Giambattista Casti (1724-1803). l'Homme et l'oeuvre
(1951)–Herman van den Bergh– Auteursrecht onbekend
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par la bonne grâce de Don L. Ricci, curé de la Cathédrale du St. Sépulcre à Acquapendente, copier le texte authentique, en latin, de l'acte de naissance - ou mieux de baptême - conservé dans le Livre IV des Baptêmes de sa cathédrale à la page 200 (in verso) et qui n'admet aucun doute sur l'identité. Bien mieux: nous avons également trouvé, sans difficulté aucune, à la Bibliothèque Nationale de Rome, le texte du discours avec la reproduction intégrale de l'acte contesté avec tant d'acharnement et que nous recopions en note à la fin de ce chapitre. On y verra, non sans indulgence à l'égard de M. Sindona, que la faute de l'imbroglio, due en partie à l'inexactitude de D'Ancona-Bacci, provient surtout des assertions faites par Casti lui-même au cours de sa longue vie relatives à sa ‘patrie’ et à son âge; sur ce dernier point, sa correspondance n'est rien moins que trompeuseGa naar eindnoot2). Hélas, sur la jeunesse, l'éducation, les études de Casti, nous n'avons toujours que fort peu de certitudes. En effet, quelques vagues données à part, les biographes sautent tous à pieds joints de la naissance à l'année 1762, date où il autorisait Luciani à publier les Tre Giulii. Les régistres d'Acquapendente ne mentionnant plus la naissance de son frère Antonio, son cadet d'un ou deux ans (que l'on remarque, en passant, pour l'identité, ce prénom, identique au deuxième prénom du père!), il est à présumer que la famille se soit bien vite établie de nouveau dans l'ancestrale Montefiascone, mais les régistres d'église sont muets sur ce point. Il paraît néanmoins acquis que les parents, peu aisés, ont envoyé leur aîné, dès l'âge de six ans et en habits sacerdotaux, au séminaire de la cité falisqueGa naar eindnoot3) et que l'enfant s'y distinguait à tel point qu'à 16 ou 17 ansGa naar eindnoot4), on l'appela à occuper la chaire de langues grecque et latine, charge qui lui permit de puiser à pleines mains aux sources harmonieuses des auteurs classiques. De cette période aussi, il faut dater son apprentissage en philosophie, science qui, sous sa forme religieuse, occupait le premier plan sur le tableau d'études du séminaire. Certainement Casti, se sentant peu à l'aise dans le calme morne de sa petite ville, dans le loisir forcé de la vie en cet institut sombre et mesquin, ne se contentait pas de la philosophie officielle, mais subissait, à la faveur des nombreuses excursions qu'il faisait à Rome, l'influence de ce courant philosophique qui, venant de France, envahissait les esprits et pénétrait dans toutes les manifestations littéraires. De quelques passages des 216 sonnets des Tre Giulii, oeuvre poétiquement aride mais précieuse pour la documentation, on peut déduire que le poète, dès ses jeunes années, a convoité la gloire - s'il fait du moins allusion à des faits personnels - lorsqu'il chantait ‘.... le gesta e la virtù/D'eroi che degni fur d'eternità’, mais qu'après, ayant souffert des peines et des amertumes non légères | |
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(3 Giulii son. IX-XV) il a été contraint à se réfugier dans la vertu du stoïcisme (ib. son. IX). Découragé d'autre part par la difficulté de l'entreprise et ayant tourné son talent vers un art plus approprié à son naturel, il abandonnait pour longtemps cet exercice dans la poésie épique, pour se donner à la lyre facile de la muse d'Arcadie. Il est désormais certain qu'à Montefiascone, ordonné prêtre et avançant heureusement dans la carrière ecclésiastique, il obtint un canonicat à la Cathédrale. Nous nous sommes faits confirmer le fait à la Curie épiscopale du lieu - sans possibilité pourtant d'en avoir la date - et du reste, il y a la lettre de Turin dont nous avons parlé au chap. II, et une autre du 10 avril 1766 à Luciani, où Casti, en parlant de lui-même, dit: ‘Soyez persuadé que le chanoine Casti.. sera toujours incapable de faire mauvaise figure n'importe où..’Ga naar eindnoot5). Quoi qu'il en soit, par sa nature, par son tempérament peu enclin à la vie religieuse, il ne pouvait passer toute sa vie dans cette étroite enceinte. Il resta néanmoins fixé à Montefiascone jusqu'à un âge assez mûr, que nous estimons à 34 ou 35 ans, soit jusqu'en 1758-59, peut-être à cause de sa nombreuse famille, bien vite privée de son pèreGa naar eindnoot6), peut-être pour d'autres raisons que nous ne pouvons déterminer faute de documents. Il faut croire que les escapades à Rome devenaient peu à peu de plus longue durée, car le poète estimait sans doute pouvoir acquérir dans la capitale d'Arcadie une plus large renommée littéraire. Mais dans la grande ville, où les lettrés, les poètes, les gens du métier pullulaient et où Métastase, Rolli, Frugoni, Lorenzini faisaient la pluie et le beau temps, le petit abbé de province, sans ressources ni appui, aura eu bien de la peine à se faire admettre enfin, sous le nom arcadique de ‘Niceste Abideno’, comme membre de plein droit à l'‘Accademia degli Àrcadi’. C'est comme tel qu'il composera bientôt, à côté d'une foule de petits vers à la mode et de poésies latines, l'interminable radotage des Tre Giulii pour la princesse Mahoni Giustiniani. C'est probablement dans le salon de cette grande dame qu'il fit la connaissance de cette beauté célèbre qu'était la marquise Lepri, la ‘marchesina’ et la ‘Filli’ de ses vers anacréontiques, dont il s'amouracha à tel point qu'oublieux de tout, il l'accompagna à Paris dans ce mystérieux voyage dont nous n'avons d'autre indice que le papier datant de son passage à Turin (voir chap. II). Il semble que, de retour de cette fugue, qui fut son premier voyage à l'étranger, il soit allé cacher à Montefiascone, pour quelque temps, sa renommée un peu compromise d'ecclésiastique en rupture. Mais dès 1760 le voici de nouveau à Rome en train d'écrire des choses en vers très libres, si libres que dans le salon d'Isabella Marini (plus tard la fameuse comtesse Isabella Teotochi-Albrizzi, la | |
