De Zeventiende Eeuw. Jaargang 21
(2005)– [tijdschrift] Zeventiende Eeuw, De– Auteursrechtelijk beschermd
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La Passion des Images
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Portrait du jésuite en Pygmalion chrétienCette image, on peut la découvrir dans le prestigieux volume sorti en 1640 des presses plantiniennes en vue de célébrer le premier centenaire de l'Ordre, volume au titre programmatique: Imago Primi Saeculi Societatis Iesu.Ga naar voetnoot2 L'Imago en question est explicitement conçue comme la représentation de la Province flandro-belge: a Provincia Flandro-Belgica eiusdem Societatis repaesentata. C'est donc un véritable portrait de la Compagnie, brossé par l'une de ses plus illustres et prolifiques provinces, qui nous est proposé, portrait dont les adversaires des jésuites auront vite fait de dénoncer toute la vanité ad majorem gloriam Societatis.Ga naar voetnoot3 | |
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Fig. 1 Corneille Galle d'après Philips Fruytiers, Onderwijsinghe van de wilde, in: Af-beeldinghe van d'eerste eeuwe Societeyt Iesu, Anvers 1640, p. 284.
L'un des emblèmes illustrant le volume, emblème qui apparaît à la fin du troisième livre consacré à l'action de la Compagnie dans le monde (Societas agens), mérite de retenir l'attention (fig. 1).Ga naar voetnoot4 Le corps emblématique nous présente Mercure et Apollon taillant les fruits d'un arbre qui ont la forme d'enfants. Cette figura est placée sous le titre d' ‘enseignement du sauvage’ (Institutio Barbarorum) et a pour motto une formule empruntée à Horace (Odes, livre I, X): Hi feros cultus hominum recentum / Voce formabunt.Ga naar voetnoot5 | |
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Dans l'adaptation néerlandaise de l'Imago qui paraît la même année,Ga naar voetnoot6 Adrien Poirters y adjoint la sentence suivante: ‘l'éducation était ici à faire’ (‘Het fatsoen was hier te doen’).Ga naar voetnoot7 Il est intéressant de plutôt suivre ici les vers du prolifique auteur de livres d'emblèmes, car le texte néerlandais apparaît plus explicite que la version latine quant à la manière d'exploiter les métaphores artisanales. Poirters commence par souligner l'aspect merveilleux de ce pays où de tels arbres sont plantés et donnent de tels fruits.Ga naar voetnoot8 Mais les enfants que l'on y cueille n'arrivent à maturité qu'une fois pris en main par une ‘ingénieuse et ferme intelligence’. Car seule une main de maître est à même de tirer de la terre ce qui est tombé de l'arbre, et avec la hache, le rabot et le ciseau de transformer cette matière brute en un être complet.Ga naar voetnoot9 C'est ce que font dans cette image Apollon et Mercure, car la sage main de ces dieux aiguise l'esprit et l'intelligence. Celui qui ne passe pas par leurs mains n'est qu'à moitié homme. Et c'est ce que furent les païens: rudes, grossiers, sauvages, bref inachevés. Lorsque la Compagnie vit que de tels fruits gisaient par terre, si frustes qu'ils ressemblaient à peine à des hommes, elle a déployé tout son art pour parfaire ce que Dieu a originellement façonné.Ga naar voetnoot10 La référence à la Création de l'homme comme modelage ad imaginem et similitudinem Dei (Gn 1, 26) apparaît ici clairement. Le missionnaire jésuite s'impose comme un Pygmalion chrétien dont la mission est de parachever la Création, de la conduire à la perfection chrétienne en la conformant à l'Image de Dieu. Elle peut donc être pensée en termes de Bildung ou de Verbildung, pour reprendre le riche vocabulaire mystique de Maître Eckhart,Ga naar voetnoot11 c'est-à-dire comme un façonnage des âmes ‘primitives’, suivant l'exemple du sculpteur dégrossissant la matière brute pour y découvrir l'image originelle, la forme primordiale sous les décombres du péché. Car la Bildung suppose une préalable Entbildung ou ‘désimagination’ consistant à se débarrasser de toutes les images étrangères. Si cette recommandation revient fréquemment sous la plume des auteurs | |
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Fig. 2 Corneille Galle d'après Philips Fruytiers, Onderwijsinghe vande iongheyt, in: Af-beeldinghe van d'eerste eeuwe Societeyt Iesu, Anvers 1640, p. 282.
