‘En remontant l'Escaut’. Entre Mariekerke et Saint-Amand.
À leurs yeux, l'Europe a perdu son élan: ‘Cela fait cinquante ans que nous n'avons rien fait /.../ Cela fait cinquante ans que nous nous mannekenpissons’; ‘nous manquons de grand’, ‘nous manquons de haut’ (p. 17), ‘Nous n'avons plus de but commun qui nous dépasse’ (p. 72).
Leur voyage a lieu un 24 février, en mémoire de la même date, en 1454, à laquelle le très historique Philippe le Bon fit voeu, ainsi que ses chevaliers de la Toison d'or, d'aller reconquérir Constantinople, tombé aux mains des Turcs. ‘La reconquête’ du titre fait donc allusion à une ‘croisade’, destinée cette fois-ci à libérer le tombeau de Verhaeren tombé aux mains des ennemis. Or, tout comme la croisade de Philippe le Bon avortera, celle de son presque homologue actuel avortera aussi. Le parlementaire européen a mis tous ses espoirs sur ce tombeau prestigieux pour lancer un appel à l'unité européenne au nom de la poésie. Il espère que l'Europe décidera de faire de la binationalité poétique de Verhaeren - écrivain flamand s'exprimant en français - le symbole d'une unité supérieure. N'a-t-il pas écrit ‘Du flamand en français, quel mariage idéal!’ Aussi Lebon propose-t-il qu'un cortège d'Européens se rende chaque année à son tombeau:
Pour y réanimer la langue même du poème
Au-delà de la langue dans laquelle il s'énonce,
Verhaeren le Flamand qui s'exprime en français! (p. 75)
Jacques Darras lui-même commente le projet de son parlementaire. Le voyage terrestre de Verhaeren est resté inachevé, tout comme celui de l'Europe vers l'Europe. D'où le projet de Lebon: il faut remonter l'Escaut, ‘Revenir à contre-courant de toutes les pentes faciles vers la poésie fondatrice /.../ C'est cela même que veut Philippe Lebon, retour en amont vers la poésie. Vers le grand poète européen Émile Verhaeren. L'instituer poète de fond, poète fondateur’ (pp. 120-121).
Mais quel désenchantement l'attend lorsque, arrivé à destination, un membre de l'expédition est pris à partie ‘par des spécialistes de la protection du patrimoine flamand’ (p. 179). Darras en conclut, avec amertume, que les Flamands refusent son rêve, celui d'un Verhaeren si européen qu'ils ne pourraient plus le revendiquer pour eux-mêmes. Mais est-ce bien sage de voler un poète à son peuple, fût-ce au nom de la poésie, pour le confier à un rêve, fût-il aussi grandiose que le rêve européen?
vic nachtergaele
JACQUES DARRAS, La Reconquête du tombeau d'Émile Verhaeren, Le Cri, Poésie, Bruxelles, 2010, nouveau fragment de La Maye, tome II, 200 p. (ISBN 978 2 8710 6538 8).