Giambattista Casti (1724-1803). l'Homme et l'oeuvre
(1951)–Herman van den Bergh– Auteursrecht onbekend
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Et pour parer aux critiques de ceux qui, comme en d'autres occasions, pourraient le tenir pour ‘un fou et un vagabond’, il ajoute: ‘Un homme comme moi, qui ne se prête à aucun emploi, à aucun devoir, qui ne connaît rien qui puisse encore le déconcerter ni espérances qui ne s'en aillent en fumée, n'a nulle raison pour se priver d'une passion favorite, dont il peut en même temps tirer plaisir et instruction, sans se déranger lui-même ni être pour cela à la charge de qui que ce soit; voire même y acquérir cette considération que le monde accorde à tort ou à raison à tout voyageur qui n'a pas l'air d'un charlatan ou d'un aventurier’. Le voyage est fixé pour l'été de 1784 et l'empereur doit, naturellement, être ‘mis au courant’, pour le pressentir si, par hasard, la concession du poste désiré est en route. Et puis, la navigation serait propice pour arriver au nombre voulu des Novelle ‘avant de les faire imprimer, parce que, étant à Vienne, la séduisante compagnie du comte de Rosenberg et tant d'autres distractions m'empêchent de rien faire’. Mais le projet de voyage à Constantinople ‘reste en l'air et différé’ pour un an, parce que Zulian lui-même doit remettre son départ à l'année 1785, ‘vu que le navire qui devait le transporter là-bas cette année (1784) a été incorporé à l'escadre qui doit aller punir la présomption des Tunisiens’. De sorte que le poète entrevoit le risque que, même retardé, le voyage ne se fera pas du tout: ‘Le retardement d'un an pourrait faire naître des incidents qui m'obligent à changer d'idées et à m'adapter aux circonstances’. Les ‘incidents’, pas du tout faits pour déplaire au poète aspirant à la succession de Métastase, ne se produiront pas, et ce ne sera pas eux qui, pour quelques années encore, feront échouer le projet de voyage vers les rives du Bosphore. Bien que l'empereur, de retour d'Italie, ne se montre point pressé à couronner le songe ambitieux de Casti, il n'en demande pas moins à l'inépuisable veine d'humour de celui-ci des divertissements toujours nouveaux, et d'un nouveau genre cette fois, avec le concours de l'art exquis de Paisiello, à peine revenu d'un séjour de presque huit ans à la cour de St. Pétersbourg. Paisiello n'était pas arrivé à Vienne en même temps que Casti - comme dit Da Ponte, qui à cause de la distance des événements se perd parfois dans des confusions et des inversions de ceux-ci - mais bien sept mois après; or, sept mois peuvent compter pour quelque chose dans la vie d'un homme! L'arrivée de Paisiello marque le commencement de l'activité dramatique de Casti, parce que ce fut Paisiello qui voulut un libretto de sa mainGa naar eindnoot3). En mai 1784 le poète raconte à Kaunitz les instances dont il est l'objet pour qu'il écrive quelque chose pour le teatro per musica: | |
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‘Paisiello est ici, il Vous envoie ses respects. Il est parti un peu dégoûté de St. Pétersbourg. Il restera ici 2 ou 3 mois parce que S.M. veut lui faire mettre en musique un opéra bouffe. Et le beau de la chose est que S.M., le comte Rosenberg et Paisiello sont à mes trousses afin que je fasse le libretto. Je m'en suis défendu tant que j'ai pu, puisque n'ayant jamais fait de telles oeuvres, je crains à raison de faire une gaffe. Mais je vois bien qu'il n'y a rien à faire contre cette puissante conspiration; d'où il se peut que je risque ma réputation en me mettant à bricoler quelque chose. Il m'est venu à la mémoire un thème tiré du Candide de Voltaire, Il Re Teodoro in Venezia, thème qui se prête à un bon nombre de jolies idées, si je voyais moyen de bien le traiter’. Le poète, s'étant mis au travail avec sa fougue des grandes occasions, réussit à avoir fin prêt, dans les premiers dix jours de juillet, ‘ce coquin de Re Teodoro qui m'a occupé pendant plus de 6 semaines’..., et il espère ‘... que vers le 10 août, on pourra le représenter’, car