fin’, que Casti nia à son drame bouffe, les seuls noms de Memma et de Bozzone sont là pour la confirmer. Qu'il le présentât à Joseph II si peu de temps après les murmures surgis autour du Poema Tartaro, ne devient explicable que lorsqu' on sait que Casti tenait beaucoup à son Cublai et en était très content. Comme artiste, il avait raison de l'être. Pour l'exécution, Cublai est parmi ses meilleures pièces. Le comique, soutenu à merveille, réside partie dans la charge de certains types, partie dans les épisodes et dans l'intrigue elle-même. Le sérieux sert à développer le
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ridicule sans jamais l'étouffer: on comprend comment un fin-bec comme Stendhal aimait si bien Cublai. Des personnages, les mieux traités sont ceux de Cublai et de Posega - ceux précisément qui, pour les circonstances du moment, auraient pu faire prendre ombrage à Joseph II. Pourtant, il fit représenter l'oeuvre...
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Catilina, dramma tragicomico in 2 atti (1792).
Remarquons le sous-titre, qui est d'importance. Catilina, où des admirateurs fervents de la Rome antique ont voulu voir une pochade écrite pour faire paraître, au vulgaire, leurs Caton et Cicéron comme des bouffons (cfr. Foscolo, Prose letterarie, t. IV, pp. 54 ss), est en réalité un drame, en partie très sérieux, sur lequel pourtant est répandue la charge caricaturale des défauts de ces grands hommes, ce qui, dans certaines scènes, donne lieu au franc rire. Autant dire que ceux-là aussi qui, sans en blâmer l'auteur, n'y ont goûté que le seul élément bouffon, comme Ginguené et Stendhal, se sont, à notre avis, joliment trompés!
Disons tout d'abord qu'en dépouillant, non tant du tragique que du pathétique dans le langage et jusque dans les soliloques des protagonistes, l'histoire trop connue de la deuxième conjuration de Catilina, l'an 63 a.C., Casti eut la main bien plus heureuse que son ‘insigne Voltaire’ - comme il l'appelle dans sa préface - dans sa tragédie Rome sauvée, d'où le sujet est tiré directement. Dans l'oeuvre de l'Italien, l'action est beaucoup plus rapide, plus svelte, plus captivante aussi, que dans le parallèle voltairien. Laissons là l'intrigue, à peu près classique chez les deux; voyons le dramma comme tel. Dans Catilina il n' y a plus, comme dans Re Teodoro, de personnage en soi-même bouffon par les circonstances et placé dans un entourage inventé de toutes pièces. Ici, le sujet historique n'est tourné en burlesque qu'à la faveur de circonstances, sérieuses et réelles elles aussi, qui l'environnent. L'originalité de l'oeuvre résulte précisément du fait que, si l'on rit volontiers d'une chose bouffonne, on rit encore plus volontiers d'une chose sérieuse changée en bouffonnerie, à cause du contraste même.
L'idée première vint à Casti, certainement, du type de Cicéron, et le point culminant du burlesque se trouve dans l'épisode de sa fameuse oraison, dûment répétée d'avance, transplantée du Sénat à la réunion populaire au Forum (ceci pour augmenter le comique) traitée comme un grand air d'opéra et plusieurs fois recommencée par suite des interruptions de la foule. Une certaine manie de concilier tous les partis et une douceur d'âme, jointes à cette passion de la gloire menant à la vanité, qui formaient ensemble le fond du caractère de Cicéron, donnaient bon jeu à Casti pour montrer le
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grand homme en grand peureux (qui appelle à chaque instant Caton pour qu'il reste près de lui) et en grandiloquent en même temps: belle source d'effets comiques. Mais, parodié Cicéron, et le fait de la harangue qu'impliquait la découverte de la conjuration, celle-ci aussi devait être portée sur la scène, quoique le complot et son chef ne pussent se prêter à rire; car l'histoire ne se laisse pas fausser jusqu'à un tel point. Et voilà Cicéron, mobile du drame et du bouffon, posé par force, où qu'il aille, dans une ambiance toute autre que ridicule!
Qu'en naquit-il? Le plus haut comique, la scène de l'oraison, a été magnifiquement préparée dans I par suite de la conjuration même. La peur de Cicéron à la recherche des premiers mots de la harangue, sachant affronter un homme dangereux comme Catilina, les sorties de la poétesse féroce Sempronia, femme du jeune Brutus, maintiennent vivement le côté facétieux et taillent opportunément dans la gravité des faits, jusqu'au tumulte du Forum. Mais ce sujet épuisé, l'action doit suivre le cours des conséquences du complot, et alors Cicéron passe en seconde ligne et avec lui le principal mobile du comique. Catilina et les siens, en effet, ne se prêtent pas au ridicule: l'impatience de se battre n'est-elle pas une preuve de valeur? La belle Sempronia donne, dans I, du balourd aux conjurés qui la convoitent au lieu d'entonner l'hymne de la rébellion et, dans II, accomplit certaines niaiseries qui doivent passer pour des ‘rites’; mais elle est, en cela, moins bouffonne qu'exaltée. Même l'intrigue amoureuse de Curius et de Fulvia n'a en soi rien de comique, et la figure de Caton, quoique présentée comme un peu pédante et fastidieuse (‘insigne seccatore’), est toujours respectée dans son prestige consulaire et dépeinte sérieusement jusqu'au bout. César enfin, personnage équivoque dans l'affaire et, chez Voltaire, dans l'action scénique, n'est expressément pas porté sur la scène par Casti ‘parce qu'on ne pourrait s'accommoder à ne pas le voir tenir le premier rang dans n'importe quelle situation’.
Et voilà pourquoi le comique, après le I, va vite en diminuant, encore est-il que le poète, voyant changées les cartes qu'il avait en mains, s'efforce de le rendre à la vie au moyen de quelques pincées de bouffonnerie...
