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Mines belges
LE contenu de ce texte n'a certes pas la prétention d'analyser tout l'ensemble sociologique et humain des charbonnages belges. Nécessairement restrictif, puisque mon expérience ne couvre qu'une demi année dans le seul bassin de Charleroi. Cependant elle suffit amplement pour charpenter le dur réquisitoire qui va suivre.
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C'était le 7 avril 1952... dernier délai que m'accordait la Défense Nationale avant d'envoyer ses gendarmes une nouvelle fois. En une minute, l'ingénieur m'embauchait, inscrivant sur ma fiche: ‘Hiercheur, pose de nuit’. J'étais dans la joie, enfin du boulot! Le lendemain, la visite médicale complète et réglementaire. Diagnostic: apte aux travaux du fond. Le soir même, j'étais dans le bain... casque sur la tête, lampe, pelle, un grand bidon de café et ma bouffe.
Je crois qu'on n'oublie jamais sa première nuit de fosse, car elle donne déjà des impressions définitives. J'entame la passerelle et j'approche du ‘carré’ où les porions choisissent leurs hommes. A qui le nouveau? On le dévisage, on lorgne sa musculature, ses mains...
- Allez, X, prends-le pour le ‘stap’, gueule le conducteur.
22 heures. Je file vers la cage. J'y aperçois une ruée invraisemblable d'ouvriers qui veulent descendre au premier voyage. Ils se bousculent dans un tumulte entrecoupé de jurons italiens. J'attends le porion et la seconde cage.
Nous plongeons à 1.035 mètres; mes oreilles bourdonnent diablement; les courants d'air glacés et l'eau froide précèdent les vagues de chaleur suffocante. En bas, une puanteur de gaz caractéristique; nous enfilons les galeries. Une demi-heure de marche avant d'arriver ‘à front’, pendant laquelle les hommes
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ne cessent de marquer leur étonnement de voir un jeune Belge ‘venir crever ici’.
- Pourquoi ne vas-tu pas à l'usine? ou dans un bureau? Là t'es considéré. Ici, t'es du crottin à produire. C'est bon qu'on n'a pas à bouffer ni à travailler en Italie, en Algérie, qu'on a des gosses, des petits frères et soeurs à aider, sinon... ou encore: ‘on ne sait rien faire d'autre’. Que de fois vais-je entendre ces réflexions. Comme il y a trois jours d'essai pour assurer l'engagement, je dois être discret, momentanément.
Au bout du bouveau, voici la taille dans laquelle je dois me hisser, inclinée à 40o, haute de 60 cm. Je m'y entroduis, transpirant déjà incroyablement. C'est là dedans qu'il faut turbiner? Le porion hurle ses commandements, m'indique en deux mots ce qu'est le stap ou remblayage. Il s'agit de combler sur 1 m. 75 de large et 4 m. 50 de long, en prenant poussières et cailloux latéralement, et faire un ‘murtia’en grosses pierres, afin que l'ensemble soutienne le boisage et le plafond, tout ceci pour éviter l'éboulement.
Le porion s'en va. J'avoue que dans une telle exiguité, couché sur le côté, je ne sais comment manier ma pelle, d'autant plus que la pente exige pour le novice une sérieuse gymnastique équilibrante. Bref, ça n'avance guère et le copain, 10 mètres plus bas, semble, lui, avoir la cadence. Sur la voie, au pillé, les marteaux-pic des bouveleurs rendent leurs sons assourdissants et une poussière permanente entretient ma soif. A 5 h. 30 du matin, je croyais avoir fait 1 m 50, mais le ‘murtia’ était branlant! Les trois jours d'essai passèrent ainsi avec, en plus, une distraction éreintante que m'offrait le porion de temps à autre pour secourir ceux d'en haut, et qui consistait à ramasser un tas de pierres abattues entre les jambes et les pousser ainsi en glissant sur le derrière, dans les bacs d'écoulement. J'avais alors la faculté d'encaisser un bombardement de cailloux sur l'épine dorsale, sans avoir la possibilité de me garer. Le porion, pour bercer mon job et celui des copains, y allait sans cesse de son cinglant couplet: ‘Plus vite, nom de Dieu, plus vite!’
