De Nieuwe Taalgids. Jaargang 54
(1961)– [tijdschrift] Nieuwe Taalgids, De– Auteursrechtelijk beschermd
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L'Humanisme Néerlandais et la poésie de la Renaissance Hongroise.Les érudits hongrois ayant depuis fort longtemps compris l'influence de la culture néerlandaise sur la vie intellectuelle hongroise, nous avons une riche littérature consacrée aux relations intellectuelles et littéraires entre la Hongrie et les Pays-Bas. Les recherches effectuées jusqu'à présent permettent de distinguer deux grandes périodes des relations littéraires hungaro-néerlandaises: l'époque de la Renaissance et l'Humanisme qui, en Hongrie comme aux Pays-Bas, dura jusqu'au début du XVIIe siècle, et l'époque allant des années 1620 jusqu'à la fin du siècle, qui coïncide en gros avec la période baroque et pendant laquelle la grande majorité des jeunes protestants hongrois choisit la Hollande pour y faire leurs études. Jusqu'à présent, cette dernière période était au centre des recherches. Durant cette époque-là, aux yeux des meilleurs Hongrois du XVIIe siècle, la Hollande, ayant conquis sa liberté et s'engageant dans le chemin du vigoureux développement bourgeois, était un exemple à suivre, un véritable État modèle. De nombreux ouvrages de valeur sont consacrés à l'activité des écrivains et des savants hongrois qui en Hollande s'étaient familiarisés avec les idées du puritanisme et les enseignements de DescartesGa naar voetnoot1). Parmi eux les plus remarquables, comme l'éminent pédagogue, philosophe et éducateur János Apáczai Csere (1625-1659), auteur de la première encyclopédie hongroise, ont introduit des réformes de grande envergure dans l'enseignement et ont jeté en Hongrie les bases d'une culture bourgeoise de type évolué. L'inspiration hollandaise trouva un terrain particulièrement favorable dans l'Est du pays et dans la principauté indépendante de Transylvanie alors que dans la moitié occidentale de la Hongrie qui subissait l'influence catholique des Habsbourgs et qui sur le plan culturel et littéraire s'orientait vers Vienne et vers l'Italie, la pénétration néerlandaise était négligeable. Un exemple caractéristique nous est fourni à cet égard par l'un des auteurs les plus remarquables de l'époque baroque, Miklós Bethlen, célèbre pour ses mémoires, homme d'état dirigeant de la Transylvanie à la fin du XVIIème siécle qui voulait avec l'imprimeur et l'écrivain Miklos Tótfalusi Kis ‘faire de la Transylvanie une petite Hollande’. Malheureusement ce projet ne put être mis à exécution. Au XVIIIème siècle la Hongrie toute entière fut incorporée dans l'Empire des Habsbourgs, les relations avec les Pays-Bas devinrent de moins en moins importantes, bientôt elles ne concernèrent plus que la vie ecclésiastique et perdirent peu à peu toute leur importance. Bien moins connue est la période précédente des relations littéraires hungaronéerlandaises alors que cette période est peut-être plus importante en ce qui concerne les relations littéraires proprement dites. Les recherches effectuées dans ce domaine se bornaient quasi uniquement aux relations d'Erasme avec la Hongrie; de nombreux ouvrages de valeur sont consacrés au rôle décisif joué par les idées et les oeuvres d'Erasme dans le développement de l'Humanisme en HongrieGa naar voetnoot2). La présente communication a pour but de montrer l'existence | |
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de relations continues et très intensives entre l'Humanisme néerlandais et l'Humanisme hongrois dès la deuxième moitié du XVIème siècle, relations particulièrement fructueuses pour la poésie hongroise. Grâce aux contacts politiques et culturels avec l'Italie, la Hongrie connut assez tôt, vers le milieu du XVème siècle, les débuts de la Renaissance et de l'Humanisme. La cour du grand roi Mathias Corvin (1458-1490) devint un véritable lieu de rassemblement d'humanistes et d'artistes hongrois et italiens, et Buda remplissait un rôle important dans la transmission de la culture de la Renaissance italienne à Prague et