spirituels à cette époque,Ga naar voetnoot12 elle se trouve appliquée concrètement et à grande échelle dans les vastes campagnes d'extirpation des idoles menées dans les terres de missions. Cette riche métaphore sculpturale se trouve renforcée par la contiguïté avec l'emblème qui précède et qui est consacré a l'éducation de la jeunesse (fig. 2).Ga naar voetnoot13 On quitte ici la nature sauvage pour entrer dans l'atelier d'un sculpteur que l'on découvre en train de tailler une espèce d'Apollon ou d'Hercule, image offrant en quelque sorte une transition avec l'emblème suivant. Mais cette statue païenne contraste ici avec la sculpture du Christ que pointe du doigt une troisième statue représentant un jeune homme. La scène trouve son explication dans la sentence qui accompagne l'image et qui est empruntée cette fois non pas à un auteur païen mais à l'épître aux Galates de saint Paul (4, 19): Donec formetur Christus in vobis (‘Jusqu'à ce que le Christ soit formé en vous’). Notons que dans l'épître paulinienne, cette phrase est précédée des mots suivants: ‘mes pe- | |
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tits enfants, vous que j'enfante à nouveau dans la douleur jusqu'à ce que le Christ soit formé en vous’. Le chapitre 4 file en effet la métaphore de l'enfantement. Le Christ fils de Dieu nous remet au monde par l'Esprit. Et cette renaissance marque la fin de l'asservissement aux faux dieux.Ga naar voetnoot14 Or c'est bien ce qu'illustre l'emblème de l'Imago en montrant la jeune sculpture, tout juste sortie des mains de l'artisan jésuite, en train de désigner l'image du Christ qu'elle prend pour modèle plutôt que la statue païenne. Certes, l'ambiguïté persiste du fait que toutes ces oeuvres apparaissent comme étant les produits d'une même main et du fait également de la réapparition de ces dieux, bien vivants cette fois, dans l'image suivante où ils symbolisent l'héritage antique, lequel vient compléter et enrichir l'apprentissage de la doctrine chrétienne. Ce supplément de sens offert par la gravure ne se retrouve pas dans le commentaire de Poirters qui prend à nouveau beaucoup de liberté dans son adaptation du texte latin: ‘Il parfait ce qu'il touche’ (‘Hy volmaeckt wat hy raeckt’). Le ‘il’ en question désigne le sculpteur à qui la parole est ensuite donnée (‘Den beeldtsnijder spreekt’): avec sa hache et sa scie, il coupe un bois grossier ou une plante sauvage.Ga naar voetnoot15 Une fois le bloc dégrossi, il doit y appliquer tout son art et tout son temps, car l'empressement est à l'origine d'erreurs irréparables.Ga naar voetnoot16 C'est alors que l'analogie avec la pédagogie jésuite est explicitée: ce que l'on voit dans cet atelier est ce qui se passe journellement à l'école. Le monde est une forêt pleine de plantes sauvages, pleine de bois tordus qui, s'ils restent dans cet état primitif, ne serviront ni la loi ni le roi, ni la citoyenneté, ni la patrie.Ga naar voetnoot17 Il leur manque la main d'un maître dont seul l'art pourra vaincre la nature. C'est la raison pour laquelle Ignace de Loyola fonda des écoles, ajoutant à l'instruction des sciences l'apprentissage de la loi du Seigneur.Ga naar voetnoot18 | |
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L'opposition nature/culture est présentée, comme on peut le constater, de la façon la plus littérale: l'oeuvre jésuite consiste à donner forme à la matière humaine, à parfaire, voire à insuffler cette âme chrétienne qui lui fait défaut. Loin de prêter le flan à l'ancestrale critique biblique des faiseurs de simulacres qui en viennent à se prosterner devant leur création, le pédagogue jésuite comme artifex evangelicusGa naar voetnoot19 façonne des images vivantes, seules dignes de prétendre a la ressemblance divine, et cette mimèsis sacrée peut s'aider de tout le savoir-faire hérité de l'antiquité aussi bien païenne que chrétienne. Qu'elle soit appliquée dans les terres de mission ou dans les colléges européens, la pédagogie jésuite consiste donc avant tout à conformer des âmes croyantes et éclairées au seul modèle qu'il convient de leur donner: le Christ. De cette vocation à devenir les artisans d'un veridicus christianusGa naar voetnoot20 a pu découler une partie de leur légende noire, leurs détracteurs les accusant d'être passés maîtres dans le conditionnement psychique et la manipulation des consciences par le biais des images, afin de mieux asservir et s'assujettir essentiellement femmes et enfants, êtres à l'âme aisément modelable.Ga naar voetnoot21 | |
