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Henry Prunières.
Peter Benoit et la France.
Il appartient à d'autres qu'à moi de célébrer ici l'oeuvre gigantesque de Peter Benoit, ses oratorios, ses cantates de proportions cyclopéennes qui constituent un monument unique d'art décoratif sonore où se découvre le génie des Flandres. généreux, passionné, sensuel, épris de faste et de magnificence, de couleur et de rythme. Il me suffira de définir les rapports de Peter Benoit avec la France et l'art musical français, en insistant sur son rôle dans le grand mouvement d'éveil du nationalisme muscical en Europe.
A des poriodes d'internationalisme où tous les Européens semblent se mettre d'accord pour parler la méme langue musicale avec des accents différents, succèdent des périodes où chaque nation, chaque province entend cultiver sa langue, son dialecte. Il semble que lorsqu'un art a joui trop longtemps du privilège de l'universalité, il lui soit nécessaire de pousser des racines profondes dans la terre, afin d'en puiser les sucs qui lui rendront avec la vigueur, une forme originale. La fin du 18me siècle avait vu la musique prendre ainsi ses aspects particuliers pour devenir langage international, mais l'éveil politique des nationalités, coïncidant, au début du 19me siècle, avec le mouvement du Romantisme, fit éclore successivement dans tous les pays d'Europe des foyers d'art nationaux.
Ce phénomène ne se produisit pas seulement dans les pays, qui n'avaient jamais eu ou qui n'avaient plus depuis longtemps d'écoles proprement dites, mais aussi dans ceux qui possédaient d'antiques traditions musicales.
En Allemagne, Weber, en embouchant le Cor d'Obéron, annonça l'avènement de l'école germanique qu'allait consacrer l'oeuvre de Richard Wagner. En France, deux ans après la mort de Beethoven, Hector Berlioz avec la Symphonie Fantastique, ouvrait des horizons nouveaux et fondait l'école moderne française çaise qu'allait illustrer, après lui, Saint-Saéns, Lalo, Chabrier,
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Fauré, Vincent d'Indy, en attendant l'incarnation du genre musical français en Claude Debussy.
A partir de 1850, l'éveil des nationalités dans le domaine musical, comme dans le domaine politique, s'opére avec rapidité. Le premier, Glinka, donne l'exemple. C'est en Allemagne, à Berlin, en 1834, qu'il a pris conscience de sa destinée de prophète de la musique de son pays. Un jour, un Allemand lui a dit: ‘Pourquoi ne faites-vous pas de la musique Russe?’ Ce propos l'a frappé. Pourquoi en effet ne pas chercher à écrire une oeuvre présentant un caractère slave, dont les mélodies soient apparentées à celles du folklore, dont le texte poétique soit écrit dans sa langue maternelle. A partir du jour où Glinka crée l'opéra russe, les essais d'opéras nationaux se multiplient en tous pays. En Pologne, c'est Moniuzko qui fait représenter Halka, dès 1847; en Bohème, c'est Smetana qui donne son premier opéra tchèque en 1863. C'est vers cette date, que les cinq Russes commencent à faire parler d'eux et cherchent à écrire de la musique pure présentant un caractère ethnique. Tous les novateurs, tous ceux qui en tous pays ont lutté pour créer des écoles nationales, ont reçu des encouragements de Lizst, apôtre infatigable, tous, Glinka, Smetana, Moussorghy, Rimsky-Korsakoff, Borodine, Grieg, Albeniz, Peter Benoit. On sait que Liszt baptisa ce dernier du plus beau nom qu'il pouvait désirer: Le Rubens de la musique. L'année 1866 est décisive. Elle voit éclore la Fiancée vendue de Smetana, Tamara de Balakireff, Lucifer, enfin, le premier des grands oratorios flamands de Peter Benoit.
Comment Peter Benoit se trouvait-il ainsi parmi les premiers pionniers du nationalisme musical en Europe? Il est intéressant de rechercher dans ses lettres les traces du processus psychologique, qui devait le conduire à la fondation de l'école flamande moderne de musique. Avant 1863, rien ne permet d'affirmer qu'il ait entrevu sa destinée. S'il est profondément flamand de nature (et ses oeuvres religieuses écrites dès le temps de sa jeunesse, suffisent à en témoigner), son apparence est celle d'un jeune belge de culture française. Il se nomme alors Pierre Benoit, il correspond en français fort correct avec son père, l'éclusier de Harlebeke, avec sa mère et ses amis.
On a souvent répété qu'il avait trouvé sa voie à l'occasion du voyage entrepris en Europe Centrale, en 1857, grâce à la bourse du Prix de Rome qu'il avait obtenue. La révélation des oeuvres de Weber, premières manifestations de l'opéra romantique allemand, a pû agir sur son esprit. Leipzig, Dresde et Berlin ont certainement contribué à l'enrichissement de sa culture musi- | |
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cale, mais rien ne nous permet d'affirmer qu'il ait alors conçu l'idée de composer de la musique présentant un caractère flamand.
