‘Et pis, toutes les filles, l'uniforme, ça les fait craquer’, déclara-t-il, rayonnant.
Un sourire se dessina sur mes lèvres, moment que Martin attendait manifestement pour me poser la question qui l'avait amené:
‘Tu t'engages avec moi, John?’
Il releva un peu sa casquette, laissant apparaître des cheveux filasse, puis posa sur moi des yeux un rien suppliants. Un regard que je connaissais. Celui qu'il adoptait sans manquer, quelques années plus tôt, quand il escomptait mon soutien lorsque des garçons de sa classe, bien plus grands que lui, le menaçaient. Autrement dit, il avait à nouveau besoin de moi. Sans aucun doute pensait-il avoir plus de chances d'être incorporé si je me présentais à ses côtés. Or cette idée ne m'effleurait même pas. L'été fini, j'entamerais des études de littérature anglaise. Rien ni personne ne pourrait m'en dissuader. Pas même la guerre et pas davantage Martin.
Je secouai la tête de droite à gauche. Martin parut marquer le coup, mais il ne désarma pas tout de suite.
‘Allez, John, tous les deux ensemble dans l'armée, ça serait-y pas fantastique?
- Je n'y songe pas une minute, répondis-je d'un ton résolu.
- Mais on a toujours tout fait ensemble.
- Cette époque-là est révolue depuis longtemps, Martin, fis-je sans parvenir à dissimuler une certaine irritation. Je veux dire, ça fait une éternité qu'on ne s'est pas vus... et tu te pointes sans crier gare en me demandant de m'engager avec toi dans l'armée. C'est de la folie.’
Sans le faire exprès, j'avais trop appuyé sur ces derniers mots; une grimace figea le visage de Martin.
‘De la folie! De la folie! s'écria-t-il. Tu veux que je te dise ce que c'est, la folie? Toi qui passes ta vie dans tes bouquins! Voilà ce que c'est, la folie! Regarde-moi tous ces bouquins... - d'un grand geste du bras, il montra les murs qui, du sol au plafond, disparaissaient sous les livres - Ça, c'est de la folie, John! De la folie pure!’
Ses braillements me rappelèrent la dernière fois où nous avions pris congé l'un de l'autre.
‘Martin, écoute..., essayai-je de l'apaiser, laisse-moi réfléchir à tout ça. Tu me prends de court, t'es capable de comprendre ça, quand même?
- Réfléchir, les Allemands nous en laissent pas le temps. Si on attend, ils seront bientôt à notre porte.
- Je doute que ça se passe aussi vite. Accorde-moi quelques jours de réflexion, Martin.
- Demain, John, je veux une réponse demain.
- Bien, demain dans ce cas.
- Demain’, répéta-t-il et, après avoir hoché la tête, il tourna les talons et sortit. À ce moment-là, je reconnus pour la première fois dans la forme de ses épaules et de son dos la stature puissante de son père. Martin commençait donc à lui ressembler aussi sur le plan physique.
Par la porte restée entrouverte, la rumeur de la rue me parvenait: brouhaha joyeux, tintement de sabots de chevaux et, en provenance de la Bishopsgate Goods Station, voix d'un crieur de journaux: ‘La guerre! On a déclaré la guerre à l'Allemagne! Lisez le Daily Mail!’
Avec un soupir, je fermai le livre de Milton. Je laissai mes doigts en parcourir la couverture, mais au lieu de penser à la guerre, je me remémorai des propos que m'avait tenus un jour la mère de Martin: ‘Le lait est plus épais que le sang, John.’ (...)
Extrait de Post voor mevrouw Bromley (Du courrier pour Mme Bromley), Atlas, Amsterdam / Anvers, 2011, pp. 9-12.
La traduction française de ce roman, de la main de Daniel Cunin, paraîtra aux éditions Héloïse d'Ormesson de Paris en août 2014.