Image du martyr et martyre de l'imagePour former des images vivantes, il faut avoir été soi-même formé et avoir atteint un haut degré de ressemblance avec le modèle. C'est la condition pour servir à son tour d'exemple digne d'être imité. L'Imago de 1640 n'a précisément pour mission que d'exposer ces modèles que sont devenus les jésuites pour le reste de la chrétienté, étant bien entendu qu'ils ne se présentent eux-mêmes que comme les fidèles imitateurs du Christ. Or cette Imitatio Christi atteint son paroxysme et donc sa perfection dans la compassion ou dans la sympathie, c'est-à-dire dans l'épreuve du partage de la souffrance avec le Christ. C'est à cette souffrance qu'est consacré le quatrième livre de l'Imago (Societas Patiens).Ga naar voetnoot22 L'un des emblèmes illustrant cette partie (fig. 3) figure un personnage en train d'actionner une presse à gravure sur laquelle sont accrochées les images d'un crucifix et d'une Piéta, autrement dit deux images étroitement liées à la Passion du Christ. Le motto qui accompagne eet emblème s'énonce ainsi: ‘Fingit premendo’. Cette sentence, empruntée à l'Énéide de Virgile (chant 6, vers 80), pourrait être traduite par: ‘Il façonne en imprimant’ ou ‘il représente en pressant’. Poirters la transforme en la formule suivante: ‘Het gheluck is in druck’, ‘le bonheur est dans la pression’, c'est-à-dire dans la souffrance, ce | |
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Fig. 3 Corneille Galle d'après Philips Fruytiers, De Societeyt wordt volmaeckt door teghenspoet, in: Af-beeldinghe van d'eerste eeuwe Societeyt Iesu, Anvers 1640, p. 398.
qu'explicite le titre qui figure au sommet de la page: la ‘Société s'est perfectionnée par l'épreuve’ (‘De Societeyt wordt volmaeckt door teghenspoet’).Ga naar voetnoot23 N'y a-t-il pas plus belle analogie que celle offerte par le procédé technique de la gravure pour exprimer cette idée? Plus forte est la pression exercée, plus belle sera l'image.Ga naar voetnoot24 ‘Ainsi vit le Seigneur en nous, où il a ses presses sur lesquelles on doit endurer peine et souffrance. Il y a souvent imprimé la Compagnie et créé de vrais hommes. Jamais la presse n'a failli’.Ga naar voetnoot25 Les | |
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vrais hommes dont il est ici question sont les saints martyrs qui, à l'image de saint Laurent, de saint Sébastien ou de saint Étienne, ornent, grâce à la presse, ‘de nombreux livres et de sales murs’.Ga naar voetnoot26 En jouant sur le double sens du mot ‘druk’, signifiant, en néerlandais du XVIIe siècle, à la fois ‘impression’ et ‘souffrance’, A. Poirters touche au sens le plus profond de l'Image Primi Saeculi. Imprimé sur les presses anversoises, cet ouvrage met au jour l'Image de la Compagnie, résultat de la pression exercée par les épreuves qu'elle eut à endurer durant un siècle, épreuves rehaussant le relief et donc la qualité de l'impression. La suite du commentaire, dans lequel l'imprimeur figuré sur la gravure prend la parole (‘Den drucker spreeckt’), laisse également sous-entendre que cette Imago fut ‘exprimée’ par les gravures de qualité produites par et pour la Société durant son premier centenaire: ‘Ma presse est célèbre pour toutes les plus belles planches que nous ont laissées soit Albrecht Dürer soit Wierix, ou pour celles que grave encore aujourd'hui le maître le plus habile, car rarement l'art n'est mort avec le temps’.Ga naar voetnoot27 On voit donc cités côte à côte, d'une part, le maître incontesté de la gravure dont on s'arrache dès le XVPe siècle les oeuvres et, d'autre part, une familie de graveurs anversois qui ont le plus largement contribué à l'élaboration de l'imagerie jésuite, conçue pour être exportée aux quatre coins du monde.Ga naar voetnoot28 Quelques pages plus loin, on trouve un autre emblème qui vient compléter le sens révélé par la métaphore de la gravure. Sous