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Deuxième partie
l'OEuvre
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VIII
Vue d'ensemble. - Le lyrisme et les Novelle
De même que le jeu fantaisiste, que fut la vie de Giambattista Casti, évoluait des vulgaires tripots jusqu'aux échiquiers de la haute spéculation politique et sociale, de même son activité littéraire se déroulait sur des plans fort divers, à travers une oeuvre très inégale pour le caractère et la valeur. Aborder cette oeuvre comme on le ferait des opera omnia d'un poète passé au domaine public de la littérature, n'est point faisable: d'ailleurs, les critiques qui, au cours du siècle dernier, ont le plus bafoué, avec l'homme, la production poétique de Casti, n'en ont connu qu'une partie, l'autre étant inédite ou, en leur temps, pas encore étudiée. Celui qui, de nos jours, a pris connaissance de l'oeuvre entière, tant imprimée que manuscrite, se trouve donc dans des conditions bien plus favorables à un jugement pondéré et équitable. Pour en arriver là, il est forcément besoin de faire une distinction sommaire entre les matières, ou genres, dont cette oeuvre est composée: lyrique, mélodramatique, narrative, satiro-épique. Même en procédant de la sorte, il faut s'entendre. Tout critique moderne sait qu'il n'y a pas de ‘genres’ littéraires bien définis: en effet, seuls les éléments mélodramatique et narratif sont, dans Casti, assez clairement délimités et présentent des contours nets. La lyrique, terme toujours vague et se prêtant ici surtout à la discussion, s'étend un peu sur toute la production de notre auteur (nous en trouverons dans les choeurs des drames musicaux), beaucoup plus dense pourtant à ses débuts. Quant à l'épique satirique, il conviendra, aux fins de notre
étude, de mettre les deux grands poèmes de Casti, fort différents entre eux, dans une même catégorie, au prix de faire violence et aux ‘genres’ et à la chronologie.
Vif et prompt par naturel, fin railleur, doué par surcroît d'une veine inépuisable d'invention, Casti fut poète ‘d'actualité’, dans le plus large sens, du plus élevé au plus bas. Parfois altier et méprisant, parfois humble ou nonchalant, toujours désinvolte, imperturbable et caustique, enclin surtout à une espèce de badinage qui frise le trompe-l'oeil, il était de tout temps prêt et capable, soit à l'urbanité des manières et des mots piquants, soit à la trivialité du geste et de l'expression, selon les personnes ou les circonstances. Qui lit ses lettres, se convainc pourtant aisément que, dans presque
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tous ses écrits, il avait l'oeil fixé sur la postérité qu'il espérait atteindre. Ces écrits, reflet fidèle en cela de sa personnalité, sont nomades et vagabonds: il ne les pensa ni de Rome, ni des cours de Florence ou de Vienne ou de Naples, il les imagina d'une plateforme qui ne fut même pas d'Italie, mais qui fut du monde. Son corps s'adapta à tous les climats, son estomac à tous les mets, et son intelligence créatrice à tous les goûts. Suivant les tendances et les affections des grands qu'il fréquenta, il chanta et représenta, il amusa et fut bouffon. Rarement, le poète feignit aussi de se laisser séduire par les applaudissements et par ces spectacles qui avaient attiré d'autres poètes, et en profita avec un certain humour pour illuminer ses contemporains. plus que lettré, il fut homme: c'est une réserve que nous faisons volontiers. S'il eut un tort, ce fut celui de rire et de badiner trop en des moments qui exigeaient le plus grand sérieux: l'esprit grave de ses nombreuses lettres politiques ne rachète pas le défaut de l'artiste. C'est lui-même, c'est précisément sa renommée de poète auprès de la postérité, qui en a le plus souffert.