Paisiello ‘en a déjà mis en musique presque la moitié’. L'opéra fit furore, même Da Ponte le reconnaît, quoiqu'il ne sache pas cacher son amertume. Joseph en récompensa l'auteur en lui offrant une belle cassette et cent sovrane ‘in gradimento e in riflesso ancora alle Novelle e al Poema (Tartaro)’ qu'il lui avait présentéGa naar eindnoot4). Donc - souvenons-nous-en tant qu'il en est temps - la présentation du Poema Tartaro à l'empereur avait eu lieu au moins en août 1784, c'est-à-dire avant la représentation du Re Teodoro; et le coeur impérial dut en éprouver un plaisir discret et furtif. À ce mélodrame, qui plut aussi à Catherine quoique n'étant pas inspiré directement par elle, ainsi que l'on a dit, en succéda presque aussitôt un autre, destiné celui-ci à être représenté en 1785 dans la villégiature impériale de Luxembourg mais donné seulement l'an après, à ce qu'il paraît: La Grotta di TrofonioGa naar eindnoot5). Sur ces entrefaites le poète, qui attendait toujours en vain la nomination tant désirée, dirige en 1785 de nouveau ses pas vers la péninsule natale. Non qu'il le raconte lui-même, mais nous l'inférons du fait que deux lettres de 1785 - du 1er septembre et du 9 octobre - lui sont adressées à Gênes. Il aura voulu, croyons nous, pousser jusqu'à Turin, vers l'ami Gherardini, fraîchement revêtu de l'office de ministre d'Autriche dans les États sardes; puis, il sera allé à Gênes pour satisfaire le désir des habitants de cette ville et sa propre promesse faite à eux à son retour d'EspagneGa naar eindnoot6). De Gênes, l'espoir jamais éteint en lui l'attire une autre fois à Vienne, d'où il écrit à Greppi dès le mois de janvier 1786. Mais il n'était pas dans ses projets de s'y arrêter longuement, parce que le 4 février une dame milanaise, l'ayant remercié d'avoir appuyé ses pétitions pour obtenir la séparation légale de son mari, se réjouit de ce qu'il lui fait espérer son prochain retour en Italie: | |
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‘Ce très gentil M. Angelo Serponti m'a fait croire que dans peu de mois vous allez revoir Milan; ... mais me souvenant bien d'une de vos NovelleGa naar eindnoot7) je m'imagine que vous aimerez mieux planter le mai là-bas, et dans ce cas grand bien vous fasse; pourvu que vous ne laissiez passer toute la saison des fleurs, sans vous montrer aux femmes italiennes...’ Ce désir se réalisera bientôt, car le poète, ayant assisté, lors du Carnaval de 1786, à la représentation de Prima la musica e poi le parole, et peu après de la Grotta di Trofonio, prend congé de Joseph II qu'il ne reverra plus ni vif ni mort, parce que, lorsqu'il s'apprête à retourner près du souverain, la maladie de Joseph l'obligera à attendre à Milan, ainsi que nous verronsGa naar eindnoot8). Nous examinerons tout à l'heure les circonstances dudit départ; pour l'instant, suivons le fil de notre récit. Le nouveau départ eut lieu le soir du 16 mai 1786. Après un bref arrêt à Trieste et un autre à Venise, le revoilà à Milan, attendu sans doute avec impatience par tous ceux qui désiraient l'entendre réciter, de sa voix redevenue agréable. Au mois de septembre il est à Turin chez l'ami Gherardini, et en décembre de nouveau à MilanGa naar eindnoot9). Fin janvier 1787 il arrive à Naples, où il avait, dès le mois d'avril précédent, manifesté le désir de passer l'hiver. Il est en compagnie d'un nouveau seigneur, puisqu'il paraît bien que tous, ambassadeurs et barons et baillis et souverains, sans compter les dames, le recherchent à l'envi, lui, lui seul, toujours lui. Il est superflu d'ajouter que Naples le salua avec un enthousiasme non inférieur à celui des autres cités italiennes, mais parmi tant de vivats concordants, il ne manque pas, cette fois, une dissonance qui fait écho aux blâmes, dont Parini avait couvert le récitant des Novelle galantiGa naar eindnoot10). À Vienne le poète avait été dernièrement occupé à ‘composer dans ses heures perdues’ un second mélodrame sur le thème de Teodoro, qui attendait en vain la musique de Paisiello; et dès 1786, il avait mis