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biographe de Canova), la maîtresse de céans ne lui permet pas de réciter des choses non encore impriméesGa naar eindnoot7). En 1761 ou 1762, selon toute probabilité, Casti, sans souffrir de nouveaux délais, s'établit définitivement à Rome avec son frère Antonio, pour se libérer une fois pour toutes de Montefiascone. Dans sa nouvelle demeure, cependant, les jours s'écoulaient tristement, sans que la fortune espérée lui sourît; de sorte qu'un beau jour notre abbé bon vivant décida de ne pas laisser échapper l'unique occasion d'améliorer son train de vie. Celui qui l'y poussa fut son ami romain, l'abbé Giambattista Luciani, secrétaire de Mgr Canale, trésorier du pape Clément XIII, le même ami qui l'avait encouragé à écrire les Giulii. Sur les raisons qui poussèrent Casti à s'éloigner de nouveau de Rome, les notices des biographes ont été de tout temps discordantes et incertaines. D'aucuns ont affirmé qu'il partit avec Guarducci, un musicien de sa connaissance, son concitoyen de Montefiascone et bien vu comme chanteur dans plusieurs cours italiennes, vers la Toscane. D'autres, comme Settembrini - nous l'avons vu - ont dit que le poète, étant à Rome, a été excommuniqué et contraint à la fuite à cause de l'obscénité et de l'irréligiosité de certaines poésies lues dans les salons. Aucun pourtant, ainsi qu'attestent des documents trouvés récemment, n'est sur la chemin de la vérité, et la notice de Settembrini, quoique confirmée par Giudici, est même dénuée de tout fondement. Si elle était vraie et de nature, selon eux, à lui procurer une renommée honteuse, ses ennemis et ses détracteurs s'en seraient certainement servis, et pour sûr Da Ponte en aurait parlé dans ses Memorie lorsque, comme nous le verrons plus tard, il vit en Casti un ennemi et persécuteur personnel dans la course au poste de Poète césarien à Vienne! Quoi qu'il en soit, la lumière sur ce point ne nous vient que de l'Epistolario publié par Ficari, dont il était déjà question, et qui éclaircit une partie importante de ce qui est incomplet et obscur dans la biographie du poète. Ce recueil de lettres allant du 22 septembre 1764 au 2 juin 1767, adressées toutes à l'abbé Luciani, contient 18 lettres, dont la première dizaine a trait à un voyage que Casti fit en 1764-1765 à travers la Toscane, le Génois et la Provence, en compagnie d'un marquis dont il ne dit jamais le nom. Fort probablement, Casti avait la charge d'accompagner ce marquis anonyme dans un voyage aux Pays-Bas (non les autrichiens, mais bien notre République) grâce aux démarches et aux relations de Luciani; et quoiqu'elle ne lui promît pas, comme il fait ressortir, tout l'avantage désiré, il fut bien content de la teneur de vie qu'elle lui mettait en perspective, et du fait qu'elle lui donnait l'occasion de parcourir l'Europe! | |
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L'on partit de Rome le 12 septembre 1764 (la première lettre, de Gênes, est du 22). ‘Ces projets’, écrit Casti, ‘je les dis à vous, mais ne les dites à personne.... Si l'on ne passe pas l'hiver à Gênes, on pense le passer en Provence, être en mai prochain à Paris et aller terminer l'été à Amsterdam!.... Le projet est magnifique, il ne pourrait être plus désirable et conforme à mon goût’. Les deux passèrent deux ou trois jours à Antibes, un jour à Aix, puis on se trouve ‘dans un petit endroit au bord de la mer’, où les voyageurs se proposent d'hiverner, le marquis étant ‘un terrible misanthrope’. En effet, ils y restèrent, au gré de Casti qui y étudia beaucoup, au moins jusqu'au mois d'août 1765, lorsque l'imprévu se produisit. Le noble voyageur tomba amoureux de la fille d'un batelier et devint, au grand dam de sa dignité, l'objet des insinuations et des commérages des gens du pays, et ce qui est pire, il rompit par ses manières intraitables le bon accord avec son secrétaire. Casti, furieux, résolut de s'en aller et de laisser le marquis se débattre tout seul. L'aventure dura un mois, mais ce ne fut que lorsque les choses se gâtèrent vraiment, que Casti écrivit à Luciani à ce sujet. Celui-ci et ses amis en voulurent au poète, d'autant plus que les raisons parurent à leurs yeux bien futiles auprès de ce que notre abbé allait perdre. Luciani, même, interrompit net la correspondance et lorsque, à l'instance de Casti, il répondit enfin, il dit son indignation si clairement que Casti, voulant en finir de la discussion, lui répliqua le 29 avril 1766 de Florence, très fâché: ‘.... Il faut toujours convenir que plus en sait le fou dans sa propre maison, que le sage dans la maison d'autrui. Et ainsi nous aurons le temps d'en causer’. Ce fut la première fois que notre abbé, qui certainement n'était pas un saint, fit montre de ce besoin de respectabilité lors de ses voyages, ce qui l'amènera plus tard à se défaire d'autres compagnons, nobles mais compromettants. Resté seul et libre, et pas le moins du monde affligé, Casti décida de prendre la voie du retour en Italie et de s'arrêter à Florence, où nous le trouvons en septembre 1765. Il se proposait d'y rester trois ou quatre semaines et de retourner à Rome aux premiers jours de novembre. Mais ayant trouvé ses petites entrées dans la société aristocratique florentine grâce à son esprit et à sa bonne humeur, il abandonna toute idée de rentrer dans l'auguste Cité. Lorsque Luciani lui écrivait que ‘personne ne voudra plus de (vous) dans l'avenir’, Casti répondit: ‘Pour le moment je suis à Florence dans des conditions telles que je ne retournerais pas à Rome même si je pouvais y devenir prélat.’ La dernière lettre du recueil, du 2 juin 1767, annonce les fameuses fêtes qu'on allait donner à Florence lors du passage dans cette ville de Caroline d'Autriche, destinée à être l'épouse du roi de Naples, et | |
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à cette occasion Casti prit pied, définitivement, dans la cour de Léopold: ce fut sinon le commencement, du moins la consolidation de sa carrière. Que fut la vie du poète au cours des années qu'il resta à Florence? Il ne nous est pas donné de le savoir exactement: les biographes sont encore muets, y compris Ugoni, jusqu'au mois de mai 1769, lors de la venue de l'empereur Joseph II à Florence. On peut pourtant retenir que le poète ne s'adapta pas sans répugnance à la vie du courtisan et que, ces premières années, il dut souffrir dans son for intérieur à voir les inconduites de la cour, les flagorneries des courtisans, les cabales de la politique, les faussetés et les jalousies, impressions qui formèrent en lui la trame sur laquelle, trente ans plus tard, il alla tisser le monde de ses Animali parlanti. D'autre part, la corruption profonde de l'Eglise qu'il avait vue à Rome (le pape Benoît XIV lui-même avait coutume de dire: ‘Roma veduta, fede perduta’!), aura secoué fortement les assises peu solides de sa foi, et même, tout cela fut peut-être l'une des causes pour lesquelles il limita provisoirement à l'harmonie de la lyre facile son espoir de fortune et de gloire, en tranchant de cette façon, faute de mieux, ce contraste entre une forme de vie idéale et les bassesses de la réalité. On peut lui reprocher, pour sûr, ce manque d'un sens sévère de dignité que nous trouvons dans un Parini ou un Alfieri; mais il est certainement plus équitable de penser aux conditions extrêmement diverses qui, souvent, déterminent certaines attitudes de notre esprit. Mais n'anticipons pas, tenons-nous-en aux faits et constatons simplement qu'en 1765 Casti commence ses relations avec les princes et avec les hommes politiques les plus influents de son temps, et que depuis lors jusqu'à sa mort, il continuera à vivre parmi souverains et ministres, grandes dames et ambassadeurs, tantôt dans l'une, tantôt dans l'autre capitale européenne. La première cour qui l'accueillit fut donc la cour florentine du grand-duc Léopold, à qui la mort de son frère Joseph II devait réserver, vingt-cinq ans plus tard, la succession au trône des Habsbourg et à la dignité impériale. Lorsque Léopold conduisit à Florence, vers la fin de l'été 1765, la princesse épousée à Innsbruck peu auparavant, le poète, fraîchement débarqué et présenté par le musicien Guarducci, offrit à la jeune grande-duchesse son épithalame, de goût métastasien, qui fut beaucoup apprécié. Le premier pas était fait. Après quelque temps, par son élévation au rang de poète de cour avec appointements de 300 écus par an, un nouveau champ d'études s'ouvrait au petit abbé, observateur vif et avisé sous l'apparence distraite de l'homme léger. Son air fin et plaisant lui captiva les esprits | |
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et le fit surtout entrer d'une façon durable dans les grâces du comte François Orsini de Rosenberg, qui était un courtisan honnête, fort estimé des souverains d'Autriche et infiniment attaché à eux, suivant le témoignage unanime des historiens. Le comte Rosenberg, en effet, ministre d'Autriche d'abord à Lisbonne, puis à Madrid, négocia le mariage du second enfant de Marie-Thérèse avec l'infante d'Espagne, Marie-Louise, le 16 février 1764. C'est à lui que l'impératrice, jugeant par trop dissipée l'administration de Léopold, avait un temps songé à confier la surveillance de la cour florentine, sous forme d'une mission particulière. Après, elle désira en 1766 le voir premier ministre du grand-duc, ayant appris que le titulaire de ce poste, Botta Adorno, était mal vu des Toscans et seulement toléré par le fils par déférence envers la mère. Il est vrai que, moins de cinq ans plus tard, le bon comte crut opportun de démissionner, s'étant aperçu que ‘sa présence était gênante aux yeux du grandduc, qui avait en horreur tous ceux qui entretenaient des correspondances directes avec la cour de Vienne, vu que Marie-Thérèse aimait peu les innovations, tandis que lui voulait seconder le besoin d'innover’. Mais l'amitié de tous les Habsbourg pour le fidèle courtisan n'en subit pas de refroidissement et lui procura par la suite, à Vienne, les charges de grand chambellan et de ‘ministre de conférence’, et même, en 1791, le titre de Prince, précisément sous le règne du même LéopoldGa naar eindnoot8). Le protecteur de Casti était encore premier ministre en Toscane, lorsqu'en mai 1769 vint s'arrêter à Florence, au retour de Naples et de Rome, Joseph II, qui, de mars à juillet de cette année, parcourait l'Italie ‘en artiste’Ga naar eindnoot9). Il était