Le lyrisme de Casti comprend plusieurs gammes, il n'est pas sans nuances; son ‘lyrisme pur’ n'en constitue pas moins la partie la moins originale, quoiqu'assez agréable à lire, de son oeuvre. Sa fameuse verve, toute faite pour l'improvisation, est évidente même dans ses ‘canzonette’, dites Anacreontiche, écrites à Rome ou bien en Toscane, sous la régence grand-ducale. Une trentaine de ces compositions, qu'on trouve dans les éditions plus ou moins ‘complètes’ des Opere, la petite douzaine d'autres qui se cachent parmi les liasses du ms. 1628 de la Bibl. Nationale de Paris et dans un minuscule recueil, publié en 1795 à Adrianopoli (=Turin) et devenu presqu'introuvable, sans oublier un petit nombre de cantates et de pastorales sur le même ton (mais de facture plus élaborée), appartiennent pleinement au genre à la mode du temps. C'est par elles que, pour citer Emiliani Giudici, Casti ‘s'exerça à coasser avec les grenouilles d'Arcadie’. Ce sont, inévitablement, des apostrophes à Filli, à Dori, à Amarille, tantôt en louange de leurs charmes, tantôt pour implorer leurs faveurs; une fois faites de jalousie maniérée, une autre d'admonitions contre cet abus de la philosophie qui est la maladie féminine de l'époque, ou contre une instabilité de sentiments poussée trop loin ou plus loin que la sienne, une autre encore pour dire un songe d'amour, un contentement pour faveur reçue. Le poète y célèbre Vénus à lui propice, ou bien Bacchus, fils de Montefiascone, médiateur d'amours faciles. Il y a ensuite ces quatre odes adressées, elles aussi, à Filli (la marquise Lepri) et
à une Nice, sur le thème des Saisons, dont il était question dans notre premier chapitre. Enfin, on y trouve deux odes ‘per nozze’; un Scherzo ingénieux, de 1790, où l'auteur, en raillant Filli, se moque en réalité
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du système de la première Constitution française, dont il s'applique à démontrer l'absurdité; et un ‘mémorial pour rire’, gentiment irrévérencieux, à l'occasion de la vacance de cet épiscopat auquel, ainsi que nous avons vu, l'abbé-poète osa aspirer un jour.
Tout cela, à vrai dire, ne sort pas du cadre de la tradition arcadienne. Ces vers alertes, plaisants, bien tournés malgré leur air d'impromptu, donnent bien l'idée de cette vie creuse et insouciante, où le rien devait par force être quelque chose. Et certes, Casti ne s'y montre point de l'étoffe du grand lyrique ‘par la grâce divine’ dans l'acceptation grave et abstraite que nous aimons donner au mot. La poésie lyrique, plus que toute autre, demande une mesure de l'esprit, un équilibre des sens et des facultés d'expression, qui surpasse de bien loin la belle forme technique; et à cette mesure l'imagination de notre abbé s'accordait d'autant moins, qu'elle était souvent déterminée, essentiellement, par des conditions d'origine physique. Faute de ces ‘voix de la nature’ que bientôt Henri Heine réclamera à tout poète lyrique, cette volubilité bavarde et un peu monotone dans les mètres déjà chers à Savioli et à d'autres, finit quand même par fatiguer l'attention.
De la facilité propre à la rimerie galante de Casti, on a prétendu qu'elle fût ‘aqueuse’. Il y a pourtant des progrès marqués sur certains de ses prédécesseurs. Carducci a justement observé que Casti, dans ces poésies légères, ‘atteint parfois à une propreté non commune qui, en comparaison de celles d'un Frugoni, peut paraître de la pureté’. Elles sont, en effet, étonnamment exemptes de ces allusions aux ‘seins moux’, aux ‘baisers chastes’ maritaux, elles ne connaissent pas cet air d'alcôve qu'exhalent tant d'odes ‘per nozze’ signées de noms arcadiens, surtout de celui de Frugoni, certes, mais parfois même de ce prêtre austère que fut Giuseppe Parini; et qui feront reluire d'une noblesse toute nouvelle la canzone ‘per le nozze della sorella Paolina’ du grand Leopardi! D'autre part, dans ces poésies menues, Casti manie l'octosyllabe et le quinaire, qu'il emprunte à Frugoni, avec bien plus d'aisance et de maîtrise que son modèle; pour l'octosyllabe familier surtout, il est à peine inférieur à un Guadagnoli. On sent donc, dans ces Anacreontiche, sous la bravoure technique le travail de lime d'un artiste qui se fait la main. On y remarque aussi, même dans certaines inepties chantantes, un sens pénétrant pour les affaires du monde. On sent qu'avec lui les réformes commencées, en Arcadie aussi, vers la moitié du siècle, prennent contours et substance, sinon encore contenu.