Le faible du Catilina réside dans le manque de caractère. L'acte I va droit au but, le sérieux aide à développer le ridicule; puis, le sérieux réclame son complément, ne fût-ce que pour justifier la bouffonnerie qu'il a provoquée: la philippique restée dans le gosier de Cicéron, ce qui ne fait que renforcer les conjurés. Or, en n'offrant pas, par la suite, un champ plus large au développement du bouffon, le sérieux prédomine complètement dans le II et
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étouffe le comique. D'où déséquilibre des deux actes, manque de physionomie propre à l'ouvrage, mélange non harmonisé avec son véritable but, le burlesque.
Catilina ‘n'est’ (Stendhal dixit) ‘qu'un libretto d'opéra’. Nous n'avons pas vu la musique de Salieri: mais elle doit se ressentir de ce déséquilibre. L'effet musical devra avoir pour résultat de faire paraître, ou trop banal le comique dans I, ou trop pesant le dramatique dans II. Peut-être que, s'il avait vécu un siècle plus tard, Casti, auteur pour le théâtre, aurait évité de mélanger deux genres qui, dans les notes, restent sans fusion: Les Maîtres Chanteurs de Wagner lui auraient montré la conjonction parfaite, la fusion heureuse, du comique-satirique et du sérieux-amoureux; là, en effet, les deux éléments ne se contredisent plus...
Pour la conduite de l'action, répétons-le, Catilina est fort bien fait, à part quelques méprises: deux scènes parallèles (I, 6 et II, 1, entre Curius et Fulvia), et l'inopportunité de la sc. II, 6 entre Catilina et Sempronia, complottant contre César. - Ajoutons, pour la bibliographie, que dans le ms. 1625 de Paris, Catilina, en deux copies, est précédé d'une préface et suivi d'une autre copie de cette préface (ff. 1-114) qui, probablement, n'a jamais été publiée et où nous avons pris quelques détails.
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Li Dormienti, dramma in 2 atti (1793?)
C'est, à notre sens, le plus charmant des drammi comici de Casti; pour l'imagination, le plus fantastique; pour le comique, le plus fin; comme oeuvre d'art, le mieux réussi. Celui enfin qui, conçu pour servir à une satire fortement liée à son temps, surpasse largement l'intention satirique et y gagne une certaine actualité plus durable. Et penser que ces deux actes, à part leur insertion dans la Raccolta de Milan 1826 et dans celle de Rosini, Pise 1829, n'ont jamais été réimprimés, et en outre, n'ont jamais été mis en musique, jamais représentés!
Li Dormienti, c'est la reprise de l'antique légende des ‘sept dormeurs d'Ephèse’, encadrée dans une intrigue moderne. Deux chevaliers, ayant pris part à la première Croisade, s'endorment à leur retour en Italie dans une grotte près de Rimini et ne se réveillent qu'au bout de six siècles, tout en croyant n'avoir dormi qu'une seule nuit. Les surprises que leur réserve la vue de tant de changements physiques et moraux survenus pendant leur sommeil, forment naturellement le point central de l'action facétieuse.
Dans une longue préface très sérieuse, à trouver dans le ms. 1624 de Paris, Casti déclara avoir écrit son drame ‘afin d'extirper la foi que bien des gens ont toujours en de si longs sommeils’. Donc:
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satire morale, comme dans la Grotta di Trofonio? Nous n'en croyons rien, et nous doutons bien fort que le poète y crût lui-même.
Qu'a-t-il monté? Une chose délicieusement romanesque, doublée d'un contraste symétrique entre tous les caractères. On voit, d'abord, deux vieux pères - nettement tirés des Adelphi de Térence -, l'un flegmatique et apathique, l'autre expéditif et cholérique. Amis de longue date malgré cela, ils se mettent d'accord pour marier leurs enfants, plus discordants encore de nature qu'eux-mêmes. Violante, en effet, ne songe que romancerie, chevalerie et héroïsme; le futur mari, Ricciardo, est un vaurien et un débauché, qui ne consent aux voeux de son père que pour lui soutirer de l'argent et, l'ayant reçu, rompre sa promesse et reprendre le large. Comme pour contraster avec les hommes du XVIIIe siècle, voilà qu'arrivent les deux du XIe, fraîchement débarqués - à ce qu'ils pensent - de la Terre Sainte! Descendus dans la ville, ayant appris la trahison de Ricciardo, ils somment le déloyal de tenir sa parole ou, autrement, de laver la honte par le sang. Mais Ricciardo n'aime pas se battre et se dépêche de partir. La fiancée, toute émue à la vue de ces vieilles armures rouillées et plus encore à cause du défi chevaleresque, est portée par son exaltation à réciter des vers du Tasse et à en nommer les héros. Au nom de Rinaldo, l'un des croisés raconte d'être l'ami intime du preux, de l'avoir laissé, il y a peu de mois, en Palestine, plus fort et plus vaillant que jamais; et il produit une lettre de Renaud, datée de ‘Jérusalem 1099’ et la montre à la damoiselle... La jolie scène à faire!
Pour extirper la croyance dans les sommeils merveilleux? Mais aucune recette plus efficace contre le sommeil, que la lecture ou la représentation d'un drame aussi alerte! D'autre part, pour combattre une idée fausse, quelle drôle d'idée que la porter sur la scène comme vraie! car, en effet, les deux chevaliers errants ont vraiment dormi pendant des siècles, les lettres de Renaud ou de Roger suffiraient à le prouver; et alors, l'étrange mariage qui va se conclure entre la fantasque Violante et son jeune héros de 27... plus 600 ans! Non, il ne peut être question d'un bouffe résultant d'une soidisant satire des longs sommeils. Le bouffon, c'est d'assister à la stupeur des deux cavalieri antichi, lorsqu'en se réveillant, ils voient leurs montures disparues avec les arbres auxquels ils les avaient liées, ou leur figure couverte d'une barbe séculaire, et qu'ils ne peuvent tirer leurs dagues, rouillées dans le fourreau. Satire des choses vétustes, cette confrontation de la chevalerie antique avec les coutumes modernes? Mais bien au contraire, c'est l'amollissement, le relâchement moderne vis-à-vis de la fierté antique, qui sont raillés par le poète! Non, le bouffon, c'est encore d'entendre ce chevalier, à qui l'on explique péniblement les armes qui tuent
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à distance: ‘La belle chose être un héros, lorsqu'on peut t'abattre de loin!’ C'est d'écouter le brave père de Violante qui, devant les chevaliers, pérore en ces termes mémorables:
‘Notre siècle n'est plus celui de la barbarie et de l'ignorance... c'est le siècle encyclopédique; nous savons tout au sujet de tout. Même la philosophie n'est plus qu'une chose triviale. C'est le siècle des lumières! - Si nous en sommes plus heureux que vous - je ne saurais vous le dire; ce que je sais, c'est qu'on nous rebat les oreilles à répéter que ce qui est fait, l'est pour le bien-être commun. Au reste, les maux dont souffre le monde sont toujours les mêmes, ils n'ont changé que d'aspect et de nom’.