à Cracovie. L'Italie ayant joué pendant longtemps un rôle primordial dans le développement de la Renaissance et de l'Humanisme en Hongrie, ce ne fut pas par hasard que les humanistes hongrois rencontrèrent Érasme en Italie. A partir de cette époque-là, la vie intellectuelle hongroise, influencée d'ailleurs par la Réforme, se tourna de plus en plus vers l'Europe Occidentale. C'était d'autant plus naturel que grâce à l'activité d'Erasme, le centre de gravité de l'Humanisme de langue latine se déplaça au nord des Alpes. Alors qu'en Italie au début du XVIème siécle la langue vulgaire l'emporta définitivement, dans l'évolution de l'Humanisme de langue latine, les Néerlandais, les Français et les Allemands prirent la tête du mouvement. Les Italiens eux-mêmes s'établirent dans les pays nordiques, tel Scaliger. Les représentants de l'Humanisme international qui dans la deuxième moitié du XVIème siècle connut un nouvel âge d'or, proclamaient non sans fierté que la nouvelle culture et la nouvelle science étaient florissantes même au nord des Alpes et que les pays de cette région étaient désormais la véritable patrie de ce mouvement. La République des érudits d'Europe centrale et occidentale comptait quelques célèbres hongrois qui, en dehors d'Erasme ou après lui, établirent des relations étroites avec d'autres humanistes néerlandais. Ces contacts étaient favorisés par le fait que les érudits hongrois les plus éminents quittèrent leur pays, alors occupé en partie par les Turcs. C'est ainsi qu'un des amis hongrois d'Erasme, Miklós Oláh (1493-1568) s'établit à Bruxelles, Andrá Dudith (1533-1589) à Wroclaw (Breslau) et Johannes Sambucus (1531-1584) à VienneGa naar voetnoot1). C'est vers 1560 que Vienne devint l'un des centres de l'Humanisme européen. Étant donné que Vienne fut à cette époque la résidence du roi de Hongrie, cette ville joua un rôle d'intermédiaire entre l'Humanisme hongrois et l'Humanisme européen. A cet égard, l'activité de Sambucus était de la plus haute importance. Dans les différentes imprimeries d'Europe, il fit paraître des ouvrages d'auteurs classiques et grâce à ses emblèmes latins en vers, il devint un représentant connu de la poésie savante latine en même temps qu'un propagateur enthousiaste de l'Humanisme hongrois en Europe. C'est à lui que nous devons le recueil, la rédaction et la publication des oeuvres de la littérature humaniste hongroise si florissante de la fin du XVème siècle, c'est-à-dire de l'époque du roi Mathias. L'activité de Sambucus indique de façon parti- | |
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culièrement éloquente les changements survenus dans l'orientation de l'Humanisme hongrois. Comme ses prédécesseurs, il était attiré dans sa jeunesse par l'Italie, avait fait ses études à Padoue et publiait ses premières oeuvres dans ce pays. Cependant, il put se rendre plusieurs fois à Paris où il fréquenta les humanistes français et en 1563-64, il visita les Pays-Bas, et établit un contact étroit avec l'imprimerie Plantin où il fit publier ensuite la plupart de ses ouvrages. C'est à Anvers, en 1564, que furent publiés ses Emblemata suivis non seulement de nombreuses éditions latines mais aussi d'une traduction flamande en 1566 et d'une traduction française en 1567. Ses ouvrages et surtout ses publications d'auteurs classiques étaient souvent précédés de recomandations de célèbres érudits néerlandais avec lesquels il était en rapport personnel, car à cette époque-là presque tous les érudits éminents se rendaient à Vienne. Parmi ces érudits signalons Juste Lipse, la plus grande figure de l'Humanisme néerlandais après Erasme, qui dans sa jeunesse, au cours de son séjour à Vienne, profita considérablement de ses contacts avec Sambucus. Juste Lipse, inaugura un nouveau chapitre des relations intellectuelles hungaro-néerlandaises. Cependant, avant d'aborder ce chapitre, nous devons parler de la littérature de langue hongroise. Les débuts de la littérature de langue hongroise remontent à la fin du XIIème siècle, mais son éclosion ne commença qu'au