Vint le quatrième jour, celui que les porions appellent le
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‘coup de bambou’ pour les recrues. Ici il faut crever une insolente baudruche du patronat, des journalistes et des tracts officiels qui prétendent que l'apprentissage est de 15 jours. C'est un fieffé mensonge dont je donne quelques preuves, loin d'être particulières.
Cette quatrième nuit, le chef-porion me désigne à 950 m. pour le stap dans une taille de 50 cm. de haut; la norme est de 5 mètres de remblayage. Nonobstant le fait que je suis dessinateur de profession, donc non habitué aux travaux lourds, il y a tout de même un minimum d'entraînement nécessaire à chacun pour abattre un tel travail. J'arrivai tant bien que mal à 1 m. 20. Résultat: retenue de 7/8mes de mon salaire. Je dis bien qu'on me payait donc 1 heure pour toute ma nuit. A la remontée de 6 heures du matin, deux Italiens me disaient qu'ils étaient pénalisés de 15/16mes de leur salaire, et ce, pendant de nombreux jours. Ces pauvres camarades n'étaient pas très costauds et des flammes de haine brillaient dans leurs yeux, comme s'ils exprimaient le vieux diction populaire: ‘Nos ennemis ce sont nos maîtres.’
En Italie, les recruteurs officiels qui font la traite des chômeurs, leur ont promis bon accueil en Belgique, des logements sains, des salaires élevés, une foule d'avantages matériels. Une fois ici, à quelques exceptions près, on les traite comme du bétail, on les entasse dans les phalanstères, dans des chambres puantes et mornes désignées par la police. Au moindre vol ou crime, on les suspecte immédiatement, avec les Nord-Africains. les logeurs ‘strognent’ leurs rations de charbon, et que faut-il dire de la nourriture qu'ils reçoivent dans les cantines?
Le cinquième soir, je décide de jouer serré et de réclamer, ou bien 15 jours d'apprentissage payé (il est de 13 semaines en Grande-Bretagne), ou bien un changement de travail, c'est-à-dire une tâche moins lourde. Les cadres savaient maintenant à qui ils avaient à faire. Je refuse donc l'ordre du chef-porion, qui prétend me remettre au stap, au tarif réduit, prétextant: ‘on te paie pour ce que tu fais’. Est-ce juridiquement légal? Les syndicats n'exigent-ils pas que le manoeuvre et l'ouvrier
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soient pris sur le fait à ne rien faire, pour être pénalisés? J'en appelle au conducteur qui, à l'ahurissement général, me désigne comme aide d'un meneur de chevaux pour conduire les chariots de bois et de cintrages métalliques à front. Mon argumentation avait été simple: ‘Je ne puis vivre avec 25 francs par jour et personne ne peut, en 5 ou 8 jours, produire autant qu'un ancien.’
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Pendant plus de deux mois, je m'accoutumai beaucoup mieux à la fosse en voyageant avec les convois de matériel dans les galeries. Pas de locomotive ici, rien que des chevaux malheureux sacrifiés à la nuit perpétuelle et souvent traités scandaleusement, malgré la menace des lois pour ce genre de choses. Plusieurs fois, des bêtes blessées étaient harnachées quand même; il m'est arrivé de les trouver assoiffées ou n'ayant pas eu à manger pendant les poses précédentes et, le comble, des hommes les frappaient encore si elles mettaient en jeu, par leur lassitude, l'horaire des convois. D'autres fois, les trouvant blessées et saignantes, j'informais le chef-porion, mais le lendemain je les retrouvais non soignées. Après les animaux, je parlerai plus loin du traitement infligé aux hommes blessés...