le titre des ‘bénéfices des persécutions’ (‘De verdienste der vervolghinghe’), l'image nous montre un ouvrier frappant monnaie (fig. 4).Ga naar voetnoot29 Elle est complétée du motto latin suivant: ‘les coups donnent du prix’ (Dant pretium plagae), formule qui en néerlandais se transforme en: ‘Hy baet / Die slaet’ (‘il aide, celui qui frappe’). Les vers de Poirters font d'emblée référence au Nouveau Monde en évoquant l'or et l'argent envoyés par le roi du Mexique, métaux précieux qui gagnent en valeur s'ils sont frappés pour porter sur l'une de leur face le portrait du roi et sur l'autre ses armes.Ga naar voetnoot30 Car le prix d'une pièce vient de sa frappe. Et si Dieu veut éprouver l'homme comme de l'or, le tyran persécutant les missionnaires jésuites apparaît comme | |
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Fig. 4 Corneille Galle d'après Philips Fruytiers, De verdiensten der vervolghinghe, in: Af-beeldinghe van d'eerste eeuwe Societeyt Iesu, Anvers 1640, p. 406.
un marteau brutal dont les coups conviennent pour frapper la sainte monnaie.Ga naar voetnoot31 ‘Lorsqu'il joue avec votre sang et votre vie, sachez qu'il frappe en vous l'image du Seigneur [...]. C'est par cette monnaie que nous portons le nom de Jésus [...]. Le ciel est à acheter, son prix y est indiqué et sur ce marché il n'y a pas d'autre monnaie courante’.Ga naar voetnoot32 Le martyre se présente ainsi comme la principale voie pour se conformer à l'image du Christ. Il se révèle en outre, de par sa nature foncièrement spectaculaire, particuliè- | |
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rement propice à toutes les mises en scène picturales et théâtrales.Ga naar voetnoot33 Rien de plus naturel dès lors à ce qu'il devienne l'une des pièces maîtresses de la propagande jésuite, soucieuse de gagner tous les espaces de visibilité. La Société de Jésus a en effet très tôt cherché à glorifier les martyrs à travers une iconographie qui trouve son origine dans un cycle de trente-deux fresques réalisées entre 1572 et 1585 par Niccolo Circignani, dit le Pomarancio, pour Santo Stefano Rotondo, église du collège hongrois à Rome.Ga naar voetnoot34 Elles représentent, dans un style maniériste, les supplices des premiers martyrs chrétiens, conçus enflammer le zèle des élèves du collège, qui seront appelés eux aussi à témoigner de leur foi par le sacrifice. Cette iconographie fut rapidement diffusée à travers l'Europe par le moyen de l'estampe. Ainsi une première série reproduisant les fresques romaines circula, dès 1583, sous le titre d'Ecclesiae militantis triumphi.Ga naar voetnoot35 Elle était essentiellement destinée aux missionnaires jésuites envoyés en terres protestantes. C'est eet ouvrage qui a sans doute servi d'inspiration à un auteur catholique anglais en exil, travaillant en Flandres et en France pour le compte de Philippe II: Richard Verstegan.Ga naar voetnoot36 Celui-ci publia en effet à Anvers en 1587 son Theatrum Crudelitatum Haereticorum nostri temporis, ouvrage composé de vingt-neuf gravures dénonçant les crimes des ‘schismatiques et protestants’ anglais, des ‘Huguenots’ français et des ‘Gueux’ des Pays-Bas.Ga naar voetnoot37 On a ici affaire à une véritable vitrine de l'horreur. Comme l'indique clairement le titre, il y a théâtralisation de la ‘sanglante tragédie’ que subissent les martyrs catholiques. On obtient ainsi des imagines agentes au sens le plus fort de la formule latine, c'est-à-dire des images agissantes, qui font réagir et agir, étant conçue pour frapper l'imagination, comme le font les corps décharnés exhibés dans les théâtres d'anatomie de l'époque. Il n'est d'ailleurs pas abusif de parler d'une authentique anatomie ou autopsie du martyr, exposant avec un certain vérisme les atrocités quasi chirurgicales subies par les ‘héros’ catholiques.Ga naar voetnoot38 L'image gravée qui rapporte ces événements peut ainsi être également considérée comme martyr, au sens où elle porte témoignage de ce qui dépasse l'imagination.Ga naar voetnoot39 Com- | |
