‘Les choses qui nous attendaient étaient irrémédiables’
Le 31 juillet 1914, Jean Jaurès était assassiné à Paris, au café du Croissant, à côté des bureaux de son journal L'Humanité. Lors de ses funérailles fut scellée l' ‘Union sacrée’: les Français allaient oublier leurs dissensions. La solidarité internationale des travailleurs ne pourrait plus rien pour empêcher la guerre. Les grandes puissances européennes, comme frappées de somnambulisme, avaient entamé leur marche titubante vers l'inexorable fatalité du conflit armé.
Dans le présent numéro, nous nous attarderons un peu plus longuement encore sur cette Grande Guerre. Pour ce faire, nous aurons recours à la fois aux observations de témoins oculaires et au témoignage d'écrivains contemporains.
Marguerite Yourcenar avait onze ans lorsque la guerre la surprit sur la côte belge. Sa famille réussirait à s'enfuir, embarquant à Ostende sur l'un des derniers paquebots en partance pour l'Angleterre. Maxence Van Der Meersch, l'écrivain français du Nord, décrivit dans Invasion 14 le bombardement de Lille. L'écrivain allemand Ernst Jünger, qui allait se comporter en héros, demeure l'un des témoins les plus lucides de la Materialschlacht qu'allait devenir la Grande Guerre. Il savait que ‘les choses qui nous attendaient étaient irrémédiables’. Robert Graves, dans une autobiographie unique intitulée Adieu à tout cela, raconta sur un ton sarcastique et avec un humour impavide l'expérience des tranchées vécue par un volontaire de dix-neuf ans. L'Américaine Ellen N. La Motte, qui s'était engagée comme infirmière volontaire sur le front ouest en France et en Belgique, confia dans Les Remous de la guerre comment elle avait été le témoin impuissant de corps mutilés dans les hôpitaux et des tensions derrière les lignes. Dans le récit que nous avons repris, elle note subtilement la manière dont, à l'occasion d'un accident de la circulation dans Paris, la population laisse éclater sa rancoeur, s'en prenant à un officier français qui coule des jours paisibles dans son bureau du ministère de la Guerre.
La Grande Guerre continue aujourd'hui encore à hanter certains écrivains. Stefan Hertmans, pour son Guerre et Térébenthine (titre original: Oorlog en terpentijn), qui lui a valu bien des éloges en Flandre comme aux Pays-Bas, a puisé dans les journaux de guerre que son grandpère lui avait légués à sa mort. Des confessions qui, sous sa plume, ont pris rang dans la toute grande littérature du genre. Erwin Mortier, dans Les Miroitements (titre original: De Spiegelingen), nous livre une poignante étude de la désolation dans laquelle la guerre plonge les corps et les âmes, et se demande ce qu'il advient de l'amour quand la chair est cruellement meurtrie.
En dehors de la littérature, notre attention ira aux sépultures des vaincus en Flandre-Occidentale. L'atmosphère empreinte de mélancolie qui se dégage de ces cimetières est tout autre que celle des lieux où reposent les vainqueurs.
Dans le dernier numéro de cette année, nous publierons un récit de l'écrivain néerlandais F.B. Hotz évoquant les premiers jours de la guerre, ainsi qu'un extrait du roman La Peur de l'écrivain français Gabriel Chevallier. La commémoration de la Première Guerre mondiale se clôturera par un article consacré à un étrange lieu de mémoire: le château de Doorn, près d'Utrecht, où l'empereur d'Allemagne Guillaume II trouva refuge après la capitulation et où, après s'être adonné à une activité de bûcheron et avoir effectué de vaines démarches pour reprendre place dans l'histoire, il mourut en 1941.
Luc Devoldere
Rédacteur en chef.