donc naturel que Rosenberg, connaissant l'inclination de son impérial seigneur pour les conversations joyeuses en cercle restreint, sans les embarras de l'étiquette de cour, pensât ne pas pouvoir lui procurer un passe-temps plus agréable que la compagnie de son protégé. Et en effet, dans le second des deux mss. de Paris nous lisons, parmi la correspondance non classifiée, le billet suivant (en français) du jeune co-régent de Marie-Thérèse, que nous reproduisons tel quel: Mon cher comte, votre petite partie de (sic) hier était (sic) très jolie, votre abée (sic) m'a réellement fait plaisir. Voudriez-vous me faire celui de lui doner (sic) ce petit souvenir. Je ne veux point qu'on le sache, que je lui ai fait un présent, c'est pourquoi je me suis rebattu à la monaie (sic) courante, et non à des pièces ostensibles, mais si vous y entreveriez (sic) quelque inconvénient, dites-le moi, je vous prie, sans compliment (sic). Adieu. Sur la paternité de l'écriture il ne peut y avoir de doute, lorsqu'on | |
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la compare à la signature autographe de Joseph II reproduite par les historiens Wolf et ZwiedineckGa naar eindnoot11). Que le charmant abbé dont il est question soit réellement le nôtre, paraît bien certain, pour la seule raison déjà que le billet se trouve parmi ses papiers. Le comte, à qui l'auguste personnage s'adresse si confidentiellement, ne peut être autre que Rosenberg, parce que la familiarité de celui-ci avec le poète fut sûrement contractée au cours d'un séjour commun de près de cinq ans à la cour de Léopold. On ne pourrait d'ailleurs assigner à une époque ultérieure la première rencontre du chanoine facétieux avec le souverain, puisqu'il serait vraiment inexplicable que la visite à Florence en 1769 soit passée sans qu'une combinaison aussi naturelle n'ait été saisie au vol par le mécène de notre poète. Une fois admise la première présentation à Florence en 1769, il n'y a pas lieu de confirmer implicitement la croyance commune, que l'empereur ait voulu emmener avec lui le gai poète à Vienne. À ce propos, nous jugeons même que plus que tout autre Ginguené (quoique Rosini et Ugoni se montrent dans d'autres cas mieux informés) approche de la vérité lorsqu'il affirme que Rosenberg lui-même conduisit à Vienne son protégé et le présenta là de nouveau à l'empereurGa naar eindnoot12). L'affirmation est vraisemblable dans sa première partie, non pas dans le fait de la présentation, parce que l'impérial voyageur rentra à Schoenbrunn le 29 juillet 1769, tandis que des documents, que nous avons eus sous les yeux, il ressort que le poète de la cour grand-ducale ne rejoignit Vienne que trois ans plus tard! Transcrivons une partie d'une lettre, l'unique de 1773, qui nous aidera à résoudre la question (texte en français): Florence, le 13 février 1773. Comme on le voit, Casti, destinataire de cette lettre, séjourne depuis peu, au commencement de 1773, en des lieux riches d'attraits | |
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‘qui ne sont pas si communs en Italie’, donc hors d'Italie et dans une grande ville qui, malgré les rigueurs de l'hiver, offre beaucoup d'agréments et d'où la poste arrive à Florence en une douzaine de jours environ: temps trop bref pour Paris (surtout avec le passage des Alpes occidentales en hiver), et tout à fait invraisemblable pour Berlin; applicable par contre à Vienne. Lorsqu'on considère encore qu'à une personne habitant Paris on n'aurait donné, comme on le fait dans la partie supprimée de cette lettre, de Florence, la nouvelle de l'interdicton d'un livre en France, il est à exclure qu'il puisse être question de la capitale française. En outre, le nom de famille de l'expéditeur, qui est apparemment du même pays d'où il envoie la lettre, appartient à un clan de nobles autrichiens, bohémiens et bavarois, d'où sortait aussi ce grand chambellan que Marie-Thérèse avait d'abord placé comme mentor aux côtés de Léopold et qui, l'impératrice ayant blâmé hautement le luxe de son fils, s'en affligea tellement qu'il en tomba malade et, au bout de quelques semaines, en mourutGa naar eindnoot14). Et puis, Casti séjourne dans des pays froids, mais il s'en est déclaré content: la rigueur du climat hivernal et cette satisfaction conviennent fort bien à Vienne, ville pour laquelle, avec Milan, Casti exprime nettement, en 1784, sa préférence sur toutes les villes qu'il ait visitéesGa naar eindnoot15). Enfin, le souhait ‘que vous viviez content dans ces contrées’ ne pouvait se faire que pour un lieu que le destinataire eût choisi pour sa résidence habituelle, et à cette condition répond seulement Vienne, où du reste Rosenberg, lui aussi, avait coutume de résider après sa renonciation au haut office qu'il avait eu auprès de Léopold. Précisément, Casti et Rosenberg devaient se trouver ensemble à l'époque dont nous parlons, puisqu'il semble que Rosenberg ait fait lire à Casti, avant de l'expédier, une correspondance dans laquelle il faisait mention à Léopold d'un certain traité de tactique, dont le reste de la lettre parle égalementGa naar eindnoot16). Si donc l'hiver de 1772 à 1773 était le premier que Casti passait à Vienne, il ne peut avoir suivi l'empereur en 1769. Il faut donc croire que ce fut Rosenberg qui l'a persuadé à aller vivre dans la capitale impériale, soit qu'il l'ait appelé auprès de lui quelques années après sa démission en décembre 1770, soit qu'il l'y ait emmené personnellement - ce qui est plus probable - à l'occasion d'un voyage ultérieur en Italie. Nous sommes d'avis, avec ManfrediGa naar eindnoot17), que le protégé de Rosenberg s'est rendu pour la première fois à Vienne au printemps ou en été 1772. Et de Vienne, il fit un petit saut à Berlin, où nous le rencontrons à la fin du mois d'octobre. Qu'il soit arrivé à Berlin après avoir déjà séjourné à Vienne, ressort des paroles d'un colonel de Frédéric le Grand qui, dans sa réponse de Potsdam à un message | |