Quand les rails sont bien placés, il n'y a aucune difficulté à mener les ‘barottes’ chargées à front. Hélas! les voies étaient infectes, nous perdions un temps fou à cause des déraillements successifs qui exigeaient souvent le déchargement quand l'exiguite de la galerie ne permettait pas les manoeuvres de rétablissement des wagonnets. Ici encore, les coups de gueule, les insultes des chefs étaient courants. Le slogan pour tous était: ‘produire, produire plus vite. Tas de fainéants, ça n'avance pas, nom de Dieu!’ Inutile de s'en faire outre mesure, c'est le climat grossier des mines et on éructe forcément au diapason du dogme des muscles qui a causé tant de mal déjà aux prolétaires exploités.
Travailler aux treuils, poulies et plans inclinés (qui établis- | |
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sent la jonction entre deux étages) est parfois aussi dangereux que dans les tailles. Un Italien venait d'avoir la tête fracassée par un wagonnet qui s'était détaché sur la pente, le crochet s'étant brisé. On vérifie si rarement les crochets et les chaînes!... Ce qui n'empêche nullement le chef-porion de nous contraindre à grimper sur les chariots mal équilibrés, descendre et monter avec eux le long du parcours. Je le fis cinq fois, puis je l'envoyai au diable en disant que le peau des hommes valait bien les rondins de bois et les armatures de fer.
‘Fais-le toi-même.’ Il nous conseilla alors de décharger! Mais combien n'osent pas s'insurger contre les pressions productivistes de la maîtrise? Combien craignent les dangereuses moqueries des vantards qui n'ont peur de rien... et s'imposent par de stupides ‘trucs’ herculéens qui leur coûtent parfois cher.
Le lendemain, pur hasard, alerté par un roulement tapageur, j'avais juste le temps de bondir au bas de la pente pour ne pas être écrasé par un wagon détaché, et cette nuit j'entendis tout à coup le moteur s'arrêter, un bruit de ferrailles et, en haut, le hurlement du copain: ‘Camarade, vite.’ Je grimpai et le trouvai plié de douleur, deux doigts aplatis contre un cintrage. Il était 2 h. 30 du matin et il devait attendre un porion pour remonter.
Mais l'échéance approchait d'un règlement de compte avec la Direction. Des camarades m'avertissaient que les cadres avaient été interrogés sur ma ‘propagande syndicaliste’ et les discussions au vestiaire et au fond.
Plusieurs fois j'avais laissé gueuler le conducteur, mais un soir il exagéra ses insultes et je résolus de risposter en réclamant pour tous le respect de leur dignité humaine bafouée en ces chantiers dégradants des houillères. Ma réponse accéléra sa rage et il conclut: ‘C'est bon, sale pacifiste, je t'enverrai à nouveau crever dans les tailles et on verra qui se plaindra. Tu crois que j'ignore qu'on t'a foutu dehors autre part? Eh! bien, moi, je te ferai décoller d'ici.’
Deux jours après, le temps de trouver un remplaçant, je
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reprenais ma pelle. On me désigna les tailles les plus inclinées et les plus basses - 35 cm.; - il arrive qu'on ne puisse se retourner; c'est juste l'épaisseur du corps, d'où reptation montante et descendante, et 6 mètres à remblayer. Ce fut naturellement le même processus qu'au début, avec la différence que j'allais progressivement arriver à faire 3 m. 50 et 4 m. 50. Il faut avoir été là-dedans pour s'imaginer ce que ça représente de pelleter pierres et poussières dans cette obscurité trouée par nos faibles lampes, de caler les gros cailloux, aplati dans une longue ‘boîte aux lettres’ en pente qui suit la veine de charbon, dans une chaleur accablante qui nous oblige à rester continuellement torse nu, dégoulinant de transpiration et de crasse. Dans cette même position, manger, boire, uriner. Au pillé, sur la voie, les chargeurs de wagonnets évacuent tout ce que l'abatteur fait crouler avec son marteau-pic pour percer les galeries et placer les cintrages, la boiserie et les fagots. Ils sont là ruisselants de sueur, soumis aux normes que le dieu de la productivité veut sans cesse croissantes. Le vacarme des marteauxpics, l'odeur âcre des charges de dynamite, les nuages de poussière, tout cela ajoute au spectacle tragique d'un métier de forçat auquel nul humaniste ne pourrait souscrire, tant il brise l'homme, tue ses potentialités profondes et l'empêche de s'épanouir intellectuellement et socialement.