Sur quoi, le vieux chevalier dit à son compagnon:
‘Alors, cher ami, allons dormir six autres siècles!’
Et le bouffon, Casti en plein, c'est la finale, ce choeur étincelant, durant lequel le père, narquois, dit à sa fille:
Non potea darti la sorte!’...
Si, dans tout cela, il y a la moindre ‘satire morale’ des superstitions, alors il faut dire que même les Fiabe de Goldoni et toutes les intrigues des libretti buffi sont des satires morales. Au lieu de satire de programme, il n'y a ici que le fantastique, avec tout le merveilleux, l'imprévu et le charme qu'il peut comporter dans les mieux inspirés des artistes. Dans Li Dormienti, et là seulement, Casti, dramaturge, est un ‘préromantique’...
Les scènes I, 15 et II, 7, celles en lesquelles culmine l'action, conduites avec grand bonheur et opportunité de vers et de mètres, sont d'un effet comique des plus réussis; on ne sait en effet qui sont les plus étonnés, les Dormeurs en se retrouvant en plein XVIIIe siècle (pourquoi ne pas en faire le XXe?), ou les autres en voyant des descendants de familles éteintes depuis longtemps, et des documents d'une époque si lointaine.
Li Dormienti sont, à nos yeux, le chef-d'oeuvre du théâtre de Casti: dès les premiers mots, nous en avons donné nos raisons. Nous espérons le voir, un jour, mis en musique et représenté. Car il s'adresse à l'intelligence, à la finesse d'esprit, à l'humour, autant qu'à la fantaisie. Si c'est une satire manquée, un peu comme la Grotta (comme le dit Pistorelli), tant pis pour la satire. On y aura gagné le plus joli des contes bleus.
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Orlando furioso, dramma eroicomico in 3 atti (1797?)
En portant sur la scène restreinte de l'opéra bouffe, non des preux d'occasion comme dans Li Dormienti, mais les héros légendaires
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même de l'épopée chevaleresque, en tirant, si l'on peut dire, du poème du divin Arioste un ‘melodramma’ où l'héroïque et le ridicule se confondent, Casti s'aventura dans un genre fort spécial et absolument nouveau. C'est le genre où son talent pour la parodie pouvait se déployer le plus largement, mais où le risque était grand de le voir dégénérer en profanation. Autant dire que l'entreprise ne fut pas pour lui un simple jeu de fantaisie, mais une chose sérieuse. Pistorelli, dans la Rivista musicale italiana, 1897, y a vu, en effet, une autodifesa (défense personnelle) du poète se flattant, depuis son départ de Vienne, d'être rappelé à la cour; et c'est pourquoi il met l'oeuvre parmi les dernières de Casti et le fait dater de ‘peu avant 1798’. Toute indication de date faisant défaut dans la copie du ms. 1626 de Paris ou ailleurs, l'hypothèse ne nous paraît pas mal fondée, même en considérant que cette copie parle encore de l' ‘abate Casti, Poeta Cesareo’.
Dans une préface en prose, Casti lui-même stipule qu'en deux lieux seulement, son drame dévie de l'Arioste. Une déviation lui fut suggérée par le besoin de rapprocher de Charlemagne et des paladins le sarrasin Ferraù, qu'il fait donc venir à Paris, où la scène se passe, en qualité d'ambassadeur des Maures, et en grand hâblard comme chez l'Arioste. L'autre consiste à substituer le pâtre, qui abrita Angelica et Medoro, par Eginardo (Einhard), précepteur et secrétaire licencié de Charlemagne: substitution faite, selon toute probabilité, pour faire allusion, dans ce prince, à l'empereur d'Autriche, et dans Eginardo, à l'auteur lui-même.
Retracer ici toute l'action du drame reviendrait, pour l'élément sérieux, à refaire l'histoire bien connue de l'épopée. Résumons. Dans I, nous voyons Ferraù réclamer en vain au roi la prisonnière Angelica, aimée aussi par Rinaldo et Orlando, et, ayant été éconduit, lui annoncer la guerre et lier sa cause à celle du traître Gano (Ganelon). Dans II, les Français ayant vaincu, les deux champions à la recherche d'Angelica, Rinaldo et Ferraù, décident de la retrouver d'abord, puis ils se battront et le survivant aura la belle. Dans ce temps, Angelica et son Medoro ont trouvé asile dans la cabane d'Eginardo, disgracié et déchu par suite des cabales de la cour, et le sage vieillard les soustrait à la violence de Rinaldo d'abord, puis de Ferraù. C'est alors qu'ayant trouvé les mots fatals Angelica e Medoro amanti e sposi taillés dans un tronc d'arbre, Orlando, cherchant lui aussi l'aimée, entre dans cette fureur où il perd ses sens, abat et menace tout et tous et, en croisant, nu et terrible, Ferraù qui s'est emparé de ses armes, engage sur le pont de Seine une lutte terrible avec lui, au cours de laquelle les deux héros, sous les yeux effrayés des pasteurs, tombent dans le fleuve.