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me me l'écrit Verstegan, elle met ‘devant voz yeux ces divers horribles & sanglants spectacles’,Ga naar voetnoot40 c'est-à-dire ce que l'on ne peut croire si on ne le voit de ses propres yeux.Ga naar voetnoot41 L'image se révèle donc martyr au sens étymologique du terme, mais également au sens le plus concret comme le montrent d'autres gravures du Théâtre des cruautés, où les images apparaissent elles aussi comme des victimes de la violence protestante.Ga naar voetnoot42 Il faut ici se rappeler que la promotion du martyre participait alors à l'entreprise de légitimation du culte des saints et de leurs images, question âprement débattue à l'époque. De sorte qu'il n'était pas rare de rapprocher la destruction des saintes images, mimant souvent de véritables exécutions,Ga naar voetnoot43 et les supplices infligés aux catholiques, les premières étant de cette manière élevées au rang de véritables martyrs dont on peut exhiber les mutilations.Ga naar voetnoot44 L'une des scènes de l'ouvrage de Verstegan témoigne de cette double destruction (fig. 5). Il est intéressant par ailleurs de noter que c'est, dans ce livre, la seule scène qui nous transporte hors des terres européennes vers les lointains rivages du Nouveau Monde. Il s'agit du martyr du Père jésuite Ignace de Azevedo et de ses trente-huit compagnons se rendant au Brésil. Scène fameuse qui occupa une place d'honneur dans le martyrologe de la Société de Jésus, elle nous montre ce massacre collectif perpétré, en juillet 1570, par des corsaires huguenots sous la conduite de Jacques de Sores au large de l'île de la Palma, dans les Canaries.Ga naar voetnoot45 Parmi les premières relations de ce massacre, on compte paradoxalement celle d'un protestant, Lancelot Voisin de La Popelinière qui, non sans une pointe d'ironie, énumère les objets et colifichets jetés à la mer par les huguenots: ‘images, chapelets benists, livres spirituels, saints, buletins, et autres sortes de reliques’ conçus et apportés ‘pour mieux | |
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Fig. 5 Le supplice des quarante Jésuites allant au Brésil, R. Verstegan, Theatrum Crudelitatum Haereticorum nostri temporis, Anvers, 1587, p. 55.
rompre la dureté des coeurs infideles et Sauvages’.Ga naar voetnoot46 D'autres récits, comme celui du catholique Matthieu de Launoy, mettent dans les bras du principal protagoniste jésuite le tableau d'une Annonciation.Ga naar voetnoot47 Dans la gravure du Théâtre de Verstegan, cette image se transforme en une statue de la Vierge à l'Enfant qu'étreint, au premier plan, le chef de mission en train d'agoniser sur les flots et qui semble le soutenir telle une planche de salut.Ga naar voetnoot48 Le sizain insiste sur la perte irréparable causée aux gentils par cette noyade: ‘Rejettants des Chrestiens la foy tousjours connuë / Empeschent qu'elle soit des payens entenduë, / A fin qu'en ignorance ils meurent, et erreur’.Ga naar voetnoot49 L'importation des images, que pointait du doigt La Popelinière, se présente ici comme l'un des principaux vecteurs dans la conversion des nouveaux peuples. Le geste d'Ignace de Azevedo apparaît dans ce contexte on ne peut plus significatif: il illustre à merveille cet attachement jésuite à | |
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l'image le plus concret et le plus viscéral qui soit. Le geste du jésuite redouble en quelque sorte celui de la Vierge tenant dans ses bras le Christ, autrement dit la plus parfaite Image. Plus fondamentalement encore, il nous révèle cette logique de l'être-à-l'image qui se retrouve ici violemment contestée par la mutilation des corps et des images entreprise par les protestants. Cette mutilation fait d'ailleurs écho, comme l'a suggéré Frank Lestringant, à l'imaginaire du cannibalisme brésilien, imaginaire friand de ces scènes cruelles où l'on observe, avec un mélange de fascination et de dégoût, le démembrement des corps.Ga naar voetnoot50 Le même auteur montre en outre que la réplique protestante, assez avare en représentations visuelles des martyrs de la cause réformée, consistera à déplacer le théâtre des cruautés de l'Ancien Monde vers le Nouveau Monde, en dénonçant, en images, les atrocités commises par les conquistadors catholiques dont la violence n'a rien à envier à celle des Indiens d'Amérique.Ga