la main, soit à Vienne soit en Italie, au ‘frère cadet’ du Poema Tartaro, au ‘drame héroï-comique’ de Cublai, que Salieri avait commencé à mettre en musique à Paris, l'été de cette même année. Et voici qu'à Naples il reprend la suite de ce mélodrame, pour en envoyer à Salieri les scènes détachées, au fur et à mesure qu'elles sont prêtesGa naar eindnoot11). Au commencement de septembre il n'a pas encore quitté Naples: pourtant en juin, juillet et août, par l'inquiétude du comte Fries, son compagnon de voyage, il a été ‘comme un pendule’ en oscillation continuelle entre Rome et Naples. Il paraît même qu'il soit allé plus au Nord, à Florence, parce que les frères Lignola lui avaient remis une lettre de créance payable dans cette ville. À Rome il lui échut - le 17 juillet, chez Fries - d'être à table avec Goethe qui, l'ayant écouté réciter la nouvelle de L'Arcivescovo | |
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di Praga, l'apprécia beaucoup, quoiqu'il ne la jugeât ‘pas très décente’. Le grand poète allemand connaissait déjà et estimait le poète mineur italien pour son ‘tavori’ Re Teodoro in Venezia et il appelait ‘fort joli’ l'autre Teodoro aussi, pour en avoir lu le premier acteGa naar eindnoot12). Pour septembre Casti avait formé le projet ‘de reprendre le chemin de Vienne’: par contre, en septembre, il se met en route, toujours avec Fries, de Naples vers l'extrême sud de l'Italie. Il voit Palerme et Messine, à Syracuse il fait la connaissance d'un jeune disciple des Muses italiennes, et à Malte il met un terme à ce petit voyage. En février 1788 au plus tard, il s'est déjà fixé de nouveau à Milan, où son compagnon de route lui fait parvenir le 6 mars une lettre de Trieste au sujet d'une conversation qu'il a eue avec l'empereur, en train de faire le tour des frontières pour s'assurer de ses propres yeux comment avançaient les préparatifs de la guerre contre les Turcs. ‘J'ai parlé avec l'empereur... il me parla beaucoup de mon voyage en Sicile et à Malte, de Naples, de mes affaires, et parut très content de mes réponses; il demanda aussitôt de vos nouvelles, où vous étiez, quand vous retournerez à Vienne et comment vous aviez supporté les fatigues du voyage de Sicile. Je lui ai dit aussi que vous êtes toujours occupé à lui procurer de futurs plaisirs après les fatigues de la campagne, et il m'écouta avec satisfaction; ceci doit vous faire plaisir et c'est pourquoi je vous l'écris de suite’Ga naar eindnoot13). Si l'empereur avait montré qu'il s'intéressait ainsi et toujours à lui, pourquoi Casti ne donna-t-il pas suite, même cette fois, à son projet de retourner à Vienne, projet déjà fixé pour le mois de septembre précédent? Ce sont les conditions changées de l'Empire se préparant à la guerre, qui l'en dissuadent, et le fait aussi que l'attention de l'empereur est absorbée par le son des armes, qui s'accorde peu aux harmonies poétiques. En attendant donc des temps meilleurs, il s'apprête maintenant à la fameuse randonnée à Constantinople, qu'il avait déjà décidée quatre ans auparavant. Fries, qui peut-être songeait à un autre voyage avec lui, et un gentilhomme italien, Pattoni, voudraient l'en dissuader, tandis qu'il semble que Rosenberg l'y incite: ‘Pour ce qui est de venir cette année à Vienne, je dois vous aviser que, si vous avez un autre projet, vous ferez mieux de l'exécuter cette année et de venir ici après, par des temps plus calmes et moins mélancoliques.’ Et en effet, de Milan, Casti se rend à Venise, et ici il s'embarque avec le bailli Foscarini pour la capitale de l'Empire Ottoman, le 30 juin 1788; par la suite, ayant observé avec perspicacité les caractéristiques et les coutumes d'un peuple tellement différent de tous les autres peuples d'Europe, et ayant contemplé avec émotion | |