Le III nous ramène à Paris, au palais. Eginardo, rentré au
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service du roi, l'informe de la folie d'Orlando; Charles ordonne qu'on aille le trouver et qu'on fasse tout pour le guérir. Rinaldo accuse Ferraù du vol des armes d'Orlando. Au moment où le Sarrasin doit les déposer, Orlando traverse furieusement la scène; puisque personne n'ose le retenir, Eginardo conseille de le faire trébucher au moyen de cordes. Mais voilà que les pasteurs, accourus de tous les côtés, annoncent par un hymne la descente merveilleuse d'un grand oiseau (l'Hippogryphe) portant un guerrier (Astolfo) en croupe. Astolfo fait le récit de son voyage dans la lune, d'où il a volé le carafon contenant - selon l'inscription - ‘le cerveau d'Orlando’ mais d'où il rapporte autre chose encore: une racine miraculeuse, porte-bonheur. Celui qui, ayant quelque penchant vers la folie, la respire, est aussitôt guéri! C'est le cas de Rinaldo, de Ferraù, c'est le cas de tant d'autres, ici présents, de la respirer:
‘Fiutatori... or dite/ Quale effetto in voi sentite?
- E chiarezza della mente/ E nel cor tranquillità!’
Lorsqu'Orlando s'approche de nouveau, on réussit en effet à le faire tomber, à le lier, et à lui faire odorer par force la racine. Les héros sont tous guéris de leur passion pour Angelica, qui part avec Medoro. Et c'est alors le choeur final, vrai hymne à la vertu miraculeuse de l'ampoule et de la racine: l'une des plus belles choses lyriques que Casti ait écrites, et qui termine ainsi:
‘Ma senza andar per aria/ Fin della luna al concavo
Per ricovrare il cerebro,/ Ampolla tal, tal ràdica
E' d'un acquisto facile;/ Usarne a tutti lice:
La ràdica felice,/ L'ampolla è la Ragion!’
Renonçons à confronter en détail les scènes du drame et les chants du poème ariostesque. À part certains artifices nécessités par la mise en scène, seul l'épisode de la racine est réellement de l'invention de Casti. Et pourtant, notre abbé, lettré fin et spirituel, a réalisé pleinement son intention de relever, dans la matière grave, les éléments de comique et de parodie, sans toutefois tomber dans la vulgarité, sans échanger le sourire céleste de l'Arioste contre des rires de bas lieu, et en vainquant toutes les difficultés que présentait la transposition de la ‘poésie à lire’ sur la scène.
En premier lieu, il a si bien su distribuer les effets, que l'intérêt ne faiblit jamais, tandis que le comique se maintient toujours vif, piquant, efficace. Ensuite, si l'acte I a une empreinte décidée d'héroïque, avec les quatre protagonistes traités chacun suivant ses particularités mélangées de grandiose et de risible - du vrai burlesque! - nous voyons dans II, non un Casti tragique ou sentimental (qui oserait y penser?) mais un Casti prudemment idyllique,
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facteur transitoire vers une reprise de parodie et de bouffon. Les événements fantastiques de l'épopée, à condition d'être traités avec un art raffiné, peuvent exciter l'admiration à la lecture. Par contre, les mêmes événements, développés en action, deviennent nettement ridicules: ce n'est plus la fantaisie qui travaille; seuls, les sens, et en particulier celui de la vue, sont impressionnés. Voilà pourquoi les gestes les plus héroïques d'Orlando apparaissent ici comme source d'un rire bénin. Dans III enfin, le comique le plus saillant est, évidemment, dans la scène de la folie. Mais ni les conséquences de celle-ci, ni la simple guérison d'Orlando, n'y pourraient apporter tout le comique requis. La comparution d'Astolfo sembla à Casti assez bouffonne en soi. Pour trouver une fin convenable, il fallait pourtant encore concilier les passions opposées des personnages principaux et résoudre logiquement l'idylle d'Angelica et de Medoro. Ce fut donc une vraie trouvaille de Casti que l'épisode de la racine, comique en elle-même et très utile à justifier le dénouement du drame. Orlando n'est pas seul tenu pour déséquilibré, mais les paladins tous ensemble, y compris Ferraù!
L'oeuvre est conduite logiquement et, répétons-le, satisfait entièrement à l'intention comique. Qu'on se garde pourtant de vouloir n'y trouver que de la farce! Dans Eginardo, Casti a expressément (II, 7), et avec véhémence, fait allusion à lui-même, victime des mauvaises langues qui lui avaient rendu impossible la vie à Vienne. Encore que peu développée, la figure de Gano incarne pour lui les courtisans qui l'avaient perdu. L'exécution métrique du drame, enfin, laisse peu à désirer: parfois trop facile et négligée, comme souvent chez notre poète, elle est en général bien tournée; et les rythmes et les mètres, des parties lyriques surtout, sont heureusement accouplés et variés.
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Lo Sposo burlato, operetta a cinque voci, in 2 parti.
Avant de parler d'une dernière innovation que Casti tenta dans l'art du mélodrame, consacrons ici quelques mots à ce petit ouvrage qui, pour la chronologie, est, parmi ses drammi, le plus embarrassant. Nous y avons fait allusion dans la note 4 au chap. V; il faut bien y revenir tout à l'heure. Jetons d'abord un regard sur le libretto.
L'intrigue est des plus simples. Dans sa maison de campagne aux environs de Naples, Lesbina, éprise de Lindoro, mais poursuivie de méchants madrigaux par un soupirant riche, don Totoro, se concerte avec un ami de la maison, Valerio, pour qu'il la libère du fâcheux. Valerio s'acquitte de cette mission d'une façon originale. Habillé en mage, il attend Don Totoro dans le bosquet où celui-ci
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cherche son inspiration, et là il lui reproche d'aimer une femme mortelle: seule, une poétesse comme Sappho serait une épouse digne de lui! Pourtant, pour épouser Sappho, il faudra bien qu'il descende au royaume des ombres; la Sibylle de Cumes, celle qui guida Énée, l'y prendra par la main et le conduira vers l'immortelle poétesse. Inutile de dire que la Sibylle, qui accompagne Totoro dans une caverne désignée, est encore Valerio en travesti, comme la présumée Sappho n'est autre que la jolie servante de Lesbina, Lisetta. Il y a des paysans transformés en furies, Totoro lui-même affublé pour l'occasion d'une harpe, on entend des formules magiques dans un grec de haute fantaisie, enfin, le pauvre marié, qui croit reconnaître, dans sa Sappho dévoilée, la petite Lisetta, est rabroué et, d'autorité, ramené à la... déraison.