A quand des conditions décentes de travail dans ces âpres chantiers où le juron permanent est le seul cri des vivants en tête-à-tête avec la rude nature?
Pour la pose du matin, le chahut est plus violent encore, avec les moteurs des couloirs oscillants, les dizaines de marteauxpics, et l'atmosphère est plus empuantie encore, car c'est le charbon qu'on tire alors et, dans les veines, le système de primes à la productivité griffe singulièrement le visage de solidarité dont on parle tant, car ce système pousse à l'égoïsme par l'appât du gain, en même temps qu'il épuise les prolos. C'est de ceux-là que la bourgeoise parle quand elle dit: ‘C'est honteux de donner de tels salaires à ces ouvriers.’ D'abord on voudrait bien les y voir, tous nos bourgeois et intellectuels,
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passer quelques années de leur vie dans ce four crématoire de la culture, ensuite, il s'agit d'être honnête, où sont donc ces traitements gras de nos 159.000 ‘gueules noires’? Il suffit de consulter les ‘Annales des Mines de Belgiques’ et, mieux encore, être dans la peau des exploités, car il y a assez de tapage syndical sur le nombre impressionnant de patrons qui paient en dessous des barèmes, en ergotant sur la Convention de 1920.
C'est vrai qu'il y a des spécialistes qui gagnent 400 fr. ou 450 fr. par jour, en de courtes périodes, mais ils sont extrêmement rares, et la moyenne véritable des ouvriers qualifiés à veine se situe aux environs de 300 francs. Quant à la grande masse du prolétariat minier, les houilleurs non spécialisés, ils gagnent exactement entre 196,05 et 210 francs bruts (à condition qu'il n'y ait ni amendes, ni retenues pour rendement insuffisant), et ceux de la surface, 15, francs.
Voilà les réalités financières qui enserrent la vie d'enterré de mes camarades, contraints aux 48 heures hebdomadaires et dont le dérisoire congé annuel est de six jours, ce qui est révoltant quand on songe à ces milliers de santés ouvrières flétries qui ont un besoin énorme d'air, de verdure et de loisirs. Ensuite, quand ils ont crevé vingt ans à la fosse, qu'ils crachent leurs poumons, qu'ils sont des épaves humaines aux traits tirés, on leur accorde 1.300 francs de pension par mois, s'ils sont célibataires, et 1.975 francs s'ils sont mariés. Après trente ans de bagne, pour soigner ce qui leur reste de santé, respectivement 1.980 et 2.900 francs. Voilà nos grandes libertés et les jouissances de l'héroïsme...
J'étais donc remis au travail dans les tailles basses, tantôt à 1.035, 950 ou 835 mètres de fond. Les amendes, les 1/5e les 1/8e, les 1/2 journées de retenues pleuvaient sur mes quinzaines, raccourcissant celles-ci à de maigres proportions budgétaires. les délégués syndicaux tentaient de freiner cette orgie, mais tout le monde sait qu'on rend la vie possible aux militants mis sur la ‘liste noire’. Les délégués obtinrent cependant l'annulation du premier préavis de licencement, pour ‘insuffisance de ren- | |
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dement’.
Il coïncidait étrangement avec l'action que j'entreprenais pour protester contre les vestiaires archaïques et les douches crasseuses. Celles-ci étaient ignobles, nous pataugions dans un véritable cloaque; un radeau mignon permettait tout juste d'émerger quand il s'agissait de nous sécher. Mais l'ironie épaisse de la Direction affichait aux valves l'article du Code pénal condamnant ceux qui s'exhibaient nus.