Contentons-nous de ces élégances un peu fanées, qui plurent énormément dans leur temps (voir la lettre du 8 janvier 1780 du roi Stanislas-Auguste au poète), et qui plurent encore à un raffiné
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comme Guillaume Apollinaire. Passons outre aux nombreuses poésies d'occasion de Casti, aux six sonnets dédicacés en panégyrique à Frédéric le Grand, aux vers écrits en l'honneur de voyages princiers, d'anniversaires ou de naissances illustres dans les cours d'Autriche et de Russie, aux ‘poésies volantes’ comme cette Chiliade (poème en mille petits vers) pas trop réussie, écrite pour l'ami Gherardini. Relevons, par contre, le spirituel poème en sixains, attestant déjà d'une belle connaissance et conscience musicales, à l'intention d'un ‘Frate mauvais joueur d'orgue’, ainsi que la diatribe violente Detestazione d'amore, où le poète, en veine de contrition, se promet de subjuguer pour une fois sa passion au dieu de la Raison. Relevons encore, et tout spécialement, parmi les quinze dialogues, élégies, chants, odes alcaïques et saphiques en langue latine, que le Séminaire de Montefiascone, fier malgré tout de sa brebis égarée, édita en 1859, et qui témoignent la solide érudition humaniste de notre abbé, cette magnifique poésie De laudibus Pirorum (Éloge des poires), vrai petit chef-d'oeuvre dans le goût catullien.
Quant aux Tre Giulii, nous croyons, après les références que nous y avons faites dans notre chapitre III, être quittes envers la bibliographie en faisant quelques simples remarques. Nous l'avons dit: ce tour de force, consistant d'une ‘couronne’ immense de 216 sonnets, tous en rimes tronquées, traite seulement le pauvre thème des trois ‘jules’ (petite monnaie d'argent) que le poète - il l'explique dans la préface à l'édition qu'il autorisa l'abbé Luciani à en faire en 1762 - avait empruntés à un ‘bien cher ami’ au cours d'une excursion, et qu'il ne pouvait ou ne voulait rendre, malgré toutes les réclamations de celui-ci. Ce radotage mirobolant de technique n'est évidemment plus pour plaire, ni pour intéresser le lecteur moderne; il appartient à l'histoire de l'artisanat littéraire, plutôt qu'à l'art poétique. On peut s'émerveiller, autant qu'on réussit à le lire d'un bout à l'autre, de la virtuosité mise à tracer une infinité de fioritures érudites ou amusantes autour d'un noyau sec, à savoir le sonnet XIX qui donna le branle à tout le reste. Qu'on reconnaisse seulement que, même dans ce genre, Casti à ses débuts fut vraiment fils d'une époque capable de chanter la mort d'un chat ou d'un petit chien. Et qu'il ne fut pas le seul à abuser de virtuosité en radotant en sonnets: puisqu'un certain Guazzi en avait versifié soixante contre un avare, et qu'il y avait même un Don Lazzarelli, curé de Mirandola, qui en rimailla quatre cents dans sa fameuse bouffonnerie La Cicceide legittima...
Ici encore, passons outre.
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Et voici les 48 Novelle galanti en vers, que la morale offusquée et parfois un peu pharisaïque de ce XIXe siècle italien, tellement sus- | |
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ceptible en fait de ‘respectability’ et de dignité nationale, a couvertes d'opprobre et de diffamation au point de vouloir brûler, avec elles, toute l'oeuvre de l'auteur (ainsi: l'abbé-poète Zanella). En un temps qui en a vu bien d'autres, nous n'avons pas besoin, pour en parler, de prendre notre courage à deux mains. Le démon, dans les Novelle de Casti, n'est que pour rire. D'autre part, ces Novelle forment, pour plusieurs raisons, une partie intégrante de son oeuvre. Si elles ont été à la base - base malsaine, admettons-le - du succès foudroyant qu'eurent ses récitations dans les cours et les salons de l'Europe de son temps, elles aiguisaient aussi l'attention des milieux cultivés des capitales du continent sur ce que notre auteur allait bientôt leur dire dans un autre ordre d'idées. Et elles témoignent encore, dès les premières, de la volonté bien nette qu'avait Casti d'être un novateur, ou tout au moins un rénovateur, dans le domaine de la riche littérature narrative burlesque et satirique de son pays. À nos yeux, il y a plus de distance entre les premières poésies arcadiennes de Niceste Abideno et les Novelle commencées vers la même époque, qu'entre celles-ci et le plan sur lequel, tandis que s'achevaient les derniers contes, Giambattista Casti projetait son énorme épopée des animaux. On pourra s'en convaincre.