Tout ce que peut donner cette jolie fantaisie typiquement ‘settecentiste’ est, évidemment, dans la vivacité et dans l'allure de l'exécution. Mais Casti a eu, ici encore, une main extrêmement heureuse. Dans la plupart de ses pièces, le comique jaillit surtout du développement de l'action; dans Lo Sposo burlato, il surgit d'un seul caractère, celui de Totoro qui rappelle Falstaff; et la scène du bosquet, et les furies, celle du chêne de Herne, et les fées et les farfadets. Chaque époque prit plaisir à voir berné l'amoureux ridicule, et combien de modèles pour son Totoro offrait le XVIIIe siècle au poète joyeux! Grande fluidité du vers, surtout dans II. Le comique va toujours en augmentant, du commencement à la fin, conduit assez correctement pour le langage et pour la métrique.
En finale du Sposo burlato, il y a une ‘licenza’ (envoi) où le ‘Génie de la Russie’ prononce un éloge à la naissance d'un rejeton impérial russe; cet envoi, tout comme l'opérette elle-même, est de la main de Casti dans le ms. 1626 de Paris. Or, Pistorelli, considérant que Casti fut en Russie en 1777-1778 et que le prince Alexandre, petit-fils de Catherine II, naquit le 24 (ou mieux: le 23) décembre 1777, arrive à cette conclusion, dans Rivista musicale italiana, 1897, p. 636, que l'opérette fut écrite à l'occasion de cette naissance. Ceci en pleine contradiction avec l'opinion du même Pistorelli, de deux ans auparavant (Riv. mus. ital., 1895, p. 37) quand il disait que Casti n'avait rien écrit pour le théâtre avant 1784, à Vienne. D'où ce revirement, c'.à.d. comment raisonne-t-il en 1897? En 1777, dit-il, Paisiello, lui aussi, s'était rendu à St. Pétersbourg; fort probablement la musique du Sposo burlato a donc été faite par lui! Ceci expliquerait mieux comment Paisiello, en retrouvant Casti à Vienne en 1784, ait pu lui demander le libretto du Re Teodoro, ‘ayant pu apprécier quelques années plus tôt son talent pour l'opéra bouffe’. Et de conclure: on comprend donc facilement que Casti, étant à la cour de Vienne, ait voulu faire
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croire qu'il avait écrit son premier mélodrame pour l'empereur d'Autriche. Lo Sposo n'ayant pas été imprimé, lui, aspirant au rang de Poeta Cesareo, voulait donner à Joseph l'impression qu'il lui avait réservé cette ‘primeur’...
Le raisonnement est excellent; il serait convaincant si les prémisses en étaient justes. On a vu dans notre note 4 au chap. V qu'en 1784, Casti avait écrit à Kaunitz fils, son ami et confident, que le libretto que l'empereur et Paisiello lui demandaient était son premier dans le genre; nous y avons ajouté qu'il est impossible que, sur ce point, il ait pu tromper Kaunitz qui, littéralement, avait partagé ses jours et ses nuits dans la capitale russe. Nous ne savons d'où Pistorelli tire l'‘appréciation’ de Paisiello pour un soi-disant libretto antérieur de Casti. Mais nous avons, pour notre part, fureté dans la bibliographie du compositeur, qui se trouve dans la vieille monographie de F. Schizzi (Milano 1833), puis encore dans les répertoires très estimés de Schatz, de Grove (Dict. of Music), de la Library of Congress (Washington 1912), dans le fameux Quellen-Lexicon de Robert Eitner, vol. 7, (Leipzig, Breitkopf u. Haertel 1902), enfin dans le Paisiello d' Andrea della Corte (Torino, Bocca 1922): nous n'avons trouvé aucun Sposo burlato au nom de Paisiello! Il y en a un, sur un texte d'auteur inconnu, musique de Piccinni, représenté à Rome en 1769. Il y en a un autre (Der gefoppte Braeutigam), musique de Ditters von Dittersdorf, donné en italien, texte d'auteur inconnu, à Johannisberg en Silésie en 1773, et en allemand à Vienne ou Breslau en 1783. Dans les deux cas, Paisiello n'y est pour rien, et sa présence à St. Pétersbourg ou Vienne ne peut donc servir comme point de repère pour la
chronologie du libretto!
Et alors? Nous ne pouvons prétendre à donner autre chose qu'une conjecture. Complétons d'abord la réfutation des dires de Pistorelli. L'écriture du Sposo et de l'envoi dans le ms. de Paris est nettement celle de la vieillesse de Casti. L'ambiance de la campagne de Cumes y est dépeinte sur le vif; or, avant 1787, Casti n'avait jamais été à Naples (cfr. Croce, op. cit.). Le poète, avant ses dernières années à Paris, n'a apparemment soufflé mot à personne d'un tel libretto qui, tout autrement que le Teodoro, la Grotta, Prima la musica... etc. n'a pas été publié et dont il ne parle nulle part dans sa correspondance privée. Ainsi Ugoni (éd. 1856), n'a pas connu Lo Sposo burlato. Est-il à présumer qu'une oeuvre de jeunesse (relative) du poète, qui ait eu l'honneur d'une mise en musique par un Paisiello, eût pu cacher son nez jusqu'en 1897?
