Septentrion. Jaargang 40
(2011)– [tijdschrift] Septentrion[p. 18] | |
Où suis-je?: la poésie de Martin ReintsNacht- en dagwerk (Travail de nuit et de jour, 1998) est le titre de l'unique recueil d'essais du poète néerlandais Martin Reints (o 1950). C'est un titre qui, à deux égards, évoque l'oeuvre de Constantin Huygens, un poète-diplomate-érudit du XVIIe siècle que Reints admire: il évoque ses poèmes sur le sommeil et son long poème Dagh-werck (Travail de jour). Ce titre annonce également une des préoccupations de Reints en tant que poète: les soucis de la nuit et le travail quotidien (littéralement), et le moment crucial du réveil. Celui qui se réveille ne se demande pas ‘qui suis-je?’ mais ‘où suis-je?’, c'est à dire ‘où est ma conscience?’. Cette question, fondamentale dans la poésie de Reints, scrute le lieu du vécu que l'on occupe et vise plus loin que la traditionnelle question identitaire ‘qui suis-je?’. La question ‘où suis-je?’ est aussi au coeur de la pensée du philosophe allemand Peter Sloterdijk, notamment dans son chef-d'oeuvre Sphères, mais le poète triomphe du philosophe lorsqu'il s'agit de représenter avec clarté les lieux d'où cette question est posée. En dehors de cela, la poésie de Reints, focalisée sur l'espace concret où nous vivons et sur la conscience que nous en avons, se situe au carrefour de maintes traditions de la poésie néerlandaise des dernières décennies: chez lui, l'objectivité du néoréalisme subit une fusion avec la mystérieuse musique du langage de Hans Faverey (1933-1990)1. Son regard clair et son questionnement étonné de la réalité le rapprochent de poètes plus jeunes tels K. Michel et Peter van Lier. Dans l'oeuvre courte mais forte et cohérente de Reints, on se situe le plus fréquemment au croisement de différentes réalités. Un lent glissement s'est néanmoins produit au long des cinq recueils de poèmes publiés jusqu'à présent. Au début, dans son premier recueil Waar ze komt daar is ze (Elle est là où elle va, 1981), la réponse à la question ‘où suis-je?’ était encore déterminée de façon très topographique, dans la mouvance des road movies tels Alice in den Städten ou Im Lauf der Zeit de Wim Wenders: des jeunes gens traversent un paysage ou circulent dans une ville à la recherche de lieux où ils ne détonnent pas, où le monde extérieur et leur monde intérieur se confondent. C'est ainsi que dans le cycle éponyme de ce recueil, une jeune fille désespérée (‘elle’) parcourt fébrilement Amsterdam. Elle ne semble retrouver | |
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![]() Martin Reints (o 1950), photo Kl. Koppe.