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d'adieu du poète, charge celui-ci d'une commission à son ‘retour’ à VienneGa naar eindnoot18). Du grand-duc Léopold, Casti se sépara dans la meilleure harmonie, sans perdre son rang de poète de cour, puisque lorsqu'il rencontre, en 1791, le nouvel empereur en route vers Florence pour y installer son second-né, il lui parlera de son espoir d'avancer en grade, lui aussi, à l'égal de Sa Majesté, et en recevra la promesse formelle. Et même après son ascension à l'office de Poète Césarien, Casti continuera à conserver, nous ne saurions dire avec ou sans appointements, l'ancien titre, puisqu'il est appelé ‘poeta di questa real corte’ sur un passeport délivré à Florence en 1798Ga naar eindnoot19). Depuis 1772, la capitale de l'Empire romain-germanique devient le centre, d'où rayonnent et vers lequel se reconduisent les fréquentes pérégrinations de l' ‘honnête vagabond’ à travers l'Europe. Qu'en disent les biographes? L'affirmation générique et vague d'une randonnée par les capitales européennes, sans charge autre que celle d'accompagner un fils du célèbre ministre Kaunitz: une allusion superficielle au séjour de 1778 à St. Pétersbourg, au voyage de Constantinople, et à la retraite définitive de ses dernières années à Paris. La visite faite par Casti au royaume limitrophe de Prusse était peut-être le premier des voyages entrepris avec le jeune comte Joseph Kaunitz, qui devint par la suite ambassadeur d'Autriche en Espagne. Casti arrivait à Berlin, comme il écrit au roi lui-même, désireux ‘d'admirer de près la Sagesse et la Grandeur’ (ceci en français!) d'un souverain qui avait résisté seul aux forces unies de toute l'Europe. Et l'ayant admiré à son gré, il offrit ‘à celui qui est le heros (sic) du siècle et qui fait l'admiration de l'Europe’ le tribut de quelques sonnets, qui au grand roi parurent réunir en eux ‘toutes les beautés d'un Malherbe et d'un Malleville.’ Et ce n'est pas seulement par des paroles que le souverain aurait voulu faire montre de sa satisfaction, mais aussi, comme il l'avait fait espérer au colonel attaché à la maison royale, par le don d'une tabatière, si Casti ne s'était trouvé dans la nécessité de quitter la capitale prussienne avant que le roi ne se rappelât effectivement son intention. De ce fait le colonel Guichard se plaignit avec le poète, tout en espérant que le roi allât à l'avenir réparer sa fauteGa naar eindnoot20). Le départ de Berlin eut lieu aux premiers jours de novembre, après le trois. Dans quelle direction? Non pas directement à Vienne, ainsi que nous ferait supposer une phrase du colonel: ‘comme vous retournerez à Vienne’, à moins qu'elle n'exprimât autre chose que l'incertitude de l'officier relative au but immédiat du voyage. Ayant passé l'hiver et le printemps de 1773 à Vienne, voilà notre voyageur de nouveau en mouvement. Et au cours de l'été il ren- | |
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contre à Trieste, en compagnie de Rosenberg, dans la maison d'une comtesse de Bourghausen, l'aventurier Casanova qui, dans ses Mémoires, ne dit pas un mot sur la destination des deux amis, à lui peu sympathiquesGa naar eindnoot21). Survolant les deux années suivantes, puisque nous n'en savons rien, nous pouvons dire que de 1776 à 1779 Casti parcourait les régions septentrionales du Continent. Au mois de mai 1776, en route vers St. Pétersbourg, il fait escale d'abord à Sandhamn, îlot au nord de Stockholm, puis cinq jours à Revel (auj. Tallinn), agréablement accueilli, avec ses deux compagnons dont l'un s'appelle Francesconi, par des négociants pour qui il a des lettres; de Revel, par Narva, où une forte tombée de neige le surprend et où il fait ‘aussi froid qu'au mois de février’, il arrive à St. Pétersbourg dans la matinée du 26, ayant mis ‘presqu'un mois’ à faire un voyage pour lequel il ‘avait compté n'employer qu'une dizaine de jours’Ga naar eindnoot22). L'itinéraire suivi, les comparaisons que Casti fait entre les coutumes hospitalières de Revel et celles de Liljeholm faubourg de Stockholm, la circonstance évidente que le comte, à qui il écrit pour le renseigner au sujet des lieux visités, se trouve à Stockholm et que celui qui écrit s'est alors à peine séparé de lui, tout ceci démontre que notre abbé s'était déjà depuis quelque temps fixé dans la capitale suédoise, apparemment aux premiers jours de l'année. Là il entendait retourner après sa présentation à la cour russe. Mais ‘la cour ne quittera Tsarskoïé-Sélo que dans trois ou quatre semaines pour se rendre à St. Pétersbourg, et avant ce temps on ne peut être présenté, parce que pour le moment elle n'est visible qu'au personnel de service. D'où il faudra attendre cette époque pour déterminer la durée de mon séjour et le moment du retour.’ Il avait eu, de son correspondant, une lettre pour le comte G. Orloff qui devait l'introduire auprès de l'impératrice. Sur ces entrefaites, il avait été fort bien reçu par divers seigneurs: le prince Lobkowitz le ‘festoya beaucoup’, l'invitant ‘pour toujours mais pas pour loger’ et se donnant la peine de le présenter aux ‘premières maisons et ministres’; Chouvaloff lui fit dire qu'il le ‘considérait comme un ami de sa maison’ et le pria de venir chez lui ‘en toute franchise’; Souvarine lui fit ‘les mêmes offres’Ga naar eindnoot23). Comment jugea-t-il St. Pétersbourg? ‘Grandiose, entrecoupée de très beaux canaux, bien construite, pas tout à fait avec bon goût, mais en somme magnifique’. Une chose fut considérée par lui ‘comparable aux plus grandes oeuvres de la Rome antique’ - le quai le long de la Néva. Après cette excursion, rendue possible par le peu de distance entre les deux capitales et prolongée un peu par l'attente que la | |