Notre conjecture est la suivante. Au moment où son énorme poème des Animali parlanti tirait à sa fin, soit vers 1800, Casti aurait écrit, pour son propre délassement, cette gracieuse petite chose, sur un thème rabâché, du reste, par tout le XVIIIe siècle. Le 24 mars
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1801, celui dont le poète avait, 28 ans plus tôt, célébré la naissance, succéda à son père, le Czar Paul Ier, mort assassiné. Or, Alexandre, ce ‘sphinx charmant’, était alors censé être d'idées libérales, pacifiques et pro-françaises (il ne se ravisa que plus tard!) et, pour cela, il doit avoir eu la sympathie du vieux poète, champion de la paix en Europe et ravi du pays où il habitait et qu'il aimait tant. Serait-il trop hasardé de croire que Casti ait applaudi à l'avènement d'Alexandre Ier en lui dédiant de loin, sous forme d'un épilogue à son dernier petit drame, le vieux poème génethliaque composé et même publié un quart de siècle auparavant? Lo Sposo burlato serait alors, non le premier, mais bien l'un des derniers en série!
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Rosmunda, dramma in 3 atti.
Dans son Histoire des Lombards, Paul Diacre raconte l'épisode tragique de Rosmunda, forcée par son terrible époux, le roi lombard Alboïn, à boire dans une coupe faite du crâne de son père Cunimond et qui se venge en tuant (ou en faisant tuer) le tyran. Cet épisode a inspiré, depuis la Renaissance, bien des dramaturges. En Italie, où Machiavel consacra des pages à Rosmunda, il y eut les tragédies de Giov. Rucellai (1516), d'Alfieri (publiée en 1783), et jusqu'au XIXe siècle, des drames d'Ant. Brancaccio (1825) et de Giulio Alary (1840). Il y a encore celui de Casti, que Pistorelli considère comme son dernier né. Avec cette Rosmunda - que la copie du ms. 1626 de Paris fait dater de 1794! - Casti voulut tenter une expérience qu'il jugea nouvelle. Il voulut y présenter le drame sérieux en face du bouffon et, à cette fin, il entrelaça, dans l'action tragique, une action subordonnée et bouffonne entre un Bertoldo, une Margolfa et un Bertoldino, repris du fameux auteur populaire du XVIe siècle, Giulio Cesare Croce. Ce faisant, il ne créa pas, à dire vrai, du neuf absolu. Faire alterner le tragique avec le comique est un processus qui n'est pas rare dans la tragédie de la Renaissance - pour ne citer que Shakespeare.
Dans une préface, où il raconte l'histoire dont il tira son mélodrame (en attribuant seulement à Rosmunda elle-même l'assassinat du roi, que la chronique met sur le compte du courtisan Péridée), le poète s'explique. Il se croit autorisé à mêler, de sa façon particulière, le comique au sujet tragique, quitte à s'en référer au jugement du public qui pourrait trouver cela ‘monstrueux’. Il a donc écrit son drame de manière qu'on puisse ‘séparer le tragique du comique et l'héroïque du bouffon’. Ce qui, en vérité, n'est pas très clair, ou mieux, peut faire désirer qu'il les eût séparés lui-même...
En tout cas, ce n'est pas la tragédie qui, dans Rosmunda, est l'élément le plus notable. Modelée sur le style de Zeno et de Métastase,
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cette oeuvre de Casti ne respecte pas l'habitude de la ‘fin heureuse’ adoptée par ces deux prédécesseurs. Un tel dédain pour les vieilles règles s'expliquerait, selon Pistorelli, assez facilement. La Révolution française avait éclaté peu d'années avant, et elle avait ébranlé bien d'autres préjugés. Casti pouvait donc sans crainte porter sur la scène un régicide, qui aurait autrement dégoûté un public tellement délicat qu'il avait sifflé la mort de Caton dans Catone in Utica de Métastase. Les temps étant changés, il pouvait mettre dans la bouche de Rosmunda ces vers: ‘Et que la punition d'un tel impie, serve d'exemple aux malfaiteurs couronnés’, en soulignant le dernier mot! Le poète césarien de Vienne se serait bien gardé de s'exprimer ainsi: en France, le souvenir de l'exécution capitale d'un roi était encore frais.
L'action tragique nous importe peu. Personne ne s'étonnera que ce genre n'était point le fort de notre abbé. D'ailleurs, l'action tragique ayant été poussée jusqu'à ses dernières conséquences, tout dépend de savoir si l'inoculation de l'action bouffonne sur elle soit bien réussie et réponde à une conception artistique. Pour Shakespeare, il n'y a pas de doute. Et pour Casti? La fantaisie lui avait suggéré la parodie de Cicéron, et il dut y broder autour le tragique de l'histoire de Catilina. Cette fois, en voulant reproduire les sottises des trois rustres, il les reconnaît comme privés de mouvement dramatique, et il doit y broder autour l'histoire d'Alboïn. Le processus est illogique, puisque le tragique sert ainsi de cadre au bouffon! La préface, tout en expliquant, ne justifie rien. À quoi bon fausser sans nécessité la nature de l'opera per musica qui ne souffre pas la discordance des styles? À quoi bon forcer sa nature à un genre qui ne correspond pas à sa veine artistique?
Ce qui, seul, nous intéresse dans Rosmunda, c'est le brio qui jaillit des dialogues endiablés entre les personnages comiques: voici encore le poète du Teodoro, libre d'une masque qui ne lui va pas.
Trois caractères: la fatuité et l'arrogance de la mère Margolfa et du fils Bertoldino, en contraste avec la sagesse du père, ce Bertoldo qui, par sa droiture simple, par sa façon de toujours dire la vérité au roi (dont Margolfa est la favorite), aurait pour un peu réussi à le sauver de la mort violente.
Il s'agit donc des gestes, fort populaires jadis, des Bertoldo et Bertoldino chantés par le barde bolonais Croce, reproduits en octaves, avec ceux de Cacasenno - invention du moine Banchieri - par des lettrés comme Frugoni, Zanotti, Baruffaldi, qui les firent publier en 1736; octaves traduites ensuite en dialecte bolonais par deux ménagères, Zanotti et Manfredi. Dans ces petits poèmes, les gestes de Bertoldino ont lieu seulement après la mort de son père Bertoldo. Casti, par contre, fait agir les deux types parallèlement,
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ceci pour le contraste de caractère qu'ils présentent. (Il convient de dire ici, que deux auteurs avaient déjà porté Bertoldo sur la scène: Francesco Passerini, dans un mélodrame tragico-comique, mis en musique par G. Bassani et représenté à Venise en 1717; le grand Goldoni dans Bertoldo, Bertoldino e Cacasenno, musique d'auteur inconnu, représenté à Venise en 1749).