À dire cela, nous ne cherchons point à déplacer les composants d'un jugement moderne sur les Novelle. Lorsque Casti, avec un réalisme rabelaisien, décrivait dans une fête de lumière et de parfums des scènes de la vie sociale, où avec les sens existe la dépravation des sens, il était nécessaire qu'il touchât aussi à la sensualité. Ceci n'est pas pour effrayer nos contemporains. Si, par contre, il n'arrive pas, en raison de sa manière prolixe d'écrire, à reproduire cette ‘émotion esthétique’ où le licencieux se purifie, une partie de la responsabilité en retombe sur la conscience du philosophe et du moraliste politique; c'est injuste, quoique inévitable. Il ne faut pas oublier en quels temps de décadence publique il écrivait, ni surtout les traditions grasses des conteurs latins, français et spécialement italiens: de la prose musicale pleine de lascivité de Boccace, aux poètes et romanciers qui allaient faire l'apothéose de la chair sous la bannière du Vérisme fin-de-siècle. Nous ne défendons pas, nous expliquons. En jugeant les fruits de l'esprit dans le climat historique qui les a engendrés (qu'on se reporte, à ce sujet, au chap. I de notre livre), il sera donné, avec moins de légèreté, une appréciation plus sereine et il sera rayé de l'album de la critique bien des sottises et des mensonges. Du reste, le bruit qui se levait autour d'elles, a scellé la célébrité des Novelle, à tel point qu'il y en eut des traductions en France en 1878, en 1880, et jusqu'en 1910.
Casti lui-même, soucieux de passer, par ses ouvrages, à la postérité, n'était pas entièrement insensible à la tare d'indécence qui pesait
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sur ses Novelle. Une seule fois, il est vrai, dans une lettre écrite de Vienne le 17 mars 1787 sur un ton assez hargneux au marquis Piatti, il eut l'idée lucide de s'en défendre en disant qu'elles n'étaient ‘ni plus osées ni plus libres ni plus censurables, mais bien plus modérées que la plupart de celles de beaucoup d'écrivains de chez nous et de l'étranger’. Mais à maint endroit de sa correspondance, il regrette d'avoir mis des détails licencieux dans ces contes, et il paraît qu'il ait même promis à Lorenzo Pignotti, fabuliste et conteur en vers comme lui, de les débarrasser un jour de tout détail libre. Le plus curieux est que le pauvre pamphlétaire anonyme, qui confronta le poète, mort depuis peu, avec l'ombre de Métastase, en le rabrouant par la bouche de celui-ci pour le libertinage de ses Novelle, ne parut pas très sûr de ses arguments. Lorsque son Casti observe que même l'Arioste, dans plusieurs scènes du Furioso, avait été fort libre, ‘preuve évidente que même les maîtres les plus renommés de l'épique poétique n'ont vraiment eu tant de retenue et de délicatesse comme vous le prétendez’, Métastase, ayant répliqué que ‘ce sont de petites taches des grands...’, continue: ‘Mais toi, tu as fait ton apprentissage chez ce Voltaire détestable de l'Henriade et de la Pucelle...!’
Cette sortie, fictive d'ailleurs, nous amène à un point qui mérite d'être souligné. Toute la censure, maligne ou prude, est venue à Casti de ses compatriotes. Pour comprendre ce fait, il faut se rappeler qu'en Italie, plus qu'en la plupart des autres pays d'Europe, l'esprit dit ‘voltairien’ se heurtait à des obstacles sentimentaux, disons même d'instinct, basés sur les souvenirs de la propre grandeur passée. Or, Casti était voltairien, et ses vers, assaisonnés d'esprit gaulois et de finesse italienne, s'ils ont un peu de la morbidité de ceux de Métastase, ont surtout beaucoup de la netteté malicieuse de ceux du philosophe de Ferney. S'il avait eu, pour le moins, la prudence de rester dans le sillage des nouvellistes libres, qui avaient fait la gloire de l'art narratif italien, du Trecento au Cinquecento, pour ne penser qu' aux plus illustres! Dans ce cas, on ne lui aurait certainement pas imputé à blâme le libertinage de ses contes. En prétendant, par contre, se lever, par la forme comme par l'intention de ses récits poétiques, au-dessus des chemins battus par ces prédécesseurs, il s'exposait à la mauvaise humeur de tous ceux qui, jusqu'en plein Risorgimento libéral, détestaient en lui la particule d'héritage venue d'outre-monts: détestaient en ses Novelle d'être faites d'esprit français plus que d'art italien. En voici deux jolies preuves. Ugoni, qui n'aimait pas les Novelle, et qui se félicite qu'elles ‘ne sont pas des chants populaires’, constate avec satisfaction que Casti les écrivait hors d'Italie (ce qui n'est vrai qu'en partie), dans les différentes métropoles, afin de se gagner les faveurs des
puissants, des courtisans et des joyeuses compagnies. Et Tommaseo, en voulant
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réfuter (dans: Il serio nel faceto) l'opinion très favorable de Ginguené sur les Novelle, montre le bout de l'oreille, lorsqu'il dit amèrement: ‘... parce que c'est le destin des Français, ou de calomnier les Italiens, ou de les aduler’!