XVIème siècle grâce à la Renaissance et à la Réforme. Erasme à cet égard joua un rôle considérable et c'est dans son esprit qu'aux environs de 1530 plusieurs humanistes hongrois entreprirent la traduction de la Bible. Or, traduire en Hongrois le texte de la Bible mis au point par Erasme demandait de telles connaissances philologiques que les traducteurs et avant tout János Sylvester estimaient qu'il leur était indispensable d'étudier à fond la langue hongroise. C'est à cette activité que nous devons les premières études sur le système grammatical hongrois, la publication de la première grammaire hongroise, la fixation des règles de l'orthographe hongroise. Les erasmistes hongrois considéraient la pratique de la langue hongroise et la traduction en hongrois des oeuvres de la littérature savante latine comme partie intégrante d'un programme patriotiqueGa naar voetnoot1). L'influence d'Erasme n'était pas étrangère au fait que les meilleurs écrivains de la Renaissance hongroise se fussent fixés pour but de créer une littérature savante de langue hongroise d'une niveau élevé. C'est dans le domaine de la poésie que ces efforts furent surtout couronnés de succès. La poésie hongroise de tradition moyennageuse, riche et variée, donna naissance au milieu du XVIème siècle à une poèsie lyrique et à une poésie épique de la Renaissance. Au début, cette poésie porta l'empreinte des chansons et des danses italiennes, extrêmement populaires dans toute l'Europe Centrale. Hongrois, Polonais et Allemands connaissaient fort bien les chants d'amour et les chansons de danse particulièrement répandus en Italie du Nord, inspirés d'éléments de la poésie du pétrarquisme, au point qu'ils peuvent être considérés comme une vulgarisation de cette poésie. C'est par ce canal que parvinrent dans la poésie hongroise les images, les motifs et les clichés de la poésie du pétrarquisme mais confinés provisoirement dans le cadre de la poésie populaire chantée et non accompagnée des formes savantes exigées par la poétique de | |
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la Renaissance. Les oeuvres des grands écrivains de la Renaissance italienne n'agissaient que par le truchement du latin. C'est ainsi que certaines nouvelles de Boccace furent traduites en hongrois non pas d'après le texte original italien, mais d'après leur version latine en vers, due à Pétrarque et à Beroaldo. Ainsi la littérature de la Renaissance italienne n'eut d'influence sur la poésie hongroise que par sa forme vulgarisée ou par l'intermédiaire du latin. L'exemple que la littérature évoluée de langue hongroise de la Renaissance cherchait à suivre, restait donc la littérature latine antique ou humaniste. Cependant, dans la seconde moitié et la fin du XVIème siècle, époque de l'éclosion de la poésie hongroise de la Renaissance, la poésie humaniste latine d'Italie était à son déclin, elle avait perdu son rôle dirigeant et les poètes hongrois se tournaient vers les poètes de langue latine d'Europe occidentale. L'exemple le plus éloquent à cet égard est celui de Bálint Balassi (1554-1594), la plus grande figure de la Renaissance hongroise, le premier grand poète hongroisGa naar voetnoot1). La partie la plus remaıquable de l'oeuvre riche de Balassi est la poésie amoureuse, grâce à laquelle, il figure parmi les plus grands lyriques européens de l'époque. Malheureusement, l'ignorance de la langue hongroise empêche les spécialistes de la littérature comparée de connaitre son oeuvre qui représente un trait particulier de la poésie de la Renaissance européenne. Au début, suivant la mode des chansons d'amour italiennes, Balassi ne destinait ses poèmes qu'à des fins galantes, ou aux divertissements. Cependant, ses premières oeuvres de faible portée, révèlent déja un robuste talent de versificateur, un virtuose de la poésie, et lorsque après de passagères aventures amoureuses il dédie ses poèmes au grand amour de sa vie Anna Losonczy, c'est déjà un grand poète qui s'adresse à ses lecteurs. Mais le véritable tournant de son évolution poétique est marqué