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les ruines de la grandeur hellénique, après un voyage des plus tempêtueux, il commence le 11 mars de l'année suivante (1789) la quarantaine au Lazzaretto Vecchio de VeniseGa naar eindnoot14). On croirait enfin le moment venu, pour Casti, d'aller à Vienne pour y ceindre le laurier de ‘Poeta Cesareo’ - lorsque la santé périclitante de l'empereur vient décevoir encore une fois l'espérance du poète, qui depuis le mois de juin attend à Padoue ‘les lettres qui devront le décider pour Vienne ou Milan’. Une lettre de Rosenberg, reçue le 2 juillet, vient le tirer de cette indécision. ‘Vous voyez bien’ (écrit Casti à Gherardini) ‘qu'il n'est plus question de devoir penser à aller à Vienne avant le mois de mars. Alors, j'y irai sans faute, et d'ici là il y aura certainement quelque chose de changé. Plaise à Dieu que ce soit pour le bien, et surtout que le souverain prolonge ses jours au-delà de cette époque; mais j'en crains bien fort’Ga naar eindnoot15). Crainte que vinrent justifier les événements, parce que le 20 février 1790, Joseph II expira. Casti reçut à Milan la triste nouvelle, une semaine après le décès, et il se montre vis-à-vis de Rosini ‘touché’ par la perte du ‘Prince malheureux qui avait daigné abaisser jusqu'à (lui) sa bonté et sa bienveillance. Prince vraiment malheureux, à qui l'adversité tenace du sort, non contente de l'avoir contrarié toute sa vie, a voulu rendre amers jusqu'aux derniers instants, en détruisant tout ce qu'il a fait ou projeté. Combien de réflexions morales, philosophiques et politiques vous aura suggéré cette terrible catastrophe! Comment j'aurais aimé à communier avec vous dans ce deuil!’ Et il exprime franchement son opinion - à Rosini comme à Kaunitz, à Gherardini comme à Greppi et à d'autres encore - sur le monarque défunt et sur ses espérances pour l'avenir: ‘Ce qui, seul, peut nous offrir un peu de consolation en un si grand malheur, est l'espoir que le changement de Souverain puisse ramener dans l'Etat la tranquillité perdue et le calme à l'intérieur, dissiper les nuages qui se sont formés au sein et autour de la monarchie, rassurer les esprits des sujets et rétablir le respect, la confiance et l'amour de celle-là dans les peuples. Le nouveau monarque apporte sur le trône une réputation universelle de sagesse, de justice et de modération, qui doit certainement faire cesser toute animosité personnelle. Les rapports, les fils, les engagements antérieurs étant coupés, le sort lui offre l'occasion favorable à la formation d'un système politique nouveau’. Et de cette façon, il continue à désapprouver ouvertement la politique des improvisations précipitées, des décisions prématurées, propres au ‘joséphinisme’! Le poète avait, en certains moments, l'oeil impartial de l'historien: un jugement du même genre avait | |
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déjà été émis par lui à propos du voyage de l'empereur en Italie, en 1783 et 1784Ga naar eindnoot16). Dans une lettre suivante, adressée elle aussi à Rosini, il revient sur ‘l'animosité et la méfiance qu'une façon d'agir peut-être trop impétueuse et inconsidérée avait éveillées contre la personne du malheureux prédécesseur’ de Léopold; mais distribuant avec un sens historique aigu la louange et le blâme, il conclut: ‘Joseph avait d'excellentes qualités personnelles et privées, que peut-être un vertige de despotisme lui faisait croire de devoir et de pouvoir oublier en opérant en souverain. Il m'est échu et j'ai eu l'honneur de ne le connaître que sous le premier aspect, puisque je n'ai jamais eu affaire à lui en sa qualité de souverain. J'ai donc eu l'occasion de connaître son côté le meilleur’Ga naar eindnoot17). Comme on le voit, ni Casti ni ses correspondants ne font jamais la plus faible allusion à un refroidissement dans la bonne disposition de l'empereur vis-à-vis du poète. Par contre Da Ponte, lorsqu'il dit que Joseph ‘aimait bien ses vers (ceux de Casti) mais ne l'aimait pas lui’, s'étend avec un plaisir un peu âcre sur l'obstination du souverain à éluder les assauts répétés et toujours plus résolus de Casti et de Rosini au poste de Métastase, et à soutenir et même à exciter Da Ponte lui-même contre son redoutable rival qui ‘était infaillible à Vienne plus que le Pape à Rome’Ga naar eindnoot18). Quoique