Il visite Prague, et l'on aimerait supposer que c'est là, au contact du nationalisme musical tchèque, qu'il trouva son chemin de Damas; mais, en 1857, Smetana résidait en Suède et, en dehors des chants populaires, il n'y avait pas encore de musique tchèque.
Que faut-il penser du mémoire intitulé: De l'école de musique flamande et de son avenir, qu'au dire de ses biographes il aurait adressé d'Allemagne à l'Académie de Belgique? On n'a jamais pu en retrouver la trace. S'il a réellement existé, y était-il question de l'école musicale flamande ou plus simplement d'un établissement d'enseignement muscical de langue flamande, idée qui dut le préoccuper de bonne heure et qu'il fit aboutir dix ans plus tard? La seule chose certaine, c'est qu'il n'en est jamais question dans sa correspondance avant son retour en Belgique.
Au printemps de 1859, il débarque à Paris, comme tant de jeunes musiciens belges avant lui, avec l'espoir d'en faire la conquète. Dans une lettre à son père, du 9 mai 1859, il écrit: ‘J'entends un bruit pareil à un ouragan qui s'élève du fond de ce gargantua moderne, car Paris dévore tout, dit-on: esprit, génie, talent...’ et de conclure ‘Táchons de voir jusqu'à quel point je serai à son goût.’ Il ne tarde pas à se trouver aux prises avec les difficultés, qui essaillent un artiste sans fortune et il en éprouve une grande tristesse. ‘C'est affrenx cependant avoir le talent que je possède et n'en rien pouvoir tirer, parce que je n'ai pas encore reçu ce qu'on appelle le baptême de Paris, méme dans notre pays les gens n'osent s'exprimer sur moi, parce qu'il faut d'abord réussir ici avant que l'on ose vous regarder comme un homme de talent’.
Ce n'est pas qu'il néglige quoique ce soit pour arriver. Il se fait présenter aux éditeurs, iecommander à l'Impératrice pour qu'elle accepte le dédicace de sa Messe. Il multiplie les démarches auprès des Directeurs de l'Opéra-Comique et du Théâtre Lyrique pour placer ses oeuvres. Partout il est bien reçu, mais il n'aboutit pas. Il fait recevoir au Théâtre Lyrique un opéra qui ne fut jamais joué. Il se décourage. On voit se développer dans ses lettres ce que Freud appelle un complexe. Il lui arrive exactement la même chose qu'à Wagner dont le germanisme assoupi s'était réveillé, exaspéré au contact du parisianisme. Il se sent de plus en plus un déraciné. Comme il doit regretter la vie paisible de sa petite cité ou même de Bruxelles, au milieu de la tré- | |
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pidation de Paris: ‘Ici, écrit-il, on mêne une vie active et fièvreuse. C'est un steeple chase perpétuel, une véritable ronde fantastique... Ce n'est pas à Paris, qu'on se pétrifie, au contraire, c'est un courant formidable qui vous emporte...’
Le sort ironique lui procure un gagne-pain. Il dirige chaque soir l'orchestre des Bouffes Parisiens où règne Jacques Offenbach, le roi de l'opérette. Le Maître de l'Oratorio flamand, qui vers ce temps compose la majestueuse Messe de Requiem, conduit la musique échevelée de la Belle Hélène, déchaîne les orgies des rythmes sautillants d'Orphée aux Enfers et de la Périchole. Musique placée aux antipodes de celle qu'il créée lui-même, mais musique dont la vie, l'entrain, l'invention ne devait pas laisser d'intéresser un artiste comme lui.
Cependant peu à peu, le contraste s'accuse dans son esprit entre les goûts du public frivole, qui chaque soir l'applaudit et ses aspirations vers un art élevé, grandiose, religieux.
Ses déboires sont ceux de tous les compositeurs de musique sérieuse de ce temps, du grand Berlioz, de Lalo qui répète que la musique n'est pas faite pour être jouée, de Saint-Saëns qui ne se fait entendre qu'en payant les frais de ses concerts, de César Frank qui court donner des leçons de piano d'un pensionnat à un autre. Il est même plutôt favorisé, car on le joue parfois, mais il ne conquiert pas pour cela la célébrité et se décourage.
Fécond découragement. Si le jeune Pierre Benoit avait connu à Paris le succès qu'il était venu y chercher, si son opéra avait été représenté et acclamé, il eût peut-être suivi l'exemple de tant de ses compatriotes, de Gossez et Grétry à Grisar et César Frank, il se fût fixé à Paris. L'école française se fût annexé un bon musicien, mais l'école flamande eût été privée du chef et de l'animateur qu'elle attendait pour se manifester.