par le contact avec la poésie amoureuse des humanistes de langue latine. Nous assistons alors à un mariage particulièrement heureux du génie créateur et spontané, avec les vertus de la ‘docte poésie’. Dans cette transformation, dans cette élévation de la poésie de Balassi, un rôle particulièrement important doit être attribué à Marulle, à Angérianus et à Jean Second [Janus Secundus]. Cette énumération peut paraître surprenante, car elle comporte deux poètes médiocres, de renommée passagère, de la poèsie humaniste italienne et un artiste vraiment remarquable, qui selon van Tieghem, est ‘le plus fameux des poètes néo-latins’. Cependant cette énumération n'est pas fortuite, car au XVIème siècle chacun de ces trois poètes jouissait d'une certaine vogue et en France, ils appartenaient aux poètes latins les plus lus des poètes de la Pléiade. En 1582, leurs poèmes furent publiés à Paris dans un même recueil intitulé ‘Poetae tres elegantissimi.’ Balassi s'empressa de se procurer ce volume qui devint son livre de chevet. Le fait qu'il ait puisé de ce volume plus que de n'importe quel autre ouvrage indique déjà la nouvelle orientation de l'Humanisme hongrois vers l'Europe occidentale, orientation qui devient encore plus manifeste à la lumière des rapports entre la poésie de Balassi à l'âge mûr et les trois poètes de langue latine. En effet les affinités entre Balassi d'une part, Marulle et Angérianus de l'autre, sont toutes différentes de celles qui existaient entre Balassi et Jean Second. C'est d'abord | |
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l'influence des deux poètes italiens en vogue qui apparait jusque dans les textes. L'étude de leurs poèmes permit à Balassi de développer ses instruments poétiques, de renforcer la stricte obéissance aux formes poétiques, d'enrichir son imagination. Il y voyait des modèles de métier, rien de plus, et la translation de certains de leurs poèmes aboutit au perfectionnement de sa technique poétique. Ce n'était d'ailleurs pas une mauvaise école: Ronsard lui-même appréciait et utilisait de Marulle. Toute différente était l'attitude de Balassi envers Jean Second, en qui il avait pressenti le grand poète et l'âme soeur. Nous ne trouvons qu'un seul exemple de coïncidence philologique entre les deux poètes: l'un des poèmes de Balassi est construit sur une idée du XIXe morceau des Basia. Mais, chose beaucoup plus importante, Balassi, suivant les élégies de Jean Second, désigne l'objet de son amour et l'inspiratrice de la plupart de ses poèmes - Anna Losonczi - sous le nom de Julia, et, tout comme le grand poète néerlandais, il réunit en un recueil ses poèmes qui lui sont dédiés. Bien que le poète hongrois ait connu le ‘Canzoniere’ de Pétrarque, c'est le cycle Julia de Jean Second qui lui servit de modèle pour son recueil. Ce n'est pas tant dans les questions de forme, dans l'art de rédiger des cycles que dans le domaine de l'attitude poétique et par les idées et l'unité lyrique du cycle que le poète néerlandais put devenir l'exemple de Balassi. Contrairement à la plupart des poètes humanistes, ses contemporains, l'oeuvre de Jean Second n'est pas la poésie de la bibliothèque et des salons. Malgré l'application conséquente et sûre du principe de l'imitation savante, Jean Second met dans sa poésie tant de sentiments personnels et tant d'authenticité que celle-ci ne peut ne pas donner l'illusion de la réalité. Je dis illusion, car cette poésie reflète avant tout un univers lyrique, tout intérieur, dans lequel les phénomènes du monde extérieur n'interviennent que pour communiquer de nouveaux frissons aux paysages intérieurs. Or, ces frissons ont un sens négatif. Pour Jean Second, en effet, le monde extérieur est hostile et inhumain. Le monde extérieur empêche son bonheur, c'est lui qui enlève tout espoir à la réalisation de son amour envers Julia qui remplit tout son être. C'est pourquoi, partageant les préjugés de son époque, Jean Second, devant les conventions qui s'opposent à son bonheur amoureux, rève d'un autre pays, d'un autre monde, de l'âge