Parlons un peu ‘sécurité’. Chez nous, sur des dizaines de mètres de galerie, les cintrages et bois de soutien sont tordus ou brisés, des blocs énormes sont prêts à tomber. Dans les tailles nous trouvons régulièrement des rondins de soutien qui basculent à la moindre secousse, d'autres, cassés, sont laissés tels, alors qu'ils sont la seule assurance contre les éboulements. Tous ces faits éclairent la cadence des accidents passés ou futurs, des catastrophes dont on parle, des autres qu'on ne renseigne qu'aux faits-divers avec les chiens noyés.
En passant dans la taille je vérifiais les bois, non pour ‘casser les pieds’ du porion, mais pour la sécurité de tous, et celle des étrangers qui craignent trop souvent de protester pour ne pas perdre leur place ou ne pas être renseigné au patron. Plusieurs fois je refusai de travailler à des endroits où le boisage était carnavalesque, ce qui m'attirait les grognements des porions, très souvent compréhensifs cependant, mais terrassés par les statistiques de rendement, les normes à respecter, et angoissés par les ‘rapports’ à faire au terme de la journée.
La raison de l'insécurité résulte manifestement de cette cadence productiviste à laquelle sont soumis les ouvriers qui boisent; ils ne peuvent plus faire du bon travail, et ceci s'ajoute aux conditions naturelles et dangereuses de ce genre d'exploitation. N'oublions pas aussi ce que disent les vieux mineurs. à savoir que l'afflux énorme d'étrangers, forcément incompétents au métier et n'ayant pas de véritable apprentissage, explique aussi bien des choses.
Psychologiquement d'ailleurs, les réactions sont vives chez les ouvriers. Non seulement chez ceux qui ont une peur patho- | |
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logique continue d'un affaissement des tailles, mais il suffisait pour tous d'un simple craquement des bois sous la poussée du sol, pour les voir prêts à se précipiter dans les bacs et glisser au fond, ou chercher un abri vers le haut. Inutile de dire qu'on n'a pas toujours le temps de se garer, et alors c'est la blessure simple ou grave, l'asphyxie ou la mort par compression. Le boute-feu dynamiteur s'y connaît un peu dans les éboulements, mais ce sont les imprévus qui surprennent.
Et justement en juillet, un camarade encore est tué net, écrasé par un éboulement de la taille. On le retrouve la tête gonflée entre les jambes. Peut-être vous souvient-il de cette période tragique de 1952, où la presse jouait la corde sentimentale éphémère, la surenchère aux cadavres en suivant le lamentable échelonnement du martyrologue minier:
17 juin. |
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Eboulement au puits no 17, à Piéton: 2 morts. |
17 juin. |
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Déflagration au Péchon, no 25, à Couillet: 10 tués, 2 blessés. |
21 juin. |
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Eboulement à Saint-Emmanuel, à Houdeng: 7 victimes. |
23 juin. |
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Coup d'eau au Centre de Jumet: 2 morts et 6 blessés graves. |
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Hainte-Saint-Paul: un porion tué en rectifiant un étançon. |
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Farcienne: un Italien enseveli par l'effondrement de la taille. |
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Gazier, à Marcinelle: 2 tués. |
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Limbourg: 6 tués par l'affaissement de toute la taille. |
Etc., etc..
Plus tard vint la catastrophe de Wasmes, coup de grisou à Marcasse! Quinze cercueils encore, des foyers brisés, une incommensurable douleur qui montait du Borinage, après celle du bassin de Charleroi.
Les journaux se battaient pour titrer à la ‘une’, vanter la ‘bravoure des carboniers’, l'héroïsme des ‘gueules noires’, les plumitifs suffoquaient sous l'inspiration, afin d'avoir l'air
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de compatir au maximum à la souffrance du prolétariat, les politiciens se ‘déplaçaient’, les Ministres prenaient l'air grave de circonstance en arrivant à l'endroit du cataclysme, juste après avoir terminé à l'I.N.R. ou à la Chambre, un discours traditionnellement magistral sur l'impérieuse nécessité d'un accroissement de la production et l'impossibilité d'augmenter les salaires. Puis, un jeune monarque flanqué de ses tuteurs nobles venait redire aux pauvres combien la Couronne suintait de douleur à ces instants, combien le Palais était accablé! Que ne l'est-il chaque jour de l'année où suent les prolos? Comme il tremblerait encore sur ses assises si tout ce peuple écrasé, tout à coup, clamait son espérance et la révolte accumulée en lui.
