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Histoire

Le manuscrit de Gruuthuse de retour à Bruges

Au mois de février 2007 la Flandre apprit avec consternation que la Bibliothèque royale de La Haye avait acquis le manuscrit de Gruuthuse, réalisé à Bruges vers 1400 et contenant (notamment) la collection la plus ancienne de chansons en langue néerlandaise pourvues de leur notation musicale. Cette vente, hélas, révélait la carence dont souffrait à ce moment la gestion du patrimoine littéraire flamand. En revanche, le manuscrit, qui jusque-là se trouvait dans une collection privée, devenait plus facilement consultable que précédemment pour les chercheurs et toutes autres personnes simplement intéressées. En collaboration avec l' Institut Huygens de l'Académie royale néerlandaise des sciences, la Bibliothèque royale a créé un superbe site Internet où l'on peut feuilleter le manuscrit dans tous les sens et qui comporte également une transcription des texts

Le maître des portraits princiers, Portrait de Louis de Gruuthuse, huile sur panneau, 1472-1482, collection Groeningemuseum, Bruges.

et nombre de commentaires de spécialistes (voir l'information à la fin du présent article). Il a en outre été convenu très rapidement avec la ville de Bruges que la Bibliothèque royale prêterait sa collaboration à une exposition prestigieuse consacrée à ce monument littéraire.

Cette exposition Amour et Dévotion. Le manuscrit de Gruuthuse se déroulera du 22 mars au 23 juin 2013 au musée Gruuthuse de Bruges. Après une longue absence, le manuscrit réintégrera donc temporairement le palais du richissime patricien, courtisan, militaire et diplomate Louis de Gruuthuse (vers 1427-1492), qui lui a donné son nom. Le manuscrit doit avoir fait partie de la précieuse collection de livres que le patricien possédait sur place et qui était la plus importante dans les Plats Pays après celle des ducs de Bourgogne.

Comparé aux nombreuses dizaines de manuscrits aux enluminures généralement somptueuses ayant appartenu à Louis de Gruuthuse et dont la plupart sont postérieurs de plusieurs décennies, le manuscrit de Gruuthuse donne plutôt une impression de simplicité. On ignore de quelle manière et par quelle voie il s'est retrouvé dans la bibliothèque de Louis, et certains historiens brugeois réputés estiment même qu'il ne lui aurait jamais appartenu. La marque de propriété au recto du deuxième folio - les armoiries des Gruuthuse avec le collier du prestigieux ordre de la Toison d'or, dont Louis devint chevalier le 2 mai 1461 - serait, à leurs yeux, une falsification datant du xviii^e siècle par laquelle les propriétaires de l'époque auraient tenté de faire remonter leur famille à une lignée médiévale de haute noblesse. On tente, à l'heure actuelle, d'élucider cette affaire grâce à des recherches avancées portant sur l'encre utilisée.

Le manuscrit doit sa grande notoriété au fait qu'il nous a transmis quelques-unes des plus belles chansons de l'époque du moyen néerlandais: la chanson grivoise Het soude een scamel mersenier (C'était un pauvre marchand), l'émouvante élégie Egidius, waer bestu bleven (Egidius, où es-tu resté), l'aggressif Kerelslied (Chanson des nanants), la frivole Aloeette voghel clein (Alouette oiselet), la sombre et presque désespérée Vaer wech Ghepeins (Va-t'en Souci).

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Le musée Gruuthuse de Bruges.

Ces chansons se classent parmi les textes le plus souvent repris dans des florilèges de la littérature de langue néerlandaise. Le manuscrit de Gruuthuse contient en outre la plus importante collection de poésies lyriques profanes néerlandaises avec notation musicale du Moyen Âge: plus de 150 au total.

Beaucoup moins connues sont les sept prières précédant la collection de chansons et dont plusieurs sont ornées de manière très artistique d'acrostiches et se caractérisent par la virtuosité des rimes. L'une d'entre elles, une paraphrase du Salve regina, est signée Jan van Hulst sous forme d'acrostiche. Ce Jan van Hulst a immortalisé son nom, à nouveau dans un acrostiche, dans l'un des seize poèmes qui suivent la collection de chansons, comme troisième partie du manuscrit. Ce poète doit avoir été un véritable touche-à-tout: il était non seulement fonctionnaire au service de la ville, mais également un formidable organisateur d'événements culturels, il était toujours présent lors des visites de têtes couronnées, lors de la procession du Saint-Sang à Bruges, lors de l'exécution de chants sacrés polyphoniques, et il était également apprécié en tant qu'enlumineur de manuscrits. À un âge avancé il a aussi été l'initiateur de la confrérie du Saint-Esprit, dont est issue ultérieurement la chambre de rhétorique brugeoise du même nom.

Bien qu'occupant de loin la plus grande partie du manuscrit, ses seize poèmes sont cependant les moins connus. Il y a notamment des allégories de l'amour dans la tradition du Roman de la Rose français et des grands poèmes allégoriques de poètes français tels que Guillaume de Machaut et Jean Froissart, mais également des poèmes de nature principalement moralisatrice ou dévote: ils traitent de la souffrance, des joies de la fête de Pâques ou de la vanité de ce monde. Il est frappant que dans quelques poèmes l'amour spirituel soit confronté à l'amour profane.

Dans l'une des allégories de l'amour on trouve l'acrostiche Jan Moritoen. Klaas Heeroma, qui a publié les chansons en 1966, voyait dans ce Jan Moritoen l'auteur de toutes les chansons et de tous les poèmes amoureux qu'il lisait comme le reflet autobiographique d'une vie amoureuse tumultueuse et finalement manquée. Nous savons, entre-temps, que Moritoen était un fourreur cossu qui a même accédé à la fonction d'échevin de la ville de Bruges. Aussi l'hypothèse de Heeroma semble-t-elle peu plausible, et on

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peut même se demander si, dans le poème en question, Jan Moritoen n'est pas mis en scène comme commanditaire plutôt que comme auteur. L'un des poèmes devait très manifestement jouer un rôle dans les milieux les plus huppés de la société brugeoise: il était lu lors de la fête des Rois mages du Witte Beer (L'Ours blanc), une compagnie de tournoi élitaire dont faisaient principalement partie des bourgmestres, des échevins, des conseillers, des nobles et des membres du patriciat urbain. Compte tenu de l'accent mis sur l'amour fraternel auquel on devrait aspirer dans la cité, le poème donne l'impression qu'il visait à conjurer la lutte partisane virulente qui déchirait les élites brugeoises au début du xv^e siècle.

Ainsi donc, le manuscrit de Gruuthuse nous propose, à six siècles de distance, un regard fascinant sur la vie culturelle, religieuse et politique à Bruges à la fin du Moyen Âge. Tel est également l'objectif de l'exposition: confronter le visiteur, par le biais de thèmes comme amour, dévotion, const (‘maestria artistique’), musique et contacts sociaux, à une image de la vie des élites urbaines au début du siècle d'or de Bruges.

frank willaert
(tr. w. devos)
www.kb.nl/bladerboeken/het-gruuthuse-handschrift
Amour et Dévotion. Le manuscrit de Gruuthuse, du 22 mars au 23 juin 2013 au musée Gruuthuse de Bruges (www.museabrugge.be - www.liefdeendevotie.be).