De Nieuwe Taalgids. Jaargang 55
(1962)– [tijdschrift] Nieuwe Taalgids, De– Auteursrechtelijk beschermd
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Découverte des lettres Néerlandaises par les Français à la fin du XIXe siècleEntre le coup d'Etat du 2 Décembre et les années 1880, les Français adoptèrent à l'égard de l'étranger un parti pris d'indifférence qui contrastait avec les curiosités cosmopolites de la génération de Jean-Jacques Ampère, d'Edgar Quinet, de Philarète Chasles et de Xavier Marmier. On observe là ce mouvement de bascule que Gustave Lanson tenait pour une constante curieuse de la vie littéraire en France: ‘un mouvement de bascule, écrivait-il en 1917, qui fait qu'alternativement nous nous ouvrons, nous nous fermons à l'importation des idées et des formes d'art étrangères’Ga naar voetnoot1). Alors que le Romantisme s'était montré si accueillant pour les littératures étrangères, le Second Empire et les premières années de la Troisième République se caractérisèrent par un repliement de l'esprit national. Un changement d'attitude se dessina en 1885. Cette année-là, Edouard Dujardin fonde la Revue Wagnérienne et Adrien Remacle, secondé par Edouard Rod, oriente la Revue Contemporaine vers un cosmopolitisme austère mais éclectique. En 1886 paraît le Roman russe d'Eugène-Melchior de Vogué: bientôt on se met à traduire fébrilement Tolstoï et Dostoevsky; le climat politique ayant créé les conditions favorables à la sympathie littéraire, les Français se prennent d'un véritable engouement pour les écrivains russes. A la russomanie succédera ce qu'un zélé vulgarisateur des littératures étrangères, Teodor de Wyzewa, appellera lui-même la Nordomanie: de 1890 à 1897, les oeuvres dramatiques d'Ibsen, de Björnson et de Strindberg conquièrent le public français grâce aux efforts déployés par deux réformateurs du goût théâtral, André Antoine et Lugné Poe. Cette xénomanie coïncide avec les progrès de l'idéalisme dans l'art français. Les artistes du renouveau demandent à l'étranger des armes pour abattre le Naturalisme qui heurte leur sensibilité et leur esthétique. Tandis que la presse quotidienne et les grands périodiques - exception faite pour la Revue des Deux Mondes et la Nouvelle Revue - ne s'intéressent guère aux écrivains étrangers, la plupart des revues d'avant-garde publiées entre 1885 en 1890 se documentent attentivement sur la vie littéraire extra muros. La Revue Wagnérienne offre un exemple typique de la conjonction du cosmopolitisme et du Symbolisme: destinée à glorifier un génie d'Outre-Rhin, elle devient, par la volonté de ses deux animateurs, Edouard Dujardin et Teodor de Wyzewa, l'organe des premiers SymbolistesGa naar voetnoot2). Ses principaux rédacteurs se retrouveront en 1886 et 1887 parmi les inspirateurs de la deuxième série de la Revue Indépendante, oŭ des écrits de Laforgue, de Villiers de l'Isle-Adam et de Mallarmé voisinent avec des pages de Tolstoï, de Thomas de Quincey et de Dante-Gabriel Rossetti. Mis en appétit par la découverte des écrivains russes et scandinaves, le public français, après 1890, réclame de nouvelles nourritures exotiques. On lui présente Nietzsche, cité de plus en plus souvent à partir de 1891; puis Gabriel d'Annunzio, dont une oeuvre est publiée par le journal le Temps dès octobre 1892, sous le titre: L'Intrus. L'heure des littératures de faible diffusion | |