De 1940 à 1951, il y eut 1895 ouvriers tués chez nous, soit 158 par an, et 167 en 1950 (année sans catastrophe pourtant).
Donc, tous les trois jours de travail, deux mineurs sont tués en Belgique, et chaque fois qu'on extrait 200.000 tonnes de charbon, un camarade perd la vie.
Pour les patrons, il va de soi que le seul problème est d'enregistrer l'accroissement de la production mensuelle, passée de 2 millions 263.000 T. en 1950 à 2.500.000 T. en 1952, et la productivité: rendement par ouvrier du fond, monté de 1.013 kg. en 1952 à 1.054 kg. en 1952, pour arriver début 1953 à 1.062 kg. Bref, 30 millions de tonnes extraites en 1951, c'est tout ce qui intéresse et passionne la Société Générale et ses acolytes.
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C'est à cette époque encore que j'allais percevoir d'autres révélations terribles sur la situation des mineurs. C'est une aventure personnelle, trop significative pour que je la taise.
C'était un lundi soir, au carré, avant la descente. Des camarades italiens et marocains me disent combien ils en ont marre d'être exploités comme des esclaves, d'autres qu'ils ont des retenues de salaire, etc. A ce moment un porion m'informe
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que je ne toucherai, à l'encontre de ce qu'il m'avait dit, qu'une demi-journée pour la dernière prestation, ‘par décision du conducteur’.
C'en était trop. j'attendis celui-ci et, devant les copains, je fis un réquisitoire virulent contre la bestialité des procédés de travail et réclamai justice et respect pour les hommes. La riposte fut brève, rien de positif à répondre, il s'éloigne. Le chef-porion me désigne un travail et me colle une amende préventive. Je dépose ma pelle et déclare que je refuse de travailler dans ces conditions.
Au même instant le conducteur, venu par derrière, me prend à la gorge, d'un coup de poing formidable me fait sauter l'arcade sourcillière et m'achève de trois directs à la figure... Je restai étendu plusieurs minutes; les quarante étrangers, sidérés rejoignirent la cage, tête basse, et je compris alors à quel point l'emprise totalitaire de la société et du patronat était féroce sur eux; j'entrevis leur crainte des flics qui, toujours, les accuseront d'avoir ‘commencé’, et jamais les Belges. Et puis le reste, le boulot, la famille...
Oui, terrible expérience d'une désespérance ouvrière, d'un avilissement plébéien engendré par des structures étouffantes, inhumaines, vision d'existences atrocement raccourcies.
Le garde arrive pour l'enquête. Tous sont descendus; je réponds vite, car j'ai hâte de trouver le médecin proche.
- Ah non, dit-il, tu dois alles au Dispensaire des mines, autre part, c'est pas légal. ( Il est 22 h. 30 ).
- Hein? Tu ne vois pas le sang qui me coule sur la gueule?
- Pas grave, je colle une bande et tu files au Centre, c'est à trois quarts d'heure à pied d'ici. Chez le docteur du quartier, tu ne seras pas remboursé et pas constaté pour l'Assurance.
- T'es cinglé, non? Je ne connais pas les sentiers de la région et il fait nuit. Tu n'es pas honteux de proposer ça?
Je ne peux rien dire d'autre.
Et j'allai réveiller le médecin proche. Le lendemain je me présente au Dispensaire avec une demi-douzaine de camarades blessés. Ces Dispensaires des charbonnages appartiennent aux
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Caisses d'Assurances patronales et celles-ci paient les médecins, ce qui explique les choses inouïes qui suivent, et pourquoi les ouvriers sont traités comme du bétail.