Pour notre part, nous avouons avoir pris un plaisir véritable aux scènes où figurent les trois protagonistes comiques, qui allègent de beaucoup la pesanteur de la tragédie. Dans I, nous assistons aux astuces et aux bouffonneries des trois personnages, qui servent à distraire le roi. Lorsque Margolfa crie parce que les serviteurs n'accourent pas de suite, Bertoldo la rabroue pour les ‘fumées de vanité’ qu'elle a dans la tête, et qui lui font oublier ‘les bois où elle est née et grandie’. Mais elle se croit maintenant grande dame ‘par sa grande familiarité avec Alboïn’; même elle estime impossible ‘qu'un homme aussi grossier convienne à une dame de son format’ et chasse Bertoldo en le menaçant. Lorsque l'inénarrable Bertoldino vient se plaindre d'avoir été bâtonné pour avoir tenté d'embrasser Clotilde, fille du chef des gardes, Péridée, Margolfa se déclare fière de son fils, et Bertoldo, surprenant les propos insensés des deux, croit devenir fou, lui aussi. - Dans II, Margolfa réussit à persuader le roi, amusé, à faire le mariage entre Clotilde et Bertoldino, et pour faciliter les choses, Alboïn fait du jeune rustre un marquis. Margolfa ne connaît plus sa joie à penser que le sang de la famille ‘se filtre et se raffine, que la nature grossière se purge et se dépurge’. En vain, Bertoldo supplie Alboïn à en décider autrement: Péridée aura à donner sa fille au paysan, qui l'appelle déjà papa! Par vengeance, Péridée s'associe aux projets meurtriers de la reine. - Dans III, il y a un monologue de Bertoldo qui, parmi cette vie de corruption, regrette la douce vie des champs. Margolfa
apparaît, ridiculement affublée pour les no[c]es: nouvelle prise de bec entre les époux, Bertoldino est menacé de mort par Péridée. Lorsque, enfin, le crime a été perpétré, Péridée tombe sous l'épée vengeresse de son rival en amour, Elmegiso. C'est alors que Bertoldo, sa femme et son fils accourent et le petit rustre s'écrie: Morto è Alboino, morto è papa! - Sur quoi, un choeur funèbre clôt l'action.
Mieux vaut lire ces choses que les raconter. Elles sont d'un comique surprenant. Pour le reste, l'oeuvre de Casti est indéfinissable; en tout cas, ce n'est pas un drame héroï-comique comme il l'a voulu. Les deux éléments, en effet, ne suffisent pas en soi; il aurait fallu qu'ils se confondent. On sait combien d'opere serie du Settecento ont des intermezzi bouffons; même Métastase n'en faisait pas fi, et Rosmunda, de ce point de vue, reste donc dans la grande ligne. Et l'exécution? La partie tragique présente tous les défauts reprochés
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aux mélodrames de Zeno et de Métastase: manque de couleur locale, invraisemblance des situations, déficience de fermeté dans l'expression tragique, défaillance arcadienne dans le langage amoureux. La partie comique, en revanche, est légère, vive, et l'articulation du mètre et du vers contribue pour beaucoup à en augmenter l'effet. Inutile de dire que, des trois types, c'est celui de Margolfa, sotte et vaniteuse, qui est le point de départ de tout le ridicule.
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Bertoldo, dramma per musica (inachevé, dans l'autographe de l'auteur, au ms. 1626 de Paris).
Inachevé: et pourtant nous avons vu (chap. VI, p. 74) que, dès 1792, Casti avait déjà lu quelque fragment d'un Bertoldo dans un cercle d'amis et qu'en 1796 encore, il espérait pouvoir le terminer. Or, les deux scènes et demie qui nous en restent font suite, pour le contenu, à la partie comique de Rosmunda. Faut-il donc remettre en doute que Rosmunda ait été, vraiment, son dernier drame? Pas absolument. Il est fort bien possible qu'à l'origine, le poète ait pensé traiter la matière ‘Bertoldo’ comme une seule entité, qu'il en ait lu des fragments à ses amis, et qu'après, ayant fait entrer la plus grande partie de cette matière dans le drame de Rosmunda, il ait dû laisser sans fin ce qui en restait.
Quoi qu'il en soit, ces quelques scènes nous présentent Margolfa, Bertoldo et Bertoldino, de retour dans leurs champs après la mort d'Alboïn. Margolfa, cette vaniteuse, est plus intraitable que jamais. Dans le pauvre taudis familial, elle prétend faire survivre sa gloire disparue. Elle ne peut se résigner à passer ses jours dans ce milieu rustique, où Bertoldo lui dispute le droit d'avoir son portrait, en habits de cour, sur le mur, et où son oeil s'offusque du mobilier et des ustensiles vulgaires, après le luxe et l'abond nce qu'elle a connus. Bertoldo, comme d'ordinaire, l'exhorte à se défaire de ces idées ridicules; Bertoldino survient encore avec le récit d'une aventure galante. ‘Tu as fait bien vite à oublier Clotilde!’, lui dit Margolfa, et le jeune évaporé répond que l'objet présent vaut mieux que le lointain. Des paysannes, amies de Margolfa, viennent lui rendre visite, mais elle n'a plus pour elles la cordialité d'autrefois; en revanche, elle les ahurit avec la description des splendeurs vécues, des richesses du temps de sa grandeur... et ici, la scène est tronquée, l'action s'arrête net.
Le reste ne se fait même pas deviner.
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À la fin de ce chapitre, où nous avons passé en revue toute l'oeuvre mélodramatique de notre auteur, jetons un regard en arrière et
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cherchons à préciser ce que nous en avons dit au commencement.