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ne tardera pas à sonner: auteurs hollandais, danois, portugais, polonais, à leur tour, auront les honneurs de la traduction. Editeurs en quête (déjà!) de best-sellers et traducteurs professionnels impatients de placer leurs copies encouragent cette mode, tandis que traditionalistes et puristes se répandent en lamentations, les uns craignant pour le patrimoine français, les autres s'inquiétant de l'avilissement du goût sous cette avalanche d'oeuvres exotiques traduites à la diableGa naar voetnoot1). Mais le mouvement qui porte la France vers l'étranger est irrésistible; on ne réussit pas à la briser. Bien que les périodiques à gros tirage ouvrent maintenant leurs colonnes aux auteurs étrangers et aux critiques qui en parlent (c'est le cas notamment de la sage et universitaire Revue Bleue), les revues symbolistes - en particulier, le Mercure de France, la Revue Blanche, les Entretiens politiques et littéraires, l'Ermitage - continuent à représenter l'aile marchante du cosmopolitisme littéraire. Plus systématiquement que leurs confrères de l'avant-garde, le Mercure et la Revue Blanche partent à la découverte des littératures qu'on a laissées dans l'ombre. C'est ainsi que ces deux publications, la première à partir d'octobre 1892, la seconde à partir de mars 1895, se pencheront régulièrement sur les lettres néerlandaises. Il convient cependant de préciser que d'autres périodiques les avaient précédés dans cette exploration d'une province méconnue de la littérature européenne. Il faut ici que nous nous reportions quelques années plus tȏt. Depuis les délicieuses Lettres sur la Hollande (1841) de Xavier Marmier et l'article que Jean-Jacques Ampère, dans la Revue des Deux Mondes du ler juin 1850, avait consacré au roman historique en Hollande, les Français n'avaient guère entendu parler de la littérature des Pays-Bas, et pas davantage des lettres flamandes. Les intellectuels d'Outre-Moerdijk s'en affectaient. Vers 1879, le publiciste Pieter-Lodewijk Tak écrivait à Jean Aicard, qui avait longuement parcouru le pays hollandais: Notre langue peu répandue fait que notre littérature est à quelques exceptions près ensevelie dans notre coin de terre, d'où nous-mêmes nous voyons le monde s'agiter, sans toujours prendre part à ses agitations. Cela est triste...Ga naar voetnoot2). En réponse à la tacite invitation de son correspondant, Aicard inséra à la suite de ses impressions de voyage deux poèmes de P.-A. de Genestet, qu'il avait transposés en vers françaisGa naar voetnoot3). Cette mention d'un auteur hollandais contemporain est tout à fait exceptionnelle dans les ouvrages français publiés entre 1850 et 1885. Ce n'est pas que les Français de cette époque fussent indifférents aux hommes et aux choses de la Hollande et de la Flandre. Le Romantisme leur avait légué sa curiosité pour le passé des Pays-Bas; ils évoquaient volontiers le souvenir de Barnevelt et des frères de WittGa naar voetnoot4), ils se passionnaient pour les héros de la révolution du | |
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XVIe siècleGa naar voetnoot1). Ils portaient surtout un vif intérêt aux peintres flamands et hollandais de jadis. Paru d'abord par fragments dans la Revue des Deux Mondes, publié en volume en 1876, l'ouvrage d'Eugène Fromentin, les Maîtres d'Autrefois, fit sensation. Il serait cependant injuste de négliger, au bénéfice de ce beau livre, l'oeuvre de Henry Havard (1838-1921); cet érudit - qui fut inspecteur général des Beaux-Arts - s'employa, plus que tout autre, à répandre dans le public français la connaissance de l'ancienne peinture hollandaiseGa naar voetnoot2). Enfin, la résistance opiniâtre que les Hollandais, depuis des siècles, opposaient à la mer ne cessait d'émerveiller la France; c'est un thème que les publicistes et les voyageurs français ne se lassèrent pas de traiter dans les nombreuses études géographiques, politiques ou artistiques qu'ils consacrèrent à la Hollande entre 1850 et 1885Ga naar voetnoot3). Mais des écrivains hollandais et flamands contemporains, il n'était question que de loin en loin, dans un article de la Revue des Deux Mondes ou de la Revue Critique; on aurait pu croire qu'il n'existait pas de littérature néerlandaiseGa naar voetnoot4). Soudain, en août 1885, quelqu'un rompt le silence qui s'est fait autour de cette littérature. Un jeune essayiste hollandais, Frans Erens, né en 1859, à Schaesberg (Limbourg), devenu un familier du Quartier Latin où il a séjourné sans interruption de 1880 à 1883 et