naar voetnoot51 Les deux mondes se font ainsi miroir l'un de l'autre. Ce qu'incite la propagande, autant catholique que protestante, même si celle-ci se révèle plus discrète, c'est la haine de l'image de l'autre. ‘Donner à voir, c'est ici donner à détruire, et justifier du même coup les tueries récentes - Indiens, marranes et protestants de toutes confessions’.Ga naar voetnoot52 Pour terminer, je voudrais montrer, en m'arrêtant devant une dernière image, que la stratégie jésuite vise une finalité autre: plutôt que de mettre l'accent sur la controverse, elle insiste sur le versant apologétique de l'image de propagande, cherchant à transformer l'horreur en jubilation. C'est ce que l'on découvre dans la Peinture spirituelle du Père jésuite Louis Richeome.Ga naar voetnoot53 Publié à Lyon en 1611, cet ouvrage propose une promenade à travers les différents lieux de la Maison de Probation des Jésuites à Rome, prenant prétexte des tableaux qui y sont exposés pour prodiguer un enseignement moral et spirituel. L'un de ces tableaux, exposé dans la ‘sale de recreation’ où l'on entre après le dîner, figure le ‘Martyre des trente neuf allans au Bresil’Ga naar voetnoot54 (fig. 6). Il est accompagné d'une description destinée à renforcer l'impact émotionnel de l'image en animant cette scène édifiante représentant les ‘Martyres de ceux de cette compagnie occis pour la foi de Jesus-Christ’. Le pathétique de la scène culmine dans la mort exemplaire de ‘ce bon Pere ayant la teste fendue, qui tient l'image de la Vierge entre ses bras, que cet insolent et forcené soldat luy veut arracher des mains, et ne peut’.Ga naar voetnoot55 La sculpture de | |
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Fig. 6 Le martyre des trente neuf allans au Bresil, in: L. Richeome, La peinture spirituelle, Lyon 1611, p. 190.
Verstegan redevient peinture qu'un huguenot tente en effet, au centre de la gravure, d'arracher des mains du jésuite. La lutte pour l'image est rendue ainsi de manière encore plus visible. On ne pouvait mieux en effet exprimer le triomphe de l'image sur la mort, triomphe qui par contiguïté assure celui du martyr jésuite dont l'exemple héroïque ajoutera une touche supplémentaire au glorieux tableau de la Compagnie.Ga naar voetnoot56 On renoue ainsi avec le sens donné par l'Imago au martyre, expression paroxystique de la conformation à la volonté divine: ‘Ainsi jadis, écrit Richeome, les Chrestiens croissoyent à | |
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mesure qu'ils estoyent atterrez, et martyrisez’.Ga naar voetnoot57 Les représentations du martyre ne sont plus tant conçues pour susciter la haine du bourreau, comme c'est encore le cas chez Verstegan, que pour encourager l'amour de la victime et le désir de l'imiter dans le sacrifice à la plus grande gloire de Dieu. Au ter me de cette traversée des images, matérielles et vivantes, entre deux continents, traversée qui nous a mené du martyre de l'image à l'image du martyr ou à l'image comme martyr, on ne peut être que frappé par la violence de cette guerre des imaginaires menée par les images, mais aussi pour ou contre l'image. Catholiques et protestants sont à l'origine de cultures visuelles qui en disent plus sur leur vision du monde respective que sur la réalité de leur rencontre avec l'altérité. La guerre des martyrs, guerre confessionnelle, s'exporte dans les terres lointaines, théâtre propice à un règlement de compte par images interposées. Abstract - The New World appears to have functioned as a mirror, reflecting the fears and hopes of the Ancient World. A good example of such reflection is the commitment of the Society of Jesus to its missions. On the basis of several engravings produced in Antwerp between 1587 and 1640, this article demonstrates how the Jesuits defined their experience of evangelisation as ‘Bildung’. Comparing their work to that of a sculptor, they conceived of it as the shaping of indigenous minds. Similarly, they saw their experience of martyrdom as an ‘Imitatio Christi’ - an imitation of Christ's suffering - and compared it to a paper or a coin being impressed with a beautiful image. |
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