l'homme de Ceneda se trompe parfois de dates, il laisse en nous une impression suffisante d' honnêteté et d'équité relative même quand il raconte ces querelles de cour. Certainement, il a des raisons en abondance pour assurer que sa personne était considérée à tort par Casti comme principal obstacle à la réalisation de ses aspirations. Trop grande en effet était la différence d'esprit divisant les deux hommes; l'auteur même des Memorie le reconnaît. Et puisque les espoirs de Casti tardaient toujours à se réaliser, nous croyons avec Da Ponte que parmi les causes il y avait aussi le contraste de coutumes entre l'aspirant et le prédécesseur défuntGa naar eindnoot19). Ou bien, sinon la pensée consciente de ce contraste, du moins une certaine retenue publique du monarque à couronner de la faveur officielle un poète renommé surtout par certaines de ses oeuvres par trop décolletées. Mais d'autres raisons durent également faire sentir leur poids. Il convient de rappeler par exemple que Joseph était, il est vrai, ‘éduqué dans la tradition de la musique italienne et restait fidèle à ce goût, mais qu'il n'en a pas moins renoncé au ballet et à l'opéra italiens et fondé l'opéra allemand au chant spécifiquement national et allemand’Ga naar eindnoot20). Ne serait-il pas qu'il ne vît pas la nécessité et peut-être même pas l'opportunité de ceindre de l'auguste laurier précisément un front italien? | |
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Et le PoemaTartaro? - La bonne mine que l'empereur avait faite à cet ouvrage ne doit pas nous porter à croire qu'il ne se préoccupât point de l'écho qui pouvait en parvenir à des oreilles russes. Il n'est besoin que de lire qu'il recommanda à l'auteur ‘d'être prudent’. Chacun comprend qu'en le revêtant du laurier tant désiré, il aurait eu l'air d'approuver ouvertement, chaleureusement, l'oeuvre dans laquelle l'impératrice des Russies, alliée de l'Autriche, se distinguait par des prouesses épiques tout autres que celles de Camille et de Clorinde! Voilà qui aurait été un bel acte politique! Pour l'en détourner, il n'était besoin d'aucune vénération spéciale de Joseph à l'égard de CatherineGa naar eindnoot21). Or, dès que nous parlons du Poema Tartaro, nous sommes tout de suite pris dans un imbroglio que justement les mieux avertis parmi les biographes nous ont préparé à propos de la présentation de cette oeuvre au souverain. Rosini, en parlant de ce poème dans la préface biographique citée, dit que Casti, ‘de retour à Vienne, en donna aussitôt lecture à Joseph II, à qui l'oeuvre ne déplut pas’, et que ‘avant de la publier (!) ... il y ajouta un épisode ayant trait au voyage de Joseph II en Crimée(!) ...’; que ‘malgré ces corrections et ajoutés’ le poème lui inspira tout de même des inquiétudes, à ce point que ‘le même Joseph II crut, pour des motifs politiques, devoir conseiller à Casti d'entreprendre le voyage de Constantinople’. Donc selon Rosini le voyage disons ‘de congé’ ne succède pas immédiatement à la présentation du poème à l'empereur qui l'aurait intimement désapprouvé, mais a lieu seulement pour des raisons politiques et à la suite de la publication de cette oeuvre. Entre parenthèses, dans le Nuovo Giornale dei Letterati (cité en fin de ce volume) la ‘publication’ devient ‘divulgation manuscrite’, comme en fait il en était réellement et simplementGa naar eindnoot22). Par contre Ugoni et Tocci, sur les traces de Da Ponte, croient que présentation et congé se suivent à une distance fort brève. Et Ugoni encore, ayant dit que Casti avait préparé ‘une belle copie’ pour l'empereur, parle tout d'un coup, un peu plus loin, d'une ‘impression clandestine’ du poème, qui aurait été la cause du ‘brusque congé’Ga naar eindnoot23). Enfin tous les trois, Rosini, Ugoni et Tocci, sont unanimes à parler de l'adjonction, au Poema Tartaro non encore présenté à Joseph, d'un épisode relatif au voyage fait en 1787 par celui-ci en Crimée. Cette notice eut certainement sa source dans la préface à la première édition autorisée des NovelleGa naar eindnoot24). Mais la visite d'Orenzebbe (c'.-à.-d. Joseph) à Cattuna (Catherine) dans Caracora (St Pétersbourg), décrite dans le 10ème chant du Poema Tartaro, n'a pas trait au voyage de 1787 qu'il ne poussa pas jusqu' à St. Pétersbourg, mais | |