où il revient souvent, publie dans la Jeune France, à la demande de son ami Victor-Emile Michelet, un article sur la littérature de son paysGa naar voetnoot5). En vérité, il n'en parle que pour la dénigrer: Il n'y a pas de littérature moins rêche que la littérature hollandaise. Les grands poètes, comme les grands prosateurs, font défaut dans le pays d'Outre-Moerdijk, tandis que les écrivains de second ordre ont versé des déluges d'encre sur le bon papier du pays, papier très renommé comme on sait. Le vrai sentiment du beau, de l'exquis, de l'idéal enfin, est absent; les sensations sont ternes. Le brouillard épais qui monte du terrain marécageux salit éternellement le ciel bleu. Impossible même d'entrevoir les contours d'un système métaphysique. Tout s'efface, s'amollit, se fond. On est toujours sur terre, sur cette terre qu'on a dû disputer à la mer et qui n'est qu'un immense tas de boue, troué par-ci, par-là, par les pilotis qui soutiennent les modernes cités lacustres. [....] Un seul auteur a grâce aux yeux de Erens, c'est un poète du XVIIe siècle: Bredero, hélas! mort à la fleur de l'âge. La littérature nationale perdit en lui un homme en qui elle pouvait espérer à juste titre trouver son plus illustre représentant, celui qui était le type artistique hollandais le plus pur, à qui Molière aurait volontiers serré la main, lui reconnaissant un talent fraternel. Son oeuvre est restée imparfaite, mais c'est la faute du destin. Notre littérature n'eut pas de chance. | |
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Cet article fit quelque bruit aux Pays-Bas. Frank van der Goes y découvrit cependant une raison de se réjouir: ‘Dans cette étude relative à la Hollande et rédigée dans une langue étrangère, les noms propres n'ont pas été transformés en rébus. Ce n'est déjà pas si mal’Ga naar voetnoot1). Cette réflexion, d'un humour un peu acide, n'était que trop justifiée: les Français déformaient sans cesse les noms propres flamands et hollandais, en y introduisant tantôt des graphies françaises, tantôt - et le plus souvent - des graphies allemandesGa naar voetnoot2). En effet, tentés par les commodes simplifications, ils ne distinguaient pas la langue néerlandaise de l'allemande. En 1899 encore, Pierre de Coubertin - le fondateur des Jeux Olympiques - mettait en garde contre cette fâcheuse confusion: Beaucoup de personnes s'imaginent que le hollandais est un simple dérivé de l'allemand. Il n'en est rien, malgré la similitude d'un grand nombre de mots et de certaines tournures de phrasesGa naar voetnoot3). Evénement important, mais qui semble avoir passé inaperçu: en mai 1886, la Revue Contemporaine publie, sans commentaire et sans mentionner le nom du traducteur, l'un des plus beaux passages de Max Havelaar de Multatuli, l'épisode des buffles de Saïdjah. La livraison où figure cette adaptation est malheureusement la dernière de la sympathique revue d'Adrien Remacle, et la traduction de Multatuli en reste là momentanémentGa naar voetnoot4). Qui était donc ce Multatuli? Les lecteurs de la Revue Contemporaine se l'étaient sans doute demandé. La question recevait réponse l'année suivante, dans un périodique belge: la Société Nouvelle, ‘revue internationale’ fondée le 20 novembre 1884 par Fernand Brouez et une équipe où littérateurs et partisans du progrès social se côtoyaientGa naar voetnoot5). L'un de ses principaux collaborateurs, César De Paepe, sous le coup de l'émotion que lui avait causée la mort d'Edward Douwes Dekker, dit Multatuli, glorifia l'oeuvre du disparu dans un articleGa naar voetnoot6) où la passion politique parlait plus fort que l'admiration littéraire: La Hollande vient de perdre un de ses plus grands citoyens, les lettres néerlandaises un de leurs écrivains les plus originaux, la libre pensée un de ses chercheurs les plus hardis, et l'humanité un de ses plus nobles enfants. Dans son hommage à Multatuli, De Paepe associait trois autres précurseurs | |