d'or révolu où régnaient l'amour et la libertéGa naar voetnoot1). A nombreux égards, l'attitude et les problèmes poétiques soulevés par le cycle Julia de Bálint Balassi sont analogues. Le poète hongrois dépeint, dans sa poésie, deux mondes antagonistiques: le monde terrestre et réel qui l'entoure et qui le rend malheureux, et un autre monde, lointain et inaccessible, l'univers du bonheur et de l'harmonie parfaits. Tout le cycle évoque des idées de prison, d'esclavage, d'exil sans espoir, car le poète se croit enchaîné aux misères de la vie terrestre, car les conditions inhumaines qui règnent dans la société, l'empêchent de rejoindre le pays du bonheur. Pour lui, Julia n'est pas seulement l'image de la beauté terrestre, mais aussi un être mythique, un idéal, la source et le symbole de tout sentiment élevé, noble et humain, l'incarnation de la beauté et de l'amour, en contradiction irréductible avec la laideur du monde réel et, en dernière analyse, rien d'autre que l'illusion, l'utopie de l'harmonie terrestre idéale que le poète cherchait en vain. | |
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Les idées et les sentiments typiquement ‘Renaissance’ qui se dégagent des poèmes de Balassi dédiés à Julia, jaillissent nécessairement des vicissitudes de l'existence du poète et de ses contradictions avec la société hongroise de l'époque. Il n'avait besoin de personne pour se composer une attitude et des thèmes poétiques. Les rapports qui le lient à Jean Second ne sont pas des rapports de maître à disciple. La connaissance du grand poète néerlandais, aux affinités indiscutables, l'aida surtout à renforcer les tendances déjà existantes de sa poésie, à mûrir ses thèmes poétiques, à l'encourager à parfaire son univers poétique. C'est que l'une des caractéristiques essentielles de la poésie de Balassi est précisément sa capacité de concilier de façon harmonieuse l'imitation de la poésie savante et la transposition poétique des expériences empruntées à la vie, des choses vécues les plus personnelles et les plus individuelles. Par ses idées, ses manières poétiques, ses idéaux littéraires, Balassi s'apparente à d'autres grands poètes lyriques du XVIe siècle, à Ronsard ou au Polonais Kochanowski. Mais il a su remplir les schémas de la poésie amoureuse de la Renaissance, les formules sempiternelles de la réthorique amoureuse - si envahissante depuis Pétrarque - d'expériences vécues qui, à la fin du XVIe siècle, n'étaient concevables nulle part ailleurs qu'en Hongrie, pays engagé dans une lutte à mort contre les Turcs et retentissant du bruit des armes. Si les idées de Balassi et de Jean Second sont semblables, les expériences vécues qui les inspirent sont différentes. Contrairement au poète néerlandais qui oeuvrait dans un milieu urbain et courtisan, source de bien-être matériel, Balassi était un soldat et entre deux batailles ou pendant les trèves, lisait ses poètes latins favoris et qui souvent parmi les soldats de son régiment, couchait dans l'herbe à côté de son cheval, griffonait des vers inoubliables sur l'amour impossible ou sur l'harmonie platonique. Par ailleurs Balassi n'était pas seulement un soldat intrépide, mais aussi un fauteur de scandales à la vie aventureuse et dissipée qui dilapida à la fois la fortune familiale et ses domaines de sorte que tout aristocrate qu'il était, il devait souvent partager le sort des sans-terre et des exilés. A l'exception de ses amis érudits et de ses camarades de régiment, tous étaient contre lui. Sa famille, ses voisins, les autorités et la cour royale. Telles sont les réalités qui sont à l'origine de cette grande contradiction entre un monde méchant et le bonheur tant convoité mais jamais atteint, dont sa poésie est l'expression. C'est pour peindre cette contradiction, ressentie d'ailleurs par de nombreux autres poètes de la Renaissance, que Balassi utilise les impressions, les observations du guerrier au tempérament indomptable, habitué aux espaces infinis de la nature, impressions et observations qui font de lui un poète inséparable de son