La plupart des conteurs italiens, Sacchetti, Bandello, Firenzuola, Giraldi Cinzio, le Lasca, avaient écrit en prose, à l'imitation de Boccace, dont le Décaméron semble leur avoir servi de règle et de modèle. En France, au contraire, le conte a été presque toujours rimé; on y a suivi la voie ouverte par ses vieux auteurs de fabliaux. Casti, à qui, bien avant qu'il soit allé vivre en France, la langue française était plus ou moins familière, s'est approprié le goût français. Le conte en vers était, vers la fin du XVIIIe siècle, une nouveauté pour les Italiens et, en essayant d'être le premier dans ce genre, nullement comparable aux capitoli de l'école bernesque, notre abbé ne trouvait que le vénitien Giorgio Baffo et le toscan Domenico Batacchi (pour ne pas parler de Pignotti, dont les fables et les contes n'ont jamais eu, à juste raison, l'honneur de la traduction en français) à lui disputer la palme.
Mais Casti voulait aussi s'inspirer, au moins pour la forme, des poèmes chevaleresques. Nourri, après Ovide, de la lecture de l'Arioste, du Tasse, de Tassoni, de Forteguerri, avant d'arriver à celle de Métastase et de Voltaire, il choisissait en effet le mètre héroïque, la stance de huit vers, six à rimes croisées, deux à rimes accouplées, adoptée par les chantres du Furioso et du Gerusalemme, et qui, par sa structure, par son ampleur, ne peut guère servir de moule qu'à une action suffisamment développée. C'est assez indiquer par quels côtés, pour les Novelle, il s'éloigne de La Fontaine et de l'obscur de Grécourt, dont les récits ont une tournure bien plus brève et bien plus vive. Les Novelle, toutes des compositions d'une certaine étendue, se rapprochent beaucoup plus de l'épopée badine que du conte, tel que nous l'entendons. Pour cet usage de la stance sacrée aussi, on s'explique aisément l'air de profanation, voire de sacrilège, que devaient avoir ces contes libertins aux yeux des orthodoxes de la littérature nationale; d'autant plus que notre abbé a la malice de leur dire, d'une façon fort allusive:
‘Altri canti i guerrier prodi in battaglia
E il furibondo Achille e il pio Troiano,
Altri il sangue civil sparso in Farsaglia,
Altri l'ire fraterne e l'odio insano,
Altri lo stocco e il batticul di maglia,
Altri l'armi pietose e il capitano,
Altri li cavalier, le donne belle:
Ed io canto piacevoli novelle.
(Nov. XXV, La Comunanza, st. 4)
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Ces ‘plaisantes nouvelles’ - qui, au demeurant, gagnent beaucoup à être lues à haute voix - Casti commençait à les écrire durant ses années de Florence (cfr. Anacr. XII et XIV). À la première édition qu'il en fit, celle de Rome 1790, elles n'étaient qu'au nombre de 18. Une lettre de Casti du 14 juin 1797 ne parle encore que de 20. D'autre part, on peut déduire du dernier vers des Animali parlanti (‘...e qui la cetra appendo’) que son épopée ait été sa dernière oeuvre; il le souligne du reste dans une note, écrite de sa main, dans le ms. parisien no. 1624: ce qui revient à dire que les nos. 21-48 des Novelle ont été composés entre 1797 et, mettons, 1800, à Paris. L'énumération, contenant les noms des 18 Novelle reconnues par lui comme ‘authentiques’, qu'il ajouta sous forme de protestation rimée déjà à l'édition de 1790, n'est accompagnée que de deux titres de nouvelles (La bella Circassa et La figlia che non ha giudizio) dont il accuse des autres de les avoir publiées sous son nom. Telle était dès alors sa renommée, qu'en vérité il y en avait bien plus: Tribolati, dans ses Conversazioni del Rosini, nous révèle en effet que, Casti ayant un jour parlé devant Pignotti et Rosini de ses 18 ‘novelle vecchie’, en se plaignant du nombre de fausses qu'on avait mises sur son compte, Pignotti confessa à Rosini d'en être, lui, l'auteur: il les avait écrites étant encore écolier...