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de la libre pensée et de la démocratie sociale en Hollande: Busken Huet, Roorda van Eysinga et F. Domela Nieuwenhuis. Dans une livraison suivante paraissaient trois contes de Multatuli: l'Impressario, Chrésos, la Légende de la CroixGa naar voetnoot1). Cette traduction devait-elle susciter un plagiaire? En 1888, le comte Henry Meyners d'Estrey, ‘membre de la Société asiatique de Paris, correspondant de l'Institut royal des Indes néerlandaises à La Haye et de la Société des Arts et des Sciences à Batavia’, publiait dans la Nouvelle Revue une série de ‘légendes orientales’, en les attribuant à un auteur arabe inconnuGa naar voetnoot2). Sous le titre La Justice, l'une de ces ‘légendes’ reproduisait quasi littéralement la version que la Société Nouvelle avait donnée de Chrésos. Qu'on en juge: Chrésos (texte de la Société Nouvelle) Que s'était-il passé? La revue de Fernand Brouez accusa le comte Meyners d'Estrey de plagiatGa naar voetnoot3), et l'affaire resta sans suite. Nous devons attendre 1890 pour trouver dans les revues françaises une nouvelle mention des lettres néerlandaises. Le ler octobre 1890, l'écrivain belge Louis Van Keymeulen, honorable représentant du roman réaliste en BelgiqueGa naar voetnoot4), révélait aux lecteurs de la Revue des Deux Mondes trois poètes flamands: Ledeganck, Van Rijswijck et Van Beers. Dans son introduction, il brossait l'historique des lettres flamandes, rappelant la longue faveur de Van den Vos Reinaerde et saluant la mémoire de quelques maîtres de jadis et de naguère, tels que Jacob van Maerlant et Jan Frans WillemsGa naar voetnoot5). Deux ans plus tard, dans la Revue des Deux Mondes encore, Van Keymeulen évoquait la vie douloureuse de Multatuli et analysait son oeuvre tout ensemble pathétique et déconcertanteGa naar voetnoot6). En mettant l'accent sur l'insolite et l'exceptionnel, cet article semble avoir décidé de la fortune de Multatuli en France. Une destinée orageuse, un tempérament passionné et bizarre, une oeuvre bouleversante: l'écrivain batave impressionna la sensibilité française, et séduisit l'avant-garde littéraire, qui comptait pas mal d'anarchisants et de socialisants. On ne tarda pas à faire plus ample connaissance avec lui grâce à la traduction de fragments de son oeuvre. En ce même mois d'avril 1892, la Revue de l'Evolution, un périodique dont l'objectif n'est pas uniquement littéraire, | |
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publie la traduction qu'Alexandre Cohen, excellent essayiste des Pays-Bas, a faite de l'histoire de Saïdjah et d'Adindah et que, par erreur, il présente comme la première version française de ce beau texte. Cohen renvoie à l'essai de Van Keymeulen, qui, dit-il, ‘a fait connaître Multatuli’Ga naar voetnoot1). Répondant peut-être à une demande, il publie, dans le fascicule d'août, sa traduction des Légendes de l'AutoritéGa naar voetnoot2) et, en septembre, il consacre une étude à l'écrivain hollandais, dont il exalte l'action politique et humanitaire à JavaGa naar voetnoot3). Le nom de Multatuli se répand. Février 1893: Roland de Marès, journaliste belge plein de dynamismeGa naar voetnoot4), traduit pour les lecteurs du Mercure une scène de VorstenschoolGa naar voetnoot5). Mars 1893: le même Roland de Marès, cette fois dans l'Ermitage, esquisse une histoire de la littérature hollandaise, des origines à Multatuli, ‘qui, incontestablement, écrit-il, est un des plus grands penseurs des temps modernes’Ga naar voetnoot6). Le 10 mars: les Entretiens politiques et littéraires accueillent une nouvelle traduction d'Alexandre Cohen, un extrait de l'opuscule intitulé: De la libre culture dans les Indes néerlandaisesGa naar voetnoot7). A propos de cette publication, un chroniqueur du nom de Sainte-Claire ricane: ‘Les Entretiens (à la suite du Mercure) découvrent Multatuli: Nietzsche va être détrôné pour quelques semaines - en attendant l'apparition d'un autre étranger de génie. Si