pays et de son siècle. Les liens existant entre la poésie de Jean Second et de Balassi constituent un bel exemple montrant les rapports entre deux grands poètes de valeur égale; l'exemple fécondant du premier aidant l'autre à déployer ses talents originaux, à parfaire l'expression de ses sentiments individuels. L'influence de ce grand représentant de la poésie humaniste néerlandaise sur le développement de la poésie hongroise de la Renaissance n'est pas l'effet du hasard, mais une sorte de nécessité inéluctable, comme le démontrent les relations encore plus étroites entre la génération de poètes hongrois ayant succédé à Balassi et le centre humaniste de LeydeGa naar voetnoot1). | |
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La première université de la Hollande engagée dans sa lutte pour l'indépendance, était l'un des derniers grands centres européens de la science et de la poésie humanistes latines et il attirar naturellement l'attention des repésentants de la Renaissance hongroise au début du XVIIème siècle. L'attrait principal de l'université était la personne et la philosophie néo-stoïcienne de Juste Lipse. Depuis Erasme et Melanchton, aucun esprit éminent d'Europe n'a eu en Hongrie une influence comparable à la sienne. Humanistes, attachés à la littérature latine et écrivains ayant porté la littérature de langue hongroise à un niveau élevé, suivirent son exemple et adoptèrent ses enseignements. La grande popularité dont jouissait en Hongrie l'auteur de De constantia et de Politicorum libri, s'expliquait par les exigences des couches supérieures et les plus cultivées de la société. L'aristocratie, la noblesse riche et les patriciens des villes, c'est-à-dire les classes dirigeantes de la société hongroise, étaient lasses des guerres incessantes contre les Turcs et des conflits religieux qui se poursuivaient depuis des dizaines d'années, et à l'ombre de l'empire des Habsbourgs, qui de plus en plus étendait son influence, elles estimaient et non sans raison que leur existence matérielle et leur religion protestante étaient menacées. Elles voulaient mettre fin par un compromis aux luttes qui depuis longtemps se poursuivaient, elles voulaient éviter de nouvelles difficultés et aspiraient à une idéologie permettant au moins à l'individu de supporter les coups du sort, sans qu'il soit obligé d'abandonner entièrement les idées essentielles de l'Humanisme. Dans ces conditions, le stoïcisme de Juste Lipse apparut comme un panacé universel et les humanistes hongrois qui jouaient un rôle considérable dans la vie politique, s'assimilaient avec avidité les enseignements de ‘De constantia’ et de ‘Politica’ Plusieurs d'entre eux écrivirent au grand érudit. Un jeune seigneur humaniste hongrois Mihály Forgách lui demanda par exemple de lui donner des conseils quant à l'attitude à suivre dans la vie. Lipse lui répondit en 1589 et dans sa lettre il incita le jeune hongrois à poursuivre ses études, soulignant le principe humaniste de la ‘vera nobilitas’: ‘palam facturus, quantum intersit inter doctos cultosque nobiles, et istos, qui nihil lucis habent nisi a luce majorum’Ga naar voetnoot1). Le contenu de cette lettre devint une véritable norme pour les seigneurs et les aristocrates hongrois adoptes du stoïcisme. La lettre devint très connue grâce à l'édition imprimée des lettres de Juste Lipse et Joannes Bocatius, le poète latin le plus connu de Hongrie à la fin du siècle, l'a mis en vers. Un exemple encore plus éloquent de l'expansion du stoicisme de Juste Lipse en Hongrie nous est fourni par une lettre du meilleur disciple hongrois du maître néerlandais János Rimay (1569-1631). Dans cette lettre, datant de 1592, Rimay rend compte d'un véritable culte de Juste Lipse en Hongrie, énumère ses disciples hongrois et souligne que les humanistes hongrois avaient été amenés à lire ses ouvrages qui passent de main en main en Hongrie, d'une part attirés par la science de Juste Lipse et d'autre part par le besoin de se consoler du triste état de leur paysGa naar voetnoot2). Nous ne pouvons pas ici exposer dans tous les détails l'effet fécondant du stoïcisme lipséen sur la vie intellectuelle hongroise, jusqu'aux environs de 1630. Disons cependant que ses ouvrages figuraient dans les bibliothèques de presque tous les hongrois cultivés, que les premiers ouvrages juridiques et politiques hongrois | |