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cour de Catherine devînt accessible, Casti va rejoindre son jeune comte à Stockholm; sauf imprévu, au mois d'août au plus tard. À la Suède succède, pour l'accueillir, le Danemark, où le comte, semble-t-il, le laisse seul pour lui permettre de continuer pendant d'interminables soirées, avec l'ambassadeur d'Autriche Louis de Cobenzl, les parties de trictrac, dont les deux joueurs garderont le souvenir encore quinze ans aprèsGa naar eindnoot24). Mais Casti ne resta point au Danemark au-delà du mois d'avril 1777, si nous raisonnons bien autour de deux lettres de 1777 (11 mai et 28 juin), dont le rajusteur attribue dans l'index la paternité à Casti. Elles ne portent aucune signature et sont muettes sur le lieu de provenance, mais pour les notices qu'elles donnent, elles sont évidemment écrites de la capitale danoise. Lorsque, à la fin de la première, on lit ces paroles: ‘Vous me pardonnerez les fautes de langue et d'orthographe de cette lettre. Voilà plus de trois ans que je n'ai écrit une parole en italien’, il nous paraît absurde de les attribuer à notre poète, qui justement en ce temps-là écrivait ses premières dix-huit Novelle, et qui dans la correspondance - la sienne sans ombre de doute - de l'année précédente, composée de deux lettres, ne souffre aucunément de ces scrupules stylistiques et orthographiques. Nous penchons d'autant plus à exclure que les premières soient de notre poète, que nous constatons la diversité absolue de la calligraphie de Casti, que nous connaissons bien. On ne peut non plus penser qu'il s'agisse de simples copies, parce qu'on en aurait donné l'avis. Pour cela, nous sommes conduits à considérer Casti comme destinataire et non comme expéditeur; à lui s'applique précisément le vocatif initial: ‘Reverendissimo Signor mio’. L'auteur inconnu des lettres danoises dit donc, le 11 mai 1777 (Fr.) ‘J'espère que Mons. C. Kaunitz ait reçu une longue lettre que j'ai eu l'honneur de lui écrire le jour de son départ de cette Capitale, pour lui rendre compte de différentes choses, lui souhaiter bon voyage et lui demander la permission de venir lui présenter mes hommages à Pétropolis (sic)’Ga naar eindnoot25). Ainsi, Casti s'était déjà réuni avec le comte et, au mois de juin, séjournait avec celui-ci à Berlin en attendant de partir pour St. Pétersbourg, où les biographes le font arriver en 1778, en limitant à ce temps aussi l'achèvement des premières 18 Novelle. Nous n'avons rien à objecter quant aux Novelle; en effet Rosini peut avoir autant de raisons pour affirmer qu'il les eut terminées ‘quand il partit de Vienne à St. Pétersbourg’, que Ugoni et Tocci qu'il les termina à St. PétersbourgGa naar eindnoot26). Mais l'arrivée dans la capitale russe doit, nous paraît-il, avoir eu lieu dès 1777, surtout eu égard à l'actualité d'une canzone écrite par notre abbé Per la felice nascita di Alessandro, | |
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Fragment d'une lettre de Casti à Kaunitz, non datée mais écrite évidemment de Cadix en 1781 et narrant le rapport fait par un paquebot entré dans ce port au sujet d'une rencontre navale franco-anglaise devant Rhode-Island, au cours de la Guerre d'indépendance américaine. (Ms. 1630, f. 291 de la Bibl. Nat. de Paris)
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principe di tutte le Russie, naissance advenue le 23 décembre de cette année, et puis au fait que le voyage avait été fixé dès le mois d'avrilGa naar eindnoot27). Les manuscrits parisiens n'ont pas de correspondance pour les années 1778 et 1779; pourtant une lettre que le roi Stanislas-Auguste écrit le 8 janvier 1780 à Casti à Vienne, nous fait pousser son séjour à St. Pétersbourg non loin au delà de l'été de 1779, parce qu'il en résulte que le roi de Pologne avait écouté avec un plaisir extrême la lecture des fameuses Novelle de la bouche de l'auteur même et avait déjà reçu quelques odes anacréontiques composées par le poète à Vienne, après son retour de Russie et de Varsovie en compagnie de Maurizio GherardiniGa naar eindnoot28). Casti entendait retourner à St. Pétersbourg mais ne le fit pas et, ayant passé une partie seulement de 1780 à la cour de Marie-Thérèse, l'infatigable voyageur dirigea maintenant sa curiosité, apaisée pour le Nord, aux terres opposées, celles de la péninsule ibérique, Kaunitz ayant été nommé ambassadeur d'Autriche à Madrid. Dans cette ville il se trouvait certainement dès les premiers jours de janvier 1781 et peut-être au mois de novembre ou de décembre précédent. Ceci nous le concluons d'une lettre du comte Rosenberg à Casti, datée de Vienne le 3 février 1781: ‘... La vôtre du 15 dernier... Les nouvelles que vous me donnez de l'Espagne m'ont fait réellement plaisir, puisque je conserve toujours un très grand attachement