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bien à celui de sept ans plus tôt; et ce ne fut point un épisode ajouté, comme le sait bien celui qui se rappelle les passages cités par nous, où Casti, dès son séjour à Cadix, parle à ce sujet. Et nous voilà arrivés au fameux congé, auquel toute la critique a prêté foiGa naar eindnoot25), quoique Ugoni et Tocci ne se refusent pas à y flairer une mission politique secrète, l'un à Constantinople, l'autre à Naples. Parmi les premiers qui mirent en circulation la version du congé fut un grand poète et critique autorisé: Ugo Foscolo. ‘Lorsque le Poema Tartaro fut publié(!) - écrit-ilGa naar eindnoot26) - Joseph II était en mésentente avec Catherine, mais après ils s'étaient réconciliés. La Czarine voulait que le Poeta Cesareo(!!) fût limogé et Casti fut en effet banni de Vienne; mais l'empereur ordonna que la pension(!) lui fût payée tant qu'il vivrait. Casti, faisant montre d'un caractère qui, certes, aurait honoré un homme meilleur que lui, refusa la pension et, lorsque Joseph lui fit offrir l'argent, ne voulut y toucher’. Il n'est nullement besoin de relever expressément les erreurs contenues dans ces quelques lignes. Faisons simplement remarquer que tout le monde, au temps de Foscolo, était persuadé que Casti avait succédé directement à Métastase, sous le règne même de Joseph, et que dans ces conditions le voyage de Constantinople, suffisamment connu par la description du poète et advenu peu après le rétablissement de relations cordiales entre Joseph et Catherine, devait bien rendre digne de foi une telle explication des faits. Toutefois il est juste de reconnaître, en traitant cette question épineuse, que des preuves décisives pour exclure le congé manquent; mais il n'existe pas plus de raisons suffisantes pour le confirmer. Limitons-nous, avec ManfrediGa naar eindnoot27), à exposer les faits comme ils se présentent à notre connaissance. Casti part de Vienne le 16 mai 1786 et n'y retourne plus durant la vie de Joseph. Au moment de ce départ, les relations austro-russes étaient dans une phase de froideur et seulement vers la fin de l'année Joseph se laissa persuader par Kaunitz à ouvrir des négociations en vue d'un rapprochement. En mai 1787 les deux souverains se rencontrèrent à Cherson et conclurent une alliance, en vue de préparer tout de suite la guerre contre la Turquie, qui en effet commença en 1788Ga naar eindnoot28). Pour que l'empereur, qui n'avait pas désapprouvé le Poema Tartaro à la première lecture, ait été amené à licencier tout d'un coup, brusquement, le poète, il aura bien fallu une protestation de Catherine et, de la part de Joseph, une grande inclination pour elle; ce qui ne pouvait être le cas en mai 1786. Rappelons, au surplus, que dès le commencement de 1786 Casti avait manifesté l'intention de retourner bientôt en Italie. Nous sommes d'opinion que son séjour en Italie et à Naples a toute l'apparence d'avoir été | |
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décidé délibérément et à son gré. Libre d'engagements, il avait comme d'autres fois saisi l'occasion d'accompagner un homme riche et instruit. En mai 1787 il continue à travailler à son Cublai que, dès l'été de l'année précédente, Salieri, à Paris, avait commencé à mettre en musique, et ce mélodrame, il ne le tiendra pas caché mais il l'offrira à l'empereur, en insistant pour le voir représenter sans changements. L'aspirant ‘Poeta Cesareo’ aurait-il jamais fait cela, si le Poema Tartaro lui avait joué ce vilain tour? En outre, d'aucuns affirment que Cublai fût représenté en 1788, donc dans un moment où les cordialités austro-russes étaient à leur combleGa naar eindnoot29). Comment donc les personnages de Memma et de Bozzone - identiques, notez bien, dans le Poema Tartaro et dans Cublai - et l'ambiance