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s'inspiraient surtout de cet auteur, que l'éthique lipséenne avait pénétré selon le témoignage des lettres, des sermons et des mémoires de l'époque dans l'esprit public hongrois et qu'enfin ses deux ouvrages les plus importants De constantia et Politicorum libri furent traduits en hongroisGa naar voetnoot1). Nous nous bornerons à examiner le seul terrain d'action du néo-stoïcisme hongrois, terrain important entre tous, la poésie. Le développement de la poésie de la Renaissance hongroise, portée à un niveau élevé grâce à Bálint Balassi, s'achève par une période de stoïcisme, laquelle, si elle n'a pas atteint un niveau artistique du siècle précédent, s'en-orgueillit néanmoins de résultats importants et n'en est pas indigne. La poésie d'esprit stoïcien eut en effet de nombreux adeptes en Hongrie, au cours des premières dizaines d'années du XVIIe siècle. Nous nous contenterons à présenter le meilleur d'entre eux, János Rimay, dont il a déjà été question plus haut. Ami et élève de Bálint Balassi, il suivit son exemple et resta jusqu'au bout fidèle à sa mémoire et à son legs poétique. Cependant, il imprima un cours nouveau à la poésie de la Renaissance hongroise, dont l'apogée était marquée par la poésie amoureuse de Balassi. Au début, il essaya de reprendre les sujets traités par son maître et composa quelques poèmes d'amour et de preux. Mais chez lui, l'amour n'est plus une passion qui remplit toute une vie et la vie des preux n'est pas une vocation et un but, mais tous deux sont des sujets de méditation et de poésie savante. L'amour et la prouesse deviennent, dans les poèmes de Rimay, des prétextes à des méditations moralisatrices qui, en fin de compte, aboutissent à la proclamation de cette doctrine lipséenne, selon laquelle, si nous ne pouvons pas vivre comme nous voudrions le faire, il faut endurcir notre âme et conduire avec intelligence notre barque sur la mer houleuse de l'existence. C'est sous le signe de la ‘constantia’ stoïque que Rimay trouve sa voix, après quoi la plupart de ses poèmes parlent de résignation, de résistance aux séductions du monde, à ses voix de sirène, de souffrances silencieuses face aux puissants du monde. Ce sont les confidences d'une âme balottée par les vicissitudes d'une époque tourmentée, condensées sous des formes lyriques; l'attitude stoïque s'explique par les expériences d'une vie et d'une époque tragiques. Certains de ses poèmes montrent comment la réserve stoïque peut se transformer en haine et en violence, cédant le terrain au désespoir patriotique et à la colère politique. La lutte intérieure du poète contre les ‘vanités du monde’ qu'il méprise, se confond, dans ses poèmes, avec la critique, la fustigation de ceux pour qui l'argent, les honneurs comptent avant tout. Face à l'hypocrisie de la vie courtisane, il proclame que seuls ‘le soin, la sueur, le travail’ peuvent apporter la paix de l'âme et seule ‘la science conduit à l'immortalité’. Rimay et les poètes de son école ont forgé leur poésie stoïque, en s'inspirant de leurs propres expériences, de celles de l'époque et des doctrines stoïques qui se dégagent des oeuvres de Juste Lipse. Par ailleurs, le style si particulier et si discuté de Juste Lipse exerça sur eux une influence considérable. Déjà dans la lettre datant de 1592, Rimay parla en termes enthousiastes du style de | |