Deux Italiens et un Africain ont les doigts coupés et purulents, ornés de gros bandages que les docteurs arrachent comme un pissenlit sur le seuil. Un coup d'oeil et ils dictent à l'infirmière pimbêche: ‘Aptes au travail.’ Je crois rêver. Les copains protestent ‘Assez de carottiers’, glousse le toubib. Le quatrième arrive, voûté: ‘J'ai reçu un wagonnet dans le dos, cette nuit.’ Contrôle: une tape percutante à l'endroit propice. Hurlement. Diagnostic: ‘Tu te feras masser, ce soir tu peux reprendre.’
- Mais, docteur, je travaille au marteau-pic, c'est impossible de me redresser.
- Tut, tut, essaies, tu reviendras si ça cloche.
Je suis éberlué. Un slave a eu le pied écrasé par un gros caillou. Après plusieurs semaines dans le plâtre, il est contraint à reprendre le boulot en boitant. S'ils n'y vont point, pas de salaire partiel pour accident, et l'avis d'un médecin privé est nul.
On s'y entend dans le patronat pour verrouiller le coeur des prolétaires. Plusieurs fois, quand nos syndicats sont avertis, on obtient alors du médecin la convalescence indispensable, qui est parfois de plusieurs semaines encore, alors qu'il avait décidé la reprise immédiate du travail.
Quand donc tous les travailleurs comprendront-ils l'urgence de se grouper pour faire respecter leurs droits et leur personne?
Aux agrafés, maintenant.
- Eh bien, qui t'as soigné, toi? Pourquoi n'es-tu pas venu directement ici? huhule l'infirmière.
J'ai une envie folle de lui cracher dans l'oeil, malgré ma répugnance pour la violence et la haine. J'explique au médecin.
Il rétorque: ‘Ah, ah! encore un qui se bat et qui accuse le chef. Non, mon ami, on m'a téléphoné à votre sujet, vous avez levé votre lampe pour assommer le chef-porion.’
- Ça alors? C'est qu'ils se tiennent, ces négriers, quand il
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s'agit de museler les prolétaires. Il faudra décupler de vigilance. Simultanément à ces réflexions j'encaisse le verdict:
- Dans quelques jours on tire l'agrafe, mais ce soir tu iras au travail. Nous attendons l'enquête et retiens que si elle confirme le téléphone, tous les soins et visites seront retenus sur ton salaire.
- Quoi? C'est trop fort, comment voulez-vous que je mette mon casque et que je travaille avec cette plaie dans des tailles de 35 cm.? Quant à l'enquête du patron, je l'attends sans crainte.
L'infirmière beugle: Quel insolent! Et si vous êtes absent, sachez que c'est non-motivé.
Deux journaux chrétiens et un journal socialiste avaient relaté ces faits. Ils firent scandale et enragèrent les milieux réactionnaires, qui n'eurent garde d'accepter un débat contradictoire. Peu après, d'ailleurs, un médecin de Charleroi élevait courageusement la voix pour dénoncer les méthodes des Caisses patronales et la productivité outrancière.
J'allai voir le directeur. L'enquête se révélait positive pour moi; il me paierait deux nuits pour accident de travail. Mais la conclusion fut ahurissante: ‘Seulement, Van Lierde, votre présence ici est incompatible avec l'Ordre, vous êtes un élément de trouble, je vous donne votre second préavis.’
Des amis permanents F.G.T.B. et C.S.C., lui firent entendre que la grève serait déclenchée s'il me renvoyait. Il annula le préavis de licenciement et, d'autre part, se contenta d'un blâme au conducteur, pour ses coups. Parallèlement, les deux organisations syndicales me firent comprendre qu'elles étaient sans illusion sur le résultat à obtenir en ‘portant plainte’ à la Justice, car les témoins (étrangers) n'oseraient pas venir témoigner et les porions ne comptent pas (plusieurs d'entre eux m'avaient dit qu'ils souhaitaient voir la brute mis à pied).