nous hasardions Pouchkine?’Ga naar voetnoot8). On est arrivé à un moment où les progrès du cosmopolitisme littéraire commencent à inquiéter certains Français. Cependant le zèle des admirateurs de Multatuli ne faiblit pas. Alexandre Cohen, comme s'il s'acquittait d'un pieux devoir, continue à traduire le maître qu'il admire. Grâce à lui, d'autres pages de Multatuli sont révélées aux lecteurs de la Société NouvelleGa naar voetnoot9) et du Mercure de FranceGa naar voetnoot10). Dans cette dernière revue, en août 1893, Roland de Marès motive longuement son admiration pour l'auteur de Max Havelaar et de Ideeën; il s'écrie: Un exalté, je veux bien, plus même un fou, mais un fou de génie, mais un poète et surtout un poète dans la vie, presque un Christ!.... Comme Henri Heine, il souffrait de ce mal terrible que les Allemands ont si bien nommé Weltschmerz, douleur du monde: ‘Com- | |
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ment peut-on être heureux quand tant d'autres souffrent!’ Multatuli tout entier est dans ce cri!Ga naar voetnoot1). Cet article est suivi d'une traduction de Paraboles, due à un autre Belge, l'écrivain Emile Van HeurckGa naar voetnoot2). Voilà plus d'un an qu'on parle de Multatuli. On sent l'opportunité d'explorer son voisinage littéraire. En septembre 1893, la Société Nouvelle publie le chant I d'un poème de Frederik van Eeden: EllenGa naar voetnoot3). En juin 1894, ce sont les Petites Enigmes de Louis Couperus qui ont les honneurs de la traduction, dans la Revue des Revues. Le traducteur est un Belge encore: Georges KhnopffGa naar voetnoot4). En avril 1895, Charles Sluyts estime que la curiosité de ceux qui sont partis à la découverte des lettres néerlandaises n'a pas été déçueGa naar voetnoot5). Et la branche flamande de la littérature néerlandaise? Ne fait-on pas la part trop belle aux écrivains hollandais? Dans sa chronique du Mercure de France, Roland de Marès a le souci de maintenir l'équilibre entre le Nord et le Sud. En juin 1893, il signale en termes laudatifs l'apparition de la revue Van Nu en Straks, l'équivalent méridional du Nieuwe Gids; il souligne les mérites d'August Vermeylen, de Prosper van Langendonck et d'Emmanuel de BomGa naar voetnoot6). A diverses reprises, il prédit un brillant avenir à Cyriel Buysse. Certain jour, il chante le los de Pol de Mont, en qui il voit le champion d'une salutaire réaction contre le romantisme sentimental de Hendrik Conscience: En vérité, le public flamand devra immensément à Pol de Mont. Avant lui, on pataugeait pitoyablement dans les conscienceries....Ga naar voetnoot7). Les articles et les traductions des Louis Van Keymeulen, des Roland de Marès, des Alexandre Cohen et de quelques autres suscitèrent d'autant plus d'intérêt que certains événements, certaines circonstances, entre 1890 et 1895, avaient préparé les Français à donner audience aux littérateurs néerlandais. Au cours de ces années-là, pas mal d'écrivains français sont invités à conférencier en Hollande. De retour, la plupart communiquent leurs impressions, narrent des anecdotes. Francisque Sarcey avoue avoir été frappé par la forte | |
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culture littéraire que donne aux Hollandais la connaissance de plusieurs languesGa naar voetnoot1). Paul Verlaine rapporte des Pays-Bas la matière d'un petit livre, Quinze jours en Hollande, qui paraît chez Vanier en 1893. Tout ému de l'hospitalité qu'il a reçue - et volontiers bénisseur, il distribue à la ronde compliments et remerciements; il fait bonne part aux deux poètes les plus représentatifs de la jeune école: Albert Verwey et Willem Kloos. Certaines rencontres ont contribué aussi à créer entre la France et la Hollande un climat de sympathie. Joris-Karl Huysmans entretient depuis 1885 d'amicales relations avec Ary PrinsGa naar voetnoot2). Les milieux wagnériens français ont accueilli le musicologue Van Santen Kolff, devenu pen après le plus fervent, le plus zélé