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l'érudit de Leyde; il l'imitait d'ailleurs non sans succès non seulement dans ses écrits latins, mais aussi dans ceux rédigés en hongrois, et non seulement dans ses ouvrages de prose, mais aussi dans ses poèmes. Le style de Lipse dénote un certain maniérisme et, tout naturellement, János Rimay et les autres poètes hongrois de l'époque sont déjà les représentants du style maniériste. Bien que le maniérisme, très répandu en Hongrie au début du XVIIe siècle, ne puisse pas être expliqueé par la seule influence de Juste Lipse, cette rencontre du stoïcisme et du maniérisme ne peut être considéré comme l'effet du hasard. La littérature de la Renaissance hongroise se termine par l'apparition d'une équipe d'écrivains éminents, attachés au stoïcisme sur le plan idéologique et au maniérisme, quant au style. Et de même que János Rimay était un poète éminent de la philosophie et de l'éthique stoïques, de même il occupe une place importante dans l'histoire du style poétique maniériste. Ses poèmes de structure rhétorique abondent en effets sensuels, picturaux et musicaux. L'amour des contrastes, le choix raffiné des épithètes, façon bizarre de construire des images, l'audace dans les associations d'idées et de mots - autant de manifestations qui sont, chez lui, des signes caractéristiques du style maniériste. En dehors de Juste Lipse, cette génération de poètes hongrois stoïco-maniéristes suivait très attentivement les oeuvres des poètes humanistes tardifs en qui ils voyaient les représentants de tendances apparentées aux leurs. En particulier, Janus Dousa père et Janus Gruter étaient connus dans leurs milieux, et ce n'est pas par hasard si ces deux auteurs appartenaient au cercle de Juste Lipse. Gruter était connu en outre, parce que, s'étant établi en Allemagne, il était devenu professeur à l'Université d'Heidelberg et bibliothécaire de la ‘Bibliotheca Palatina’. Jusqu'à la guerre de Trente ans, en effet, Heidelberg était un centre d'études des jeunes calvinistes hongrois et certains d'entre eux s'y sont mis en rapports personnels avec le célèbre poète néerlandais. Mais Gruter n'était pas seulement poète; sous le nom de Ranutius Gherus, il publia de nombreuses anthologies de la poésie latine humaniste et a joué par là un rôle important dans la propagation de la poésie humaniste de langue latine parmi les Hongrois. Ayant ainsi terminé notre bref exposé portant sur les points de contact entre l'Humanisme hongrois et néerlandais et, en particulier, la poésie lyrique hongroise de la Renaissance, nous voudrions tirer quelques conclusions du point de vue de la science littéraire universelle et comparative. L'évolution de la littérature hongroise au XVIe siècle montre que le développement de la littérature de langue hongroise de la Renaissance s'est effectué d'après des exemples de langue latine, parmi lesquels les oeuvres des humanistes néerlandais ont joué un rôle prépondérant. Il est est à remarquer, d'une façon générale que l'orientation italienne du XVe et du début du XVIe siècle fait place à une orientation ouest-européenne et que dans cette évolution, l'oeuvre d'Erasme marque un tournant. En dehors d'Erasme, ce sont Jean Second et Juste Lipse qui, parmi les écrivains néerlandais du XVIe siècle ont exercé la plus grande influence en Hongrie. Parmi les poètes s'inspirant de Jean Second, il faut ranger Bálint Balassi, le plus grand poète lyrique hongrois de la Renaissance et, ainsi, on peut affirmer que la Hongrie fait partie de la ‘zone d'influence’ du plus grand poète néo-latin. Parmi les humanistes néerlandais, on ne mentionne, en général, qu'Erasme et Jean Second comme ayant exercé une influence considérable sur les différentes littératures nationales. Mais, l'exemple de la littérature hongroise permet d'ajouter un troisième nom; celui de Juste Lipse, dont le grand rôle dans la vie intellectuelle européenne, | |
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aux environs de 1600, n'est apprécié à sa juste valeur que depuis quelque temps par la science.Ga naar voetnoot1) Nous sommes convaincus que les phénomènes dont nous avons parlé ici ne sont pas valables uniquement en ce qui concerne la littérature hongroise, mais aussi en ce qui concerne l'ensemble de la Renaissance et de l'Humanisme de l'Europe centrale. Budapest. Tibor Klaniczay. |
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