à ce pays...’Ga naar eindnoot29). Étant à Madrid, Casti avait pensé aller de là à Cadix et à Lisbonne, ensuite à Londres, mais après il renversait ce programme: de Madrid à Lisbonne et à Cadix, en se réservant de visiter Londres plus tard avec le marquis Gherardini qui, à St. Pétersbourg, était entré comme tiers dans l'amitié entre Casti et Kaunitz. Le mariage de Gherardini fera ensuite tomber à l'eau ce beau projet et l'abbé curieux mourra sans avoir vu LondresGa naar eindnoot30). De Madrid, il se met en route pour Lisbonne le 25 mars, avec une lettre de recommandation de Rosenberg; il reste un peu à Mérida, dont les antiquités romaines, ‘quoique réduites en ruines’, lui inspirent ‘vénération pour un peuple qui généralement était animé d'un génie supérieur à toute autre nation’; le 5 avril, il écrit de ‘Bajadoz’ (pour: Badajoz) à Kaunitz, et ‘après 15 jours de secousses, temps presque égal à ce qu'il faut de Vienne à Stockholm’, le voilà à Lisbonne. Au Portugal il trouve ‘meilleurs’ qu'en Espagne ‘les minois des femmes, qui du reste ont ce qu'elles doivent avoir; mais difficiles et réservées également’. Le beau visage féminin est une des premières particularités portugaises qui frappe Casti, ainsi qu'un autre détail féminin, les appâts du sein fleuri: ‘ce qui est singulier, c'est que, tandis qu'en Espagne les femmes sont table rase, à peine franchi la Caya, minuscule cours d'eau formant | |
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frontière entre les deux royaumes, on rencontre des femmes abondantes en poitrine’. Il s'aperçoit avoir été ‘jusqu'ici un Tantale’ mais deux jours après il se rengorge: ‘Je ne suis plus Tantale, et ce qui mieux est, sans grand préjudice de la bourse, le prix de cette denrée étant ici fort modeste’. Après les femmes, ou peut-être tout autant, il s'intéresse à la politique intérieure du Portugal et de l'Europe en général. Il rapporte et commente à Kaunitz chaque événement et se plaint parfois qu'à Lisbonne ‘on est dans une ignorance totale de tout ce qui arrive sur toute la superficie de la terre, au point que l'on ne sait même pas ce qui se passe à Cadix et à Gibraltar’. La plus forte impression, au Portugal, lui viendra de Cintra, si bien qu'à la moitié de 1783 il en parlera ainsi: ‘Mais Cintra! oh la merveilleuse chose que Cintra: Si je pouvais y vivre avec quelques amis, j'y passerais ma vie!’ - Mais le séjour de Lisbonne nuit assez aux finances de Casti, obligé de vivre à l'hôtel, dont le propriétaire lui réserve pourtant un traitement de faveur: ‘Même logé par M. de Lebzeltern, cela ne me fait pas une grande économie, parce que lui habite à un bout de la ville et la voiture m'est nécessaire chaque jour, vu les énormes distances, et puis avec les pourboires qu'il faut donner... Il convient donc de ne pas trop affaiblir mes finances. Je vous prie entre temps de me dire s'il y a eu plus de nouvelles de Greppi. Gherardini me dit qu'à ce moment il était encore à Lyon et que personne ne savait quand il partirait de là: il me disait qu'il voulait écrire qu'on me logeât dans sa maison. Ce serait très beau, mais je ne sais s'il y en aura encore le temps’. Dans ces conditions il décide d'avancer son départ de Lisbonne: ‘vers la mi-mai je partirai pour Cadix’. Mais le 28 de ce mois il écrit toujours de Lisbonne et la première lettre gaditane porte la date du 19 juin. Ce qui mérite d'être connu, c'est la façon de sa présentation à la cour de Bragance: ‘La Reine me reçut avec sa gentillesse habituelle et avec les habituelles questions générales; mais le Roi ouvrit la bouche, et moi je restai là quelque temps à attendre ce qu'il voulait dire, mais il resta toujours bouche bée, sans rien dire. Je lui tirai donc ma plus humble révérence et le laissai la bouche ouverte. Par la suite, j'appris que ce n'était point une distinction réservée à moi seul, mais que par un trait de son esprit vif il faisait toujours ainsi’. Le trajet de Lisbonne à Cadix est fait par voie de terre, en touchant Evora, Beja et Mértola, jusqu'au port de Faro; et en cours de route son attention est attirée par un temple de Diane à Evora, ‘dont le prêtre est à présent un boucher: la différence n'est pas grande’. À quatre lieues de Mértola il admire ‘le phénomène si célèbre du Guadiana’, qu'on appelle le Passage du Loup. Faro | |
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l'impressionne ridiculement avec la procession du Corpus Domini, ‘décoré de la statue de Saint Georges à cheval, qui branlait comme s'il venait de sortir du cabaret’. À Cadix, où il arrive par mer de Faro, il descend chez les Greppi, sur l'invitation que lui a faite M. Agazzino, l'un des quatre associés de la grande maison de commerce dirigée par Greppi; et de là il s'avance à voir le champ militaire de San Roque, où campaient les Espagnols sous le feu à peu près innocent de deux ou trois canons et de quelques mortiers installés sur la montagne par les Anglais. ‘J'eus le plaisir d'entendre siffler sur ma tête et de tous côtés les bombes, dont une éclata en l'air, pas très loin du fort. Bon pour moi que j'avais le parasol de soie pour protéger ma tête. Ainsi, ‘après m'être trouvé parmi les Achille, les Ajax et les Automédon’, après avoir ‘dîné avec Agamemnon, (je) meurs content et glorieux’. Il n'avait pas l'intention de rester longtemps à Cadix, mais le désir d'avoir des clartés sur le ‘secret’ d'une expédition de la flotte espagnoleGa naar eindnoot31) et de connaître personnellement le comte Paolo Greppi, ne le rend