des admirateurs d'Emile ZolaGa naar voetnoot3). L'enquête que le critique hollandais W.G.C. Byvanck mène, en 1891, auprès des représentants les plus en vue de l'avant-garde littéraire: Verlaine, Moréas, Barrès, éveille en France des échos favorables non seulement à l'enquêteur, mais aussi à son pays. A la lecture de Un Hollandais à Paris, les critiques français découvrent avec sympathie un caractère qui ne se rencontre guère sur les boulevards parisiens, un aimable mélange de prud'homie et de candeur, de gravité et d'humourGa naar voetnoot4). Ajoutons que, dans ce Paris où il est mort en 1886, Conrad Busken Huet - surnommé par les Français ‘le Sainte-Beuve de la Hollande’ - a laissé des souvenirs qui ne sont pas près de s'éteindreGa naar voetnoot5). Le renouveau littéraire créé par le Symbolisme, le prestige d'un maître comme Mallarmé, ont attiré à Paris plusieurs écrivains flamands d'expression française dont il ne faudrait pas omettre l'influence. Georges Rodenbach, Emile Verhaeren, Charles Van Lerberghe, Maurice Maeterlinck, n'ont pas manqué d'attirer les regards vers leur Flandre natale, ses villes déchues et nostalgiques, ses vastes horizons et ses eaux tranquilles. Enfin, les ‘maîtres d'autrefois’ n'ont rien perdu de la faveur qu'ils connaissaient à l'époque de Fromentin. L'admiration que leur voue la génération contemporaine du Symbolisme figure parmi les diverses causes qui rapprochent la France de la Hollande. En 1893, une longue étude d'Edouard Estaunié confirme la persistante actualité de Frans Hals, de Vermeer et de quelques autres ‘petits maîtres’Ga naar voetnoot6). En 1895, le moment semblait venu de réunir et de classer les diverses informations que les Français recueillaient depuis dix ans sur la littérature néerlandaise. Cet effort de synthèse, Teodor de Wyzewa l'accomplira, de 1895 à 1897, dans quatre articles substantiels de la Revue des Deux MondesGa naar voetnoot7) et dans deux | |
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chroniques du journal Le TempsGa naar voetnoot1). Il reprendra cinq de ces textes dans les trois séries de ses Ecrivains étrangersGa naar voetnoot2). Né à Kalusik en 1862 - son vrai nom est Théodore Etienne Wyzewski -, ce Polonais, transplanté en France dès 1869, a reçu une formation française, tout en gardant de ses origines slaves une aptitude exceptionnelle pour les langues. Après avoir été entre 1885 et 1887 l'éminence grise du Symbolisme, il s'est dégagé de ce mouvement. En 1893, chargé depuis peu de la rubrique ‘Revues étrangères’ à la Revue des Deux Mondes, il passe déjà pour le meilleur représentant du cosmopolitisme en France. Lié avec Louis Couperus à l'époque où celui-ci séjournait à ParisGa naar voetnoot3), admirateur des grands peintres flamands et hollandais sur lesquels il a écrit un livre en 1890Ga naar voetnoot4), époux de la fille du peintre belge Felix Terlinden, il est venu tout naturellement, semble-t-il, aux écrivains néerlandais, qu'il est capable - véritable exploit aux yeux des lettrés français de son temps! - de lire dans le texte originalGa naar voetnoot5). Il traitera plus volontiers des écrivains hollandais: les poètes Willem Kloos, Herman Gorter, Frederik van Eeden, Hélène Swarth (dont il traduit deux sonnets parus dans le Gids); les romanciers Marcellus Emants et Louis Couperus; dans le domaine de la critique et de l'érudition: Conrad Busken Huet, W.G.C. Byvanck, Robert Fruin, K.O. Meinsma. C'est sommairement qu'il parle des auteurs flamands contemporains, se bornant à citer Cyriel Buysse et Pol de Mont. Ce qu'il dit de la langue des Flamands montre cependant qu'il est bien informé: Leur langue, à dire vrai, est un peu différente de celle de leurs confrères de Hollande: moins simple, moins aisée, témoignant comme d'un effort incessant à éviter toute expression d'origine française. Mais souvent ce travers est racheté par des qualités de mouvement et de passion qui ne se retrouvent pas au même degré dans l'oeuvre des auteurs hollandaisGa naar voetnoot6). Sa présentation des lettres hollandaises contemporaines est dominée par trois idées, trois conceptions toutes personnelles. 