Pour la matière et pour le ton aussi, il nous paraît oiseux de confronter les Novelle avec le livre de Boccace, ainsi qu'a fait Ginguené en y cherchant une excuse, et d'autres pour en faire encore un chef d'accusation contre Casti. Même si elles n'ont pas eu, probablement, la prétention d'aider et de préparer la réforme monastique de Joseph II, comme le voudrait Ugoni, les Novelle sont, à tout prendre, un curieux mélange de saillies fort originales, souvent très divertissantes, et l' ‘immoralité’ n'en est certainement pas la fin unique. L'ironie castienne, qui y apparaît comme dans toutes ses manifestations, prend de préférence la forme du sarcasme; et elle n'est pas gaie, comme celle du Certaldais, mais elle est, pour ainsi dire, cette ironie qui est presque un réveil de conscience. Avant d'écrire les ‘Animaux parlants’, Casti donnait avec ses Novelle, selon le mot spirituel d'Ugoni, les ‘animaux opérants’ - (Nov. XXIII, st. 41:) ‘Ma muse, qui est toute pour la physique... aime le réel, elle ne se risque à parler de chose abstraite, soit-elle plaisante ou sérieuse, parce que cela appartient à la métaphysique et c'est une misère rien que d'en parler’.
Par leur cadre, par les sujets qui y sont traités, on peut diviser les Novelle en trois ou quatre catégories. Il y a d'abord celles à sujet ‘mythologique’ (VII, Prometeo e Pandora; XIII, L'Aurora; XXIII, Diana ed Endimione), où Casti se plaît à donner à la matière grave une tournure bien inusitée, pour en tirer des effets comiques, même
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grotesques, et pour les faire servir à la satire. Dans une littérature souvent lourde de sérieux autour des dieux et déesses païens, voir Prométhée, premier mari trompé par le fait de Pandore, faire des scènes aux immortels qui sont les amants de celle dont le poète traduit le nom par ‘don à tous’, ou voir Éos aux prises avec les forces décroissantes de son Tithonos, ou la divine Artémis humiliée par un satyre, ce genre de compositions galantes n'était rien moins que régulier. En France, un Parny et un Lemercier (dans ses Quatre métamorphoses) ont conduit ce genre, quelques dizaines d'années plus tard, à son épuisement complet. D'ailleurs, Casti ne se perd point dans le caractère scabreux de ces aventures. Il n'omet, par exemple, ni de nous montrer Pandore comme ‘de simulation première maîtresse’, dont les femmes ont appris leurs tromperies, ni de railler, pour authentifier son récit sur le malheur de Diane, certains doctes historiens qui puisent à des sources un peu trop apocryphes. On dirait que, pour lui, la comédie humaine se prolonge dans le royaume des dieux.
Viennent ensuite d'assez nombreux morceaux où l'auteur s'est proposé de reprendre à sa façon des sujets déjà mis à l'oeuvre par Boccace, par La Fontaine, par Voltaire, par Grécourt, ou bien par les Italiens du XVIe siècle. Du point de vue de l'art, on n'y perd rien, l'originalité de Casti résidant plus dans les circonstances et dans les ornements que dans le fait raconté. À Voltaire il emprunta La Fata Urgella (XLII) qui, chez le poète français, est intitulé Ce qui plaît aux dames; et Voltaire y imita Dryden (The Wife of Bath), et Dryden le vieux Chaucer. La nouvelle perd assez dans l'imitation de Casti: longue et diffuse, à vouloir dépeindre tout minutieusement, même ce qui gagnerait à ne pas être touché, elle gâte beaucoup. Autre nouvelle prise à Voltaire: Geltrude ed Isabella (XXVII, G. ou l'éducation d'une fille), trop longue encore celle-ci. Plus heureux, les contes qu'il brode sur des thèmes dérivés de Boccace, directement ou par l'intermédiaire de La Fontaine (comme cet inénarrable L'Incantesimo, XLIV, soit La jument du compère Pierre) et dont nous ne nommons que La Celia (V), Il Purgatorio (VIII), Il Rusignuolo (XI), La Comunanza (XXV). L'Arcangelo Gabriello (XXXVI) et Il Diavolo nell'Inferno (XL). Là où Casti reste inférieur, pour la représentation succincte des faits surtout, à Boccace et au grand fabuliste français, il est à remarquer que, et l'un, et l'autre, ont imprimé à tout ce qu'ils ont touché une forme trop définitive
pour que les défauts de n'importe quel épigone ne soient pas manifestes, et précisément à travers le voile du remaniement!