pas contraire à ‘attendre un peu plus’ dans cette ville. En effet, dès avant le 28 août Greppi et Casti s'étaient liés d'une certaine amitié faite de confiance, vu que le premier montrait à l'autre les lettres à lui adressées par Kaunitz, comme il ressort des paroles: ‘Dans votre dernière lettre à M. Greppi, vous faites entrevoir d'avoir eu des nouvelles de St. Pétersbourg, que vous ne voulez pas me communiquer’. Casti dit au revoir à Cadix et à son amphitryon le 3 octobre en se dirigeant vers l'Italie. Mais le vent fort qui obligea le navire (le ‘Real David’) à se réfugier dans le port de Malaga le 12 octobre, le calme plat qui y succéda et qui empêcha de reprendre la mer avant le 17, et enfin une tempête, retardent jusqu'au 7 novembre l'arrivée à Marseille. De Gênes, Casti écrit à Kaunitz une première lettre le 19 novembre, qui commence ‘Te Deum laudamus, avec ce qui suit, me voici enfin à Gênes...’ et où il se montre ému à cause du ‘bon Serponti, venu jusqu'à Gênes pour s'assurer que (je) vais habiter chez Lui’Ga naar eindnoot32). Nous avons fait la connaissance, dans ce chapitre, de quatre personnes qui furent les amis les plus intimes de Casti, à qui il ouvrait son coeur en toute confiance, aussi bien en matière politique que dans les choses personnelles: le comte François-Xavier-Wolf Orsini de Rosenberg, le plus connu de tous, le comte Joseph Kaunitz, fils du célèbre ministre de Marie-Thérèse, le marquis Maurizio Gherardini et le comte Paolo Greppi. Pour ces deux derniers, moins connus, faisons une brève digression. Au sujet de Gherardini nous sommes informés par Emmanuele Greppi: ‘C'était un gentilhomme cultivé et libéral, qui avait voyagé pendant de longues années avec zèle et profit... Successivement, | |
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il représentait quelque temps le duc de Modène à Vienne, et s'étant fait remarquer, obtint d'être recherché par Joseph II pour la diplomatie autrichienne, carrière qu'il embrassa peu après 1789, pour être nommé, à bref délai, ministre plénipotentiaire à Turin. Admirateur sincère de Léopold, il jugea moins sage la politique du successeur (François II), et dans une atmosphère plus favorable, aurait joué dignement le rôle de quelque illustre Tory. - Il appréciait l'ordre constitutionnel et prévoyait qu'après une cinquantaine d'années de heurts et de luttes, cet ordre finirait par s'imposer à l'Europe; il enviait même à l'Angleterre le jury dans les causes civiles, poussé à cela par les longueurs et l'arbitraire des procès dans les états du continent. Pourtant, à ses convictions ne répugnait point le poste qu'il occupait, à savoir de sentinelle de l'ordre contre les frénésies de la Révolution française; et moi (Em. Greppi), j'eus surtout à l'estimer pour les nobles paroles, rares hélas dans un Italien de son temps, dans lesquelles il s'épanchait contre la lâcheté de sa nation et l'égoïsme stupide de ses gouvernements’. Sur Paolo Greppi, son homonyme et parent, l'auteur donne ces renseignements: ‘Don P. Greppi, fils d'un financier milanais alors très réputé, était le chef d'une maison importante de Cadix; mais bien que hautement qualifié pour les spéculations commerciales, il se sentait plus particulièrement incliné vers les affaires politiques, quoique ne désirant pas s'y distinguer, et content même de rester spectateur philosophique, mais pas du tout obscur, des événements. Il n'eut jamais d'office politique, sauf brièvement et par nécessité dans ses derniers jours; néanmoins, même des hommes d'état éminents comme Manfredini et Azara avaient une haute considération de lui et recherchaient souvent son conseil. Son départ de Cadix en 1789 fut motivé par des affaires importantes qu'il devait traiter à Madrid et à Vienne, mais l'absence, par des circonstances imprévues et en partie aussi par le très vif intérêt qu'il prenait dans les événements historiques du moment, se prolongea par plus de dix ans, c'.-à-d. jusqu'à l'époque de sa mort’. - ‘Au cours de ses voyages précédents il avait rencontré Gherardini, et la plus tendre amitié en était née... Il lui était aussi très proche dans ses opinions politiques, mais il se distinguait tout spécialement de lui et d'autres amis en ce qu'il jugeait qu'à la fermentation d'idées nouvelles et de nouveaux besoins s'agitant en France, un ordre constitutionnel, comme celui qu'ils rêvaient, serait pour le moment une soupape de sûreté trop étroite. Il tolérait pourtant beaucoup de maux de la France comme préparation nécessaire à un ordre de choses nouveau et plus salutaire et, quoique étant ennemi de toute fumée rhétorique il était plus sensible au côté, disons, esthétique de cette révolution, dont il admirait la grandeur de l'intention et l'énergie des efforts. | |
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Ce qui suffit pour le faire passer, auprès de certains, pour un homme dangereux, ainsi qu'en fait foi la dénonciation d'un espion des Inquisiteurs d'État vénitiens, publiée dans l'Archivio storico italiano, vol. 18. ‘Au même degré que Gherardini, il était lié avec Casti, qui bien des années auparavant avait été son hôte à Cadix, et dont il avait surtout gagné l'amitié lors de son dernier séjour à Vienne. Puis, quelque libéralité pécuniaire rendit le poète plus enclin à le payer avec une correspondance pleine de verve, dont il existe des fragments qui restent précieux même en des époques différentes de celle-ci’Ga naar eindnoot33). |
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