Qui veut se faire une idée juste de Casti, auteur et poète, et de la place qu'il mérite dans le cadre général de la littérature italienne et dans celui, plus spécial, de son temps, doit prendre connaissance de ses drames comiques. Même en faisant la part de l'honnêteté intime dans ceux qui ont traité notre abbé, et non seulement pour les Novelle, comme un homme ‘à ne prendre qu'avec des pincettes’, il faut reconnaître que le critérium est insuffisant, parce que ni dans les Novelle, ni dans les grands poèmes, on ne trouve cette inépuisable veine d'invention de Casti, qui nous émerveille dans ses drames. Dans ceux-ci, on a Casti tout entier. Or, il faut constater que bien peu de ces critiques ont pu le juger d'après son théâtre. Si, de son vivant, cinq de ses pièces furent connues, elles ne trouvèrent que de rares lecteurs: pas assez, en tout cas, pour que l'opinion courante autour de notre auteur en eût pu subir des changements.
Pistorelli l'a très bien dit: que dans les drammi comici seulement, Casti nous apparaît ‘vif et complet, libre de toute entrave, répugnant à toute incongruité’. C'est, en partie, négatif. Du côté positif, que concluons-nous?
Casti a compris, par intuition, le véritable caractère de l'opéra bouffon, par sa brièveté, par sa clarté de développement, par la disposition excellente des effets comiques; et il sait intéresser, parce que sa nature était merveilleusement faite pour ce genre. La satire y brille grâce à la vivacité constante de l'exécution, tandis que même dans ses grands poèmes, nous la verrons parfois suffoquée par la nature de la composition, à laquelle l'haleine du poète ne suffisait pas entièrement.
Tous les drames manifestent une vocation nette pour la scène. Les plans, les caractères, les situations comiques, le dialogue, la présence d'esprit, la langue, la spontanéité et profusion des rimes, tout s'y rejoint avec un bonheur rare et enviable. Il est impossible de noter un effort, une hésitation qui indique où le poète s'est arrêté pour surmonter une difficulté. ‘Tout semble lui naître sous la plume comme par enchantement’, dit Ugoni. La farce, la comédie, la satire, la parodie épique et historique, Casti les a traitées avec la même aisance. Et le comique pointe jusque sous les expressions tragiques, il éclate dans les scènes les plus sérieuses, il jaillit dans des moments où l'on s'y attendait le moins.
Neuf parmi les drames de Casti sont des satires ou visent en partie à être des satires; les deux Teodoro, Cublai, Prima la musica.., Rosmunda, Lo Sposo burlato et Bertoldo, satires de personnes et d'ambiances, La Grotta et Li Dormienti, satires de préjudices. Seul, Catilina est une parodie historique, Orlando une parodie épique. Pour la satire, Casti a réussi le mieux, et de loin, dans le premier genre; dans le
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deuxième il n'atteignit pas son but. Le concept que demande la satire de moeurs est, en effet, bien plus élevé, et il faut, pour y réussir, une nature autre que celle de Casti, observateur fin sans doute, mais peu profond. Et puis, un libretto d'opéra est-il bien le lieu pour faire de la satire de moeurs?
Le choix des sujets a été des plus heureux: vifs et palpitants d'actualité (Teodoro, Cublai, Prima..., Dormienti), ou intéressants par la hardiesse (Catilina, Orlando) ou comiques par l'invention originale. À l'exception de Prima..., Rosmunda, Orlando et, naturellement, de Bertoldo, tous sont en deux actes, dont le premier sert toujours à conduire l'action au point dont va dépendre le dénouement du deuxième. Et c'est, sans exception, l'intrigue amoureuse qui mène à la catastrophe; ce qui, dans Casti, ne manque pas de piquant. Mais l'intrigue amoureuse est aussi liée à la satire, de manière à en aider intimement le développement. Remarquons encore que, dans le choix des sujets, la fantaisie de Casti se promène aussi volontiers dans le présent que dans le passé; qu'elle enveloppe de la même onde de comique Margolfa et Cicéron, Théodore et Don Totoro, Cublai et Orlando! Ces drames semblent en grande partie des improvisations; en tout cas, ils reflètent l'inimitable spontanéité du grand improvisateur que fut Casti.
Dans tous les libretti est efficace la succession et l'alternance des mètres: plus fréquents, le quinaire et le septénaire (comme dans les Liriche), mais abondants aussi, surtout dans les scènes héroïques, les hendécasyllabes non rimés. Le vers court toujours leste et très harmonieux. Le style, par contre, est souvent négligé, sacrifié à l'opportunité du vers; quelques fautes de syntaxe s'expliquent seulement par la hâte fiévreuse d'un auteur qui n'a pas la patience pour l'usage de la lime. Le plus débraillé des drames, au point de vue du style, est certainement La Grotta di Trofonio.
En 1765, Métastase avait écrit que, lorsque la musique aspire, dans le drame, au premier rang, et qu'elle concourt en cela avec la poésie, elle détruit celle-ci et soi-même. Nous avons vu que, pour ce qui est du mélodrame sérieux, la musique n'aspire pas à la primauté, qu'elle la tient tout bonnement par sa nature, parce qu'elle y transporte le spectateur dans un champ infiniment plus large que celui offert par la seule expression poétique; que dans le dramma comico, par contre, ce sont les situations comiques, donc le texte, qui déterminent la valeur de l'oeuvre, puisque la musique, en elle-même, excite bien rarement le rire. Or, s'il ne convient pas d'exagérer l'importance du mélodrame en tant que genre général, il est nécessaire de bien y distinguer le dramma buffo en tant que genre spécial, et de le juger toujours selon ses propres mérites. Le libretto d'opéra exige, par son caractère même, des dons spéciaux chez le poète qui
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les compose: précisément ces dons que, pour l'opéra bouffon, Casti posséda au plus haut degré. Après lui, à part de très rares exceptions, l'Italie n'a pas eu des auteurs d'opere comiche de son originalité, son brio et sa fluidité, ou plutôt, la comédie musicale, après la mort de Rossini, y dégénéra en opérette, d'importation étrangère, et généralement privée de toute valeur littéraire.
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