1o - C'est bien à tort que Multatuli a été proposé au public français comme l'écrivain hollandais le plus représentatif, car il lui manque les qualités essentielles de la littérature de son pays: la clarté, la simplicité, le souci de la composition et de la correction, toutes qualités caractéristiques de l'art français, et il n'est pas, en effet, de pays européen qui ait subi, autant que la Hollande, l'influence française. 2o - Les Hollandais, cependant, ne se sont pas abandonnés à l'imitation. Ils ont créé une littérature originale ou, plus exactement, locale, tout imprégnée | |
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du calme et de la gravité de la race. Excellant dans tous les genres, sauf dans le genre comique, elle apparaît à Wyzewa ‘comme l'une des plus vivantes qu'il y ait en Europe’Ga naar voetnoot1). 3o - C'est avant tout une littérature de poètes Elle est à ce point enveloppée de poésie que son meilleur romancier lui-même est un lyrique: Louis Couperus, aux yeux de Wyzewa le plus remarquable des écrivains hollandais contemporains. On pouvait ne pas adopter les vues de Wyzewa; on pouvait lui reprocher pas mal d'omissions (il n'avait soufflé mot de Lodewijk van Deyssel et d'Albert Verwey; il semblait ignorer le grand poète flamand Guido Gezelle; il n'avait pas cité le nom de Herman Heijermans, alors que le Théâtre Libre avait représenté Ahasverus le 12 juin 1893...). Il restait que ses articles, touchant un public plus large que celui des revues symbolistes, avaient vraiment fait sortir de l'ombre une littérature méconnue. Emile Faguet en félicita le critique polonaisGa naar voetnoot2). Les essais de Wyzewa semblent avoir donné une nouvelle impulsion aux études consacrées à la littérature néerlandaise et aux initiatives prises en sa faveur. A diverses reprises, la Revue Encyclopédique - important périodique édité par la librairie Larousse - publie des notices sur le mouvement littéraire en Flandre et en HollandeGa naar voetnoot3). Les revues symbolistes ne chôment pas: en 1896, la Revue Blanche confie à Lucien De Busscher le soin d'évoquer la légende de Beatrijs et la vie de RuusbroecGa naar voetnoot4); au Mercure de France, Léon Paschal (en 1897) et Pauw (en 1898 et 1899) assurent la relève de Roland de Marès; le ler janvier 1899, la Plume, indifférente jusqu'ici, inaugure une chronique des lettres néerlandaises, qui sera tenue par Leo J. Krijn. Tout ce bruit finit par influencer les maisons d'édition. Plon accueille Couperus: en 1898, il édite la traduction de Majesteit; en 1899, celle de WereldvredeGa naar voetnoot5). En 1901, des Pages choisies de Multatuli paraissent au MercureGa naar voetnoot6); la préface est signée d'un nom célèbre: Anatole France Ce glorieux parrainage couronne les efforts de la poignée de critiques et de traducteursGa naar voetnoot7) qui, depuis quinze ans, mettent en lumière l'originalité et la richesse d'une littérature injustement oubliée. Mais sur les bords de la Seine, le vent se met à tourner Dans les premières années du XXième siècle, le cosmopolitisme littéraire se heurte à une violente réaction nationaliste. Les littératures étrangères sont comparées à une armée d'invasion, où Henry Bordeaux distingue ‘M. Couperus, à la tête d'un détache- | |
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ment hollandais’Ga naar voetnoot1). Dernières venues au rendez-vous de Paris, les littératures au rayonnement limité sont les premières à rentrer dans l'ombre. La Plume, en 1903, aura beau publier le chef-d'oeuvre de Frederik van Eeden, De Kleine Johannes: il ne se trouvera pas un éditeur français pour recueillir en volume la traduction de Camille Huysmans et de Georges KhnopffGa naar voetnoot2).
Bruxelles Paul Delsemme. |
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