Le patron refusa même de me changer de pose, malgré la démarche du propagandiste C.S.C. et celles du sympathique et tenace délégue F.G.T.B., qui ne ratait jamais une occasion d'arracher un droit contre la félonie de la Direction. Celle-ci
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alors me fit travailler seul dans une taille arrêtée, afin de m'isoler, mais le lendemain elle dut déchanter après les interventions contre celle illégalité.
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La semaine suivante je recevais mon troisième préavis. Les délégués obtinrent encore un sursis, mais la situation empirait à un point tel que ça devait finir. Un mois après, en effet, j'allais être éjecté et mis à l'index dans toutes les fosses du bassin. Il me resterait le chômage forcé... ou la prison.
Physiquement d'ailleurs, j'étais étreinté par ce boulot de manoeuvre, toujours à la coupe de nuit, ce qui désoriente complètement l'existence. D'autant plus qu'alors je fus affecté au ‘montage’, c'est-à-dire dans une nouvelle taille à percer.
Je dirai simplement que c'est au prix d'efforts extraordinaires que je pus ‘tenir’ là pendant dix jours environ. Homme de coupe de l'ouvrier abatteur, je devais lui monter les lourds troncs d'arbres et les bois de traverse, ce qui signifie qu'il fallait grimper tantôt sur les genoux, tantôt couché, en tirant ou poussant le matériel sur une longueur de septante mètres, dans une taille inclinée à 40o. Une température infernale, une puanteur toxique, pas de ventilation, puisque c'était un cul-de-sac à percer. Seulement de grosses buses qu'on emboîtait au fur et à mesure de l'avancée et qui apportaient un pâle souffle d'air.
Combien de fois, haletants, le coeur battant à toute allure, les tempes bourdonnantes, ne collions-nous pas notre figure aux fuites des tuyaux d'air comprimé. Combien de fois, le camarade aveuglé de sueur et de poussières, ne desserrait-il pas le flexible du marteau-pic pour bénéficier d'un violent jet d'air froid.
Après les bois et le cylindre, il me fallait monter un ou deux bacs en tôle pour l'écoulement du charbon que je pelletais alors pour faire place à l'abatteur, tout en guettant la lampe à huile qui pouvait indiquer la venue du gaz mortel.
Quel spectacle aussi de regarder l'ouvrier, à demi-nu, masque sur la bouche et le nez, muscles bandés, le corps vibrant en syn- | |
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chronisme avec le perforateur tenu à bout de bras ou contre lui, faisant crouler des pans de charbon, puis assurant notre ‘sécurité’ en plaçant bois et fagots au-dessus de nous pour atténuer les éboulements instantanés.
Comment oublier cela? Quand je pense que des dizaines de milliers d'être humains sont écrasés leur vie entière par de telles conditions sous-humaines, abrutis moralement et physiquement, condamnés à vivre ensevelis, à n'avoir pratiquement aucune échappée sur les plans culturel et spirituel, alors je dis qu'une grande révolution est nécessaire et que nous ne cesserons de lutter pour la faire.
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Après le ‘montage’, quand nous eûmes percé et rejoint la galerie de l'étage supérieur, je retournai dans une taille incroyablement inclinée. Pour y monter avec ses affaires, en rampant, il ne s'agissait pas de rater les appuis de bois, car la paroi lisse nous rejetait aussitôt vers le bas. De plus, il fallait rester inlassablement attentif, car les copains, placés plus haut, déclenchaient des avalanches de pierres, parfois énormes, que l'agilité seule nous permettait d'éviter.
Entre autre faits, un camarade algérien, coincé alors qu'il montait des bois, reçut en pleine poitrine un tuyau métallique de 5 mètres de long, qui dévalait d'en haut. Inutile de dire qu'il fallut le porter à la surface...
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Je suis toujours écoeuré de voir dans les défilés du Premier Mai constitutionnel, comment on utilise les mineurs en costume. Comme s'ils pouvaient croire fièrement à ce règne d'un jour, alors qu'ils crèvent tout le restant de l'année. Que fait-on pour rendre leur labeur moins bestial? Pour que cesse l'atrophie de leurs potentialités intellectuelles, brisées par le rendement robotisant?
jean van lierde
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