Sacchetti, les Facéties du Pogge et le Novellino de Masuccio de Salerne revivent ensemble, brillamment, dans Le Brache di San Grifone (XXXVIII), et Firenzuola se reconnaîtrait sans peine dans
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La Sposa cucita (XXXVII). Casti pêche ses sujets aussi dans les versificateurs mineurs, et dans de simples anecdotes. Ainsi l'exhilarante Bolla di Alessandro VI (XXIX), parmi les plus célèbres des Novelle, imitée de Casti par un Français du siècle dernier, trouve son origine chez Grécourt (La Clémentine, OEuvres de Gr., éd. Amsterdam 1765, t. 1, p. 227) ainsi que le sujet et les circonstances principales de l'Anticristo (XV; Le nègre et la villageoise, ib., t. 4, p. 179); dommage pour Casti que, dans Grécourt, la manière de raconter, bien plus serrée, réserve au lecteur de plus vives surprises. Les deux premières nouvelles: Il beretto magico et La camicia dell'uomo felice, sont évidemment des reprises de contes orientaux; Il diavolo punito (XXII) est tiré d'un simple fait divers trouvé dans des journaux parisiens.
Toute critique relative au style n'empêche pas que, d'une manière générale, même eu égard à la pesanteur cérémonieuse de l'ottava, et parfois à cause d'elle, la lecture des Novelle procure un vrai plaisir au lecteur accessible au genre. Du plus vif éclat l'art narratif de Casti brille pourtant dans les poèmes de fantaisie libre ou à sujet historique, encore qu'il aime profaner, à l'instar de Voltaire, l'histoire autant que la mythologie. Pour les nouvelles historiques, il y a L'origine di Roma (XVII, deux chants) qui, partie des avatars de Sylvia Rhea, en passant par toute l'histoire romaine, finit en flétrissant la cruauté de l'Eglise fondée sur les ruines de l'Empire; L'Apoteosi (XLVIII), où le poète, ayant retracé les infortunes conjugales de Marc-Aurèle, se moque de certaines sanctifications imméritées; I Misteri (XXXIX), qui a pour objet les fameuses aventures de Clodius, surpris avec la femme de Jules César: thème repris dernièrement (1937) par Alfredo Panzini dans Il Bacio di Lesbia. Ce sont, tous les trois, des poèmes fort remarquables tant pour le traitement que pour l'art vrai. Plus que ces trois encore, La Papessa (XXXII, trad. franç. 1878), avec ses trois chants la plus ample de toutes les Novelle, peut donner une idée suffisante de l'art avec lequel Casti sait mêler l'enjouement aux choses sérieuses. Impie par le sujet, mais épaulée, dans sa fausseté depuis longtemps documentée, par une bibliographie érudite à faire plaisir au plus fin lettré, la Papessa semble être écrite pour nous faire croire que Casti
crût pour de bon à la bourde du pontife féminin: et le contraste entre la sincérité feinte et la drôlerie avec laquelle elle se présente, n'est pas pour peu dans l'effet grotesque qui en détermina le succès.
Mais ce sont les récits d'invention libre, comme Lo Spirito (IX), L'abito non fa il monaco (X), I calzoni ricamati (XIV, fort amusant dans son cadre hollandais), Il lotto (XXVI), La vernice (XXVIII), surtout L'arcivescovo di Praga tant apprécié par Goethe (XXXIV), l'ultra-boccacesque Quinto Evangelista (XLVI) et Il Maggio (XLII, voir chap. V,
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note 7), où l'on retrouve vraiment le fantaisiste voltairien qu'est Casti. Sceptique à l'endroit des choses de la foi, il manque rarement l'occasion de s'en prendre aux manifestations de celle-ci d'une façon légère et spirituelle. Qui y parle, est aussi un poète, dont l'imagination a de la fraîcheur et le style du coloris; dans les dernières nouvelles, un vieillard resté jeune, amoureux de la femme, dont il excelle à rendre le charme et les séductions; un satiriste sans amertume, joignant à une grande finesse d'observation la bonhomie railleuse de l'épicurien. S'il chante surtout l'amour physique, il répugne à toute dégénération et à toute hypocrisie, et, ainsi que dit Natali, il faut reconnaître que messeigneurs les capitolisti du Cinquecento sont, sur ce point, bien plus repoussants. Aux femmes il dit (XIII): ‘Rougisse celle qui, impure... pervertit les lois suprêmes de l'amour et les droits inviolables de la nature’. Devançant les physiologues et pédagogues modernes, il préconise (XLVII, fin) une prudente coéducation des garçons et des filles. Parfois il défend, contre les ‘philosophes austères’, les droits de la fantaisie (XLII, fin) et alors son exposé prend encore une saveur de préromantisme. Et quoiqu'à son coeur défendant (à ce qu'il dit!), il sème presque partout, avec une diversité étonnante et à larges mains, sa satire bénigne qui confère à l'ensemble une valeur historique notable. Tout en plaisantant gaîment, il trouve moyen de fouailler l'aristocratie, le sigisbéisme, les médecins marrons, la manie des voyages, les usuriers, les femmes qui veulent commander, la guerre et, toujours, les
prêtres, les frères, les jésuites, les confesseurs sans conscience, les papes mauvais (jusqu'au malheureux Pie VI dans l'Origine di Roma), et le célibat ecclésiastique, et les prises d'habit forcées, et la foi des miracles, les saints imposteurs, la dévotion des reliques, et en général la bigoterie.