tartare et le nom de l'auteur n'auraient-ils pas fait revivre dans l'esprit des spectateurs le dangereux poème? Et si l'on ne riait pas, dans le mélodrame, au frais de Catherine II elle-même, on n'en riait pas moins à ceux d'un précédesseur (Pierre le Grand), dont elle s'appliquait de toutes ses forces à réaliser le programme grandiose. Qu'on trouve la notice du congé aussi chez Da Ponte, cela ne la rend nullement plus digne de foi, du moment que Da Ponte se trompe en mettant la remise du Poema Tartaro après la représentation des deux mélodrames en 1786. En faisant ainsi, le rival de Casti ne se montre pas mieux informé que ceux qui ne furent pas témoins oculaires de la remise au poète des 600 sequins, ou 300 florins hongrois, ou quoi que ce fût. Et quant à une lettre, non datée, dans laquelle Casti prie une ‘Excellence’ de lui rendre une copie en sa possession du poème, dont la divulgation pourrait exposer l'auteur ‘aux complications les plus dangereuses... et qui est diamétralement opposée à la situation politique actuelle et aux intérêts généraux de l'Etat’, cette lettre a été écrite, selon nous, vers 1787 ou tandis que se renouaient les négociations entre les deux monarques ou après la conclusion de celles-ci: et ceci précisément à cause de la phrase ‘diamétralement opposée etc.’Ga naar eindnoot30). En passant au soupçon faiblement émis par les deux susdits biographes au sujet d'une mission politique - et bien plus hautement par Sindona -, nous ne voyons rien qui le justifie. Nous ne l'excluons pas, nous observons seulement que le voyage avec Fries n'a pas l'air de masquer des charges d'état, mais paraît déterminé par le seul but de passe-temps et de curiosité. La même chose dirions nous au sujet du voyage à Constantinople. Retournons maintenant à Milan, où nous avons laissé Casti, philosophant sur l'empereur défunt. Ugoni, ayant affirmé que la nouvelle de la mort de Joseph parvint à Casti tandis qu'il se trouvait à Florence, fait, par suite d'une | |
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interprétation inexacte d'un passage de Da Ponte, dater de cette époque la visite faite par le poète à Léopold et la promesse d'avancement qui en suivitGa naar eindnoot31). Mais cette rencontre eut certainement lieu à Milan, séjour du poète en ce temps, soit lorsque Léopold se dirigeait sur Vienne pour y assumer la succession de son frère, ou bien l'année suivante, quand il venait en Lombardie après avoir installé son second-né sur le trône de Toscane. Nous penchons plutôt vers l'an 1791, ne fût-ce que parce que la requête de Casti aurait été peu opportune en plein deuil. Mais les faits eux-mêmes nous donnent raison. Tout d'abord, Casti s'était rappelé, un mois après la mort de Joseph et le départ de Léopold de Florence, à la bonne mémoire du majordome de l'ex grande-duchesse, épouse de Léopold, laquelle se trouvait encore en Toscane dans les premiers dix jours d'avril 1790. En effet, ledit majordome écrit au poète, à Milan, quel a été son empressement à parler de lui à sa patronne: ‘Dès hier matin j'ai parlé à notre Reine... à votre sujet, et Elle a appris avec plaisir que V(otre) S(eigneurie) se trouve à Milan. Le très estimable comte Rosenberg continuera mes intercessions, mais pas avec plus de zèle ni plus de coeur’Ga naar eindnoot32). En second lieu, si la promesse avait été faite par Léopold en mars 1790, pourquoi Casti aurait-il donc attendu jusqu'à la mi-juillet de 1791 pour partir de Milan pour Vienne?Ga naar eindnoot33). Et pour quelle raison, en septembre 1790, aurait-il fait parvenir à Léopold, par un tiers, une lettre à Vienne, dans laquelle il lui aura évidemment manifesté l'espoir qu'il mettait en lui? On peut s'en rendre compte du ton d'un billet, écrit de Gênes à Casti par une amie, une certaine Costanza Raimondi Fornari, qui lui parle d'un comte polonais, Lewicki, lequel devait passer par Milan: ‘... il viendra vous trouver, et en tout cas, si vous ne le voyez pas, il vous propose l'expédient de lui envoyer au plus vite la lettre pour le Roi à Vienne, où