le calme que dans ses rêves éveillés: à bord du bac de l'IJ elle sent la mer, elle s'imagine à Hambourg, Brême, Varsovie, la Nouvelle-Orléans, et venant du Damrak elle glisse tout naturellement dans le tunnel sous l'Elbe à Hambourg. Dans son recueil suivant, Lichaam en ziel (Corps et Âme, 1992), l'environnement spatial est en général le paysage fluvial néerlandais et l'inquiétude mentale fait place à des considérations sereines: ‘nous sommes des bateliers sur des fleuves lents / dont les navires sont de vieux jouets’, chante le poème ‘Onder een beroemd wolkendek’ (Sous une célèbre couche de nuages). Par ce titre Reints fait comprendre que le paysage dans ces poèmes ne doit pas être confondu avec celui de la poésie lyrique traditionnelle; il est très conscient de toutes les connotations culturelles qu'évoque le fait de nommer un paysage fluvial néerlandais ou n'importe quel autre paysage. | |
Des tensions partoutLe monde des road movies et des paysages fluviaux archiconnus reçoit à la longue la compagnie d'un monde plus intime, où l'angoisse ne s'exprime pas par une continuelle bougeotte, mais plutôt par une attente maîtrisée, en gardant un profil bas. Cette maîtrise est une peau, sous laquelle agit une tension. Le poème ‘Omgeven door huisraad’ (Entouré d'équipement ménager) dans Lichaam en ziel commence très calmement: ‘Le téléphone, les accessoires du fumeur et les dictionnaires / tes lettres et la patiente machine à écrire / remplissent mon monde // et la vue // et la pensée (...)’. Ce semblant de calme intimité vise à conjurer l'angoisse. Une autre tension, celle entre le travail du jour et celui de la nuit, apparaît dans les vers qui ouvrent le troisième recueil de Reints, Tussen de gebeurtenissen (Entre les événements, 2000): ‘L'insomnie me pousse hors du sommeil / hors de la chambre à coucher, à travers la maison’. Pendant cette promenade à travers la maison, l'insomniaque s'étonne de la présence des choses de la journée, hors de toute nervosité ou de tout ravissement, mais là tout simplement, | |
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en paix. Dans les poèmes qui ont trait au travail du jour aussi, le personnage lyrique est mû par l'inquiétude. Ainsi, dans ce recueil, il est question à maintes reprises du deadline, un concept particulièrement sinistre pour un écrivain. Dans un poème du quatrième recueil de Reints, Ballade van de winstwaarschuwing (Ballade de l'avertissement sur bénéfices, 2005), ces échéances semblent même être devenues des avions de combat contre lesquels on essaye de se protéger en faisant semblant de dormir: ‘je reste devant mon clavier, la tête sur les bras: / les deadlines approchent, les deadlines défilent’. Dans son recueil le plus récent, Lopende zaken (Affaires courantes, 2010), on est simultanément en route de A vers B, du passé vers le futur et de l'intimité du foyer vers le cosmos. Les poèmes de ce recueil ont des titres tels que ‘Oponthoud’ (Contretemps) et ‘Halverwege’ (À mi-chemin); d'autres poèmes parlent de dépasser et être dépassé, d'intentions qui, avant même d'être réalisées, sont suivies d'autres intentions, du rôle que l'on joue dans le cycle; on se trouve chaque fois à plusieurs endroits au même instant. Le poème ‘Halverwege’ en offre un exemple frappant:
Tout au bout du couloir se trouve une porte
mais tu es à mi-chemin, dans une chambre
et tu es en train de lire un livre
tu sais que d'ici une page et demie commence un nouveau chapitre
mais tu ne sais pas encore comment s'appelle ce chapitre
à travers le luxaflex tu peux voir que le pont est levé
et puis qu'il redescend
maintenant, un tram roule lentement par-dessus
tandis que quelques passagers s'observent
par-dessus les bords de leurs journaux
la contrôleuse bavarde via l'interphone avec le chauffeur
et se représente à l'avance le terminus
Bien qu'il ne soit pas dit où donne la porte du premier vers, il y a de fortes chances que ce soit sur l'extérieur. Celui qui la franchit va participer à la réalité au lieu d'en rester spectateur. Quoique... à y regarder de plus près, chacun dans ce poème est spectateur: les lecteurs de journaux et le personnel du tram tout autant que le lecteur derrière le luxaflex. Plus que les autres, ce lecteur est conscient de ce qui se déroule ici et maintenant; les lecteurs de journaux se regardent comme si quelque chose pouvait bien arriver et la contrôleuse, en pensée, se trouve déjà dans le futur. | |