C'est dans le Paris brillant, joyeux et superficiel du Second Empire que le jeune artiste prit conscience de lui-même, qu'il aspire à développer tout ce qu'il sentait en lui d'étranger au milieu dans lequel il vivait, qu'en un mot Pierre Benoit devint Peter Benoit, le grand maître flamand.
En 1866, la lumière s'est faite en lui, il regagne Bruxelles, y fait exécuter Lucifer et l'année suivante il réussit à créer à Anvers l'école de Musique Flamande où il fonde l'éducation musicale sur l'étude du folklore.
On sait quelles luttes il eut à supporter pour réaliser son rêve. Ce qu'on sait moins, c 'est la sympathie que cette tentative suscita chez quelques-uns de ses amis français et en particulier
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chez Gounod, qui lui écrivait en 1879 une lettre enthousiaste dont je détache le passage suivant:
‘Les conservatoires de musique sont allemands en Allemagne, italiens en Italie, français en France. Ils devraient donc, ils doivent être flamands en pays flamand; cela est logique et je ne sais pas un seul argument solide à produire contre cette thèse, qui n'exclut l'étude d'aucune langue en dehors de la langue maternelle, ni d'aucune oeuvre de musique en dehors des oeuvres nationales. La langue française ne nous empêche pas, nous Français, de connaître et d'étudier Mozart et Rossini; la langue allemande n'empêche pas qu'on étudie en Allemagne les oeuvres des musiciens français. Je suis donc tout-à-fait d'avis que l'enseignement de la musique doit être donné en langue flamande dans un pays flamand, pour rayonner ensuite du point de départ radical sur tous les autres points de la sphère musicale’.
C'étaient là les idées de Peter Benoit dont la doctrine nationaliste n'excluait en aucune façon l'amour des belles oeuvres écloses dans les autres pays et qui s'employa toute sa vie à les faire connaître.
Remarquons d'ailleurs en passant que la France a toujours considéré avec sympathie l'éclosion des écoles nationales. Elle n'accueille avec faveur chez elle que les musiciens étrangers qui présentent un caractère ethnique marqué. Elle a dédaigné Tchaikowsky et Rubinstein pour s'éprendre de Rimsky, Balakueff, Moussorgsky, Borodine. Entre tous les musiciens scandinaves, elle n'a fêté que Grieg le plus spécifiquement nordique, et a adopté, dès le premier jour, les créateurs de l'école espagnole, honnis dans leur propre pays.
Peter Benoit a-t-il dû à son séjour en France autre chose que le choc en retour qui lui révéla sa mission flamande? Les influences qui se font jour dans son oeuvre sont celles que l'on retrouve à des degrés divers chez tous les musiciens de ce temps et en particulier chez les fondateurs de l'école nationale russe: Berlioz, Liszt, Wagner. Ce qui est beaucoup plus important c'est de rechercher à quoi se rattache l'esthétique de Peter Benoit, sa conception essentiellement décorative et descriptive de l'art musical. Ce n'est à coup sûr pas d'Allemagne qu'elle lui vient. La musique allemande est trop subjective. trop tournée vers le dedans de l'âme. Non, il nous faut constater que cette conception est entièrement conforme aux tendances constantes de la Musique française depuis des siècles, depuis les fresques vocales de Janequin décrivant au XVIe siècle la Guerre ou le Chant des Oiseaux; depuis les paysages sonores de Lully, de Couperin, de
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Rameaux, depuis les tableaux d'un coloris éblouissant de Berlioz jusqu'aux délicates suggestions visuelles et sensibles de Debussy et de Ravel.
Si Peter Benoit se rattache à un devancier, ce me paraît être à Berlioz, cet autre tribun du peuple, ce génie plébéien et révolutionnaire dont les conceptions gigantesques s'accordaient si bien avec le tempérament et les aspirations profondes du peintre musicien qu'est Peter Benoit, dont Gounod comparaît l'oeuvre à celle de ces grands plafonniers qui, tels Le Corrège, Michel Ange ou Tiepolo, ont peuplé les coupoles et les voûtes des églises d'un monde grouillant de personnages humains ou surnaturels.
C'est à travers l'oeuvre de Berlioz que Peter Benoit a pu recevoir l'intuition de ce qu'avaient été, au temps de la Révolution française, les fêtes du peuple où des milliers de choristes et d'instrumentistes, se mêlaient étroitement aux évolutions de la foule disciplinée. Ces manifestations grandioses dont Méhul, Gossec et Lesueur, le maître de Berlioz, avaient créé la musique, semblent les prototypes des puissantes réalisations de celui qui, seul en son temps, a su écrire pour le peuple une musique capable de faire communier dans un même élan les exécutants et les auditeurs et de reconcilier les masses avec l'art musical depuis trop longtemps mûré dans sa tour d'ivoire.
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