le comte s'arrêtera quelques jours; vous pouvez faire l'envoi à cette adresse’ (ceci en français): ‘À Mons. le Comte Joseph Lewicki, Vienne’. - Enfin la même dame écrit, exactement un an après, à Casti, qui est descendu à Venise, au Palais Pesaro: ‘J'ai appris avec plaisir les divers abouchements que vous avez eus avec l'Empereur’. Voilà le témoignage qui dissipe jusqu'au dernier doute! De Milan, Casti était parti avec une lettre pour Antonio Greppi, père de Paolo, en date du 15 juillet 1791 et contenant une recommandation à M. Giuseppe Antonio Segalla à Vienne de se tenir prêt à pourvoir Casti d'argentGa naar eindnoot34). Arrivé à Trieste, il y rencontra son ancien rival Lorenzo Da Ponte, mais quantum mutatus ab illo!... Mettez les Memorie de Da Ponte, toutes gorgées de haine contre l'émule Casti, à côté de ses protestations pleines de vénération pour | |
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l'ami Casti, qui pour un peu s'y trouve béatifié! Parmi tant de manifestations d'amitié, échangées cette fois entre les deux auteurs mélodramatiques, il y eut la lecture donnée par Casti de ‘quatre tragédies bouffonnes pour musique, dont il comptait faire cadeau à Léopold pour son théâtre’. C'étaient, fort probablement, Il Re Teodoro in Corsica, Li Dormienti, Catilina et l'Orlando furioso. À Vienne il retrouva, pour un an environ, la présence de son ami Paolo Greppi qui y était allé pour des affaires de commerce qui, à cause des conditions politiques nouvelles, passèrent après en seconde ligneGa naar eindnoot35). Peu après l'arrivée de Casti à Vienne, voilà que mourut Léopold (1er mars 1792), sans avoir couronné le rêve de Casti ni maintenu ses promesses. Au milieu de la multitude exténuante des affaires politiques, il n'avait pu trouver le temps de donner son attention à la poésieGa naar eindnoot36). François II songea tout de suite à y remédier et, à peine monté sur le trône paternel, concéda à l'abbé ‘l'insigne titre et l'honneur de Poète de Cour, honneur pur, sans la moindre ingérence d'intérêt mercenaire’, ainsi que plaisante, non sans une pointe amère d'ironie, le poète lui-même en répondant, le 19 mars 1792, à une ‘Amabilissima Marchesina’ qui l'avait gracieusement interrogé sur sa teneur de vie: ‘Mon âge’ - dit Casti - ‘me fait incliner chaque jour de plus vers le repos, la liberté, le confort, la tranquillité, la retraite. Mais comment se défendre tout à fait contre les batteries incessantes des invitations, dont l'abondance en ce moment est telle qu'elles me poussent malgré moi, de temps en temps, dans le tourbillon de la grande société? Pour le reste, j'ai soin de suivre, autant que possible, ma méthode habituelle de rester longtemps au lit le matin, à y écrire ou bavarder avec quelques amis qui se plaisent à venir me trouver et qui restent à déjeûner. Le reste de la journée se passe avec les familiers les plus intimes, donc en petite société restreinte’Ga naar eindnoot37). Cette lettre nous donne, en passant, le moyen de déterminer jusqu'au jour de la nomination du nouveau Poeta Cesareo qui, d'autre part, n'avait pas encore obtenu de voir son titre accompagné de l'avantage palpable d'une pension. Le comte Em. Greppi, dans sa publication des Lettere politiche del Casti, nous assure que cette pension fut assignée au poète au cours du mois de janvier 1793, mais il ne dit pas de quelle source il tient cette information. En tout cas, il n'y a pas de doute que l'honoraire vînt s'ajouter au titre, a peu de temps de là, en cette année 1793. La somme, de 2000 florins, n'était du reste pas égale à celle assignée auparavant à Métastase et atteignait seulement la moitié de celle dont Apostolo Zeno avait joui, et ceci - qui l'aurait pensé? - par | |
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la faute de Rosenberg, inopportunément soucieux, et avec tout le zèle du courtisan, ‘de l'économie du Souverain’! Et de la sorte fut refusé au vieux poète même ‘il comodo d'un poco di carrozzella’...Ga naar eindnoot38). |
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