Presque de la proseLe langage de Reints est clair et ouvert. Dans ces poèmes, qui sont avant tout narratifs, on marche à travers la ville ou sous ‘une célèbre couche de nuages’, on est assis dans le tram, on habite un quartier résidentiel, on va au centre commercial, on participe à des réunions de discussion avec les politiques locaux, on s'informe auprès d'un guide ou d'un orateur, on regarde la télé, on entend la télé des voisins. Ce monde est souvent décrit en termes courants: | |
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‘Des mortels derrière des machins à roulettes / dans un libre-service’, ainsi débute un poème. Un autre: ‘Pendant la visite guidée, on apprend combien il y a de chaises / combien de temps a duré la construction / combien de kilos d'or ont été utilisés et / combien il y brûle de lampes lorsque toutes sont allumées’. Et un troisième: ‘Dépasser / et être dépassé / en route de A vers B’. Les deux premiers poèmes ont pour titre ‘Brief uit Kiel’ (Lettre de Kiel) et ‘Boedapest’. Mais ce qu'on y raconte sur ces villes est peu spécifique; ça arrive partout de circuler dans un supermarché, de se laisser piloter par un guide. Le titre du troisième poème, ‘Onderweg’ (Chemin faisant), est dès lors mieux adapté. Chez Reints, on se retrouve souvent dans une sphère publique universelle. La syntaxe et le vocabulaire assimilent presque ces poèmes à de la prose. Encore que...de la prose particulièrement raffinée. Dans une conférence sur son oeuvre, il s'est comparé à un peintre: tout comme ce dernier commence par choisir une toile d'un certain format, Reints fixe à l'avance la longueur de son poème: ‘J'ai par exemple l'impression d'être capable d'écrire un poème de seize vers, ou vingt. Ou deux poèmes qui renvoient l'un à l'autre, chacun de vingt-cinq vers. À ce stade, je sais aussi s'il y aura beaucoup ou peu de blanc, j'ai une idée du ton, du tempo du texte, du rythme, ce genre de choses.’ Et, de même que le peintre rassemble sur sa palette les couleurs de différents tubes pour les appliquer sur la toile tantôt au pinceau, tantôt au couteau, et parfois directement à l'aide du tube, Reints rassemble d'abord du langage de différentes sources: ‘C'est ainsi que j'écris. Je détermine à l'avance que je composerai mon texte à l'aide de tel ou tel genre de phrases, je détermine sur quel ton je les formulerai, avec quelle intensité, quel tempo, quel rythme.’ Cela implique que, dans son oeuvre, on tombe de temps à autre sur des citations. Dans ses premiers poèmes surtout, les citations sont omniprésentes: fragments de films, de romans de gare, d'opérettes et autres trivialités. Un exemple typique de poèmes qui renvoient l'un à l'autre est le double poème éponyme ‘Ballade van de winstwaarschuwing’: chacun évoque la présentation du rapport annuel d'une entreprise à la presse, l'un est la ‘variante Ayler’, l'autre la ‘variante Messiaen’. Une réunion si professionnelle (et si peu poétique à première vue) peut, avec des mots qui sont pour la plupart les mêmes, conduire apparemment à des observations différentes, comme les mêmes notes résonnent autrement selon qu' elles appartiennent au free-jazz d'Alfred Ayler ou aux compositions classiques modernes d'Olivier Messiaen. On ne doit pas chercher la musicalité de l'oeuvre de Reints dans les petites phrases isolées, mais dans sa totalité. À cause du ton simple de cette poésie, on peut facilement ne pas remarquer combien Reints étend la notion de lieu jusqu'à l'espace plus vaste où nous vivons, que chez lui, on est simultanément à la maison et dans le cosmos. Ou encore, comme dans le poème ‘Onderweg’, que des concepts historiques tels que ‘coches d'eau’ et ‘troncs d'arbre’ (sur lesquels il y a 2000 ans les Bataves auraient descendu le Rhin) tiennent incidemment compagnie à l'image d'une autoroute moderne. Reints nous offre ainsi, à l'aide d'observations souvent très banales, un regard sur notre position sans cesse changeante dans une réalité complexe. Sa musique faussement modeste est celle d'un poète digne d'intérêt. Ad Zuiderent |