Nous venons de dire: sceptique. Dans notre chap. I, nous avons fait allusion, modestement, à l'influence exercée en Italie, au XVIIIe siècle, par des idées qui se propagent sous le nom de ‘jansénistes’. Tout à l'heure, en parlant du Poema Tartaro et des Animali parlanti, nous nous occuperons des idées politiques qui devaient mûrir dans l'esprit de Casti, depuis ses premiers voyages jusqu'à sa mort. Il est pourtant clair que, dans ces temps, politique et religion se confondaient aux yeux d'un homme issu précisément des terres, où les Papes régnaient en princes temporels et absolus. Avant de toucher à la politique ‘pure’, voici le moment où, ayant parlé des choses religieuses que Casti prenait pour point de mire dans ses Novelle, il faut dire en quelques mots notre pensée sur la foi du poète.
Ici encore, ce sont les écrits de Casti qui guident nos pas. Le 13 janvier 1765, il écrit à Luciani (voir l'Epistolario de Ficari, cit., p. 36):
‘Mais parce que dans une chapelle misérable, non moins que dans un temple somptueux, on peut prier Dieu, et parce que la pompe extérieure
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de la religion ne contribue pas à la bonté chrétienne, pour cela se trouvent, ici aussi (en France, d'où il écrit) des personnes excellentes et parfaitement chrétiennes’ (delle ottime cristianissime persone).
Et dans une notice de sa main, jamais publiée, qui se trouve parmi les ‘non classifiées’, au f. 302 du ms. 1630 de Paris, il écrit au sujet d'une certaine encyclique d'un évêque à ses curés, où était proclamée la liberté de dénonciation:
‘Elle (l'encyclique) prêche une morale trop rigide, trop héroïque, et, partant, non apostolique, non naturelle, non praticable. D'autant plus qu'en (leur) ôtant toute récompense et tout espoir pour ce monde, elle (leur) laisse seulement la récompense de la gloire céleste et l'honneur du ministère apostolique. Mais tous les hommes ne sont pas des apôtres, et il faut les manier en tant qu'hommes pour en faire des apôtres. On peut donc conclure que l'encyclique aura le sort des autres prêches qui, si elles sont bonnes, laissent les choses telles qu'elles sont, si elles sont mauvaises, font du tort au prédicateur, et rien d'autre’.
Nous n'avons nullement l'intention d'entrer dans le mérite théologique de ces allégations. Nous croyons pourtant pouvoir dire une chose: c'est que celui qui les fait n'est certainement pas un athée, ni un agnostique. Nous sommes même enclins à juger un peu simpliste la qualification de ‘sceptique’. Dès que Casti, dans sa correspondance ou dans des notes privées, ne chante pas, mais qu'il parle des choses de la religion, il nous apparaît comme un homme qui y réfléchit sérieusement, avec une conscience profonde, non indigne de celle de tant d'autres penseurs et réformateurs nés d'un pays où toute réforme en matière de religion a toujours été résorbée par l'Eglise régnante. Astreignons-nous donc, rigoureusement, aux constatations objectives. Dans ses Novelle, Casti se montre, en général, adversaire des ordres religieux. Il dénonce la mauvaise foi, il rejette l'ingérence du clergé en matière de politique et en montre à découvert l'effet de corruption; en cela, il peut être un adepte du jansénisme sous son aspect italien, et il est un adhérent de la nouvelle réforme alors en cours. Il respecte, par contre, l'idée de Dieu et la croyance en Dieu. Par son ironie, par sa satire, il contribue pour sa part à démanteler toute la construction ecclésiastique et il attaque à fond les hiérarchies religieuses dans leurs idées et dans leurs modes de vie. Il le fait, dans les Novelle, pour la première fois: rudement peut-être, d'une façon peu délicate, mais efficace, à condition de le voir au-dessus des préjudices courants, esthétiques et moraux.
Et voilà, vraiment, la seule manière pour s'approcher des Novelle de cet angle spécial, et en même temps pour en prendre congé. Immoraliste, Casti l'y est si l'on veut. Mais il fallait un Casanova pour en parler comme de ‘l'oeuvre la plus impie de tous les temps’...
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