Septentrion. Jaargang 40
(2011)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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‘Vivre, c'est tricoter avec un double fil: celui de la vie et celui du passé’: Nelleke NoordervlietNelleke Noordervliet appartient à la même génération que quelques romancières néerlandophones déjà connues par la large diffusion de leur oeuvre en langue française: elle est née en 1945 comme Anna EnquistGa naar eindnoot1 et Monika Van PaemelGa naar eindnoot2 et a débuté à la fin des années 1980, à l'instar de Margriet de Moor (o 1941)Ga naar eindnoot3. Au même titre que ces auteures, elle pratique alternativement le roman historique et le roman contemporain (seule Enquist est également une poétesse renommée). Cependant, Noordervliet n'a pas encore eu l'honneur d'une traduction en français, ce qui paraît regrettable à plusieurs égards: en effet, elle construit depuis une vingtaine d'années une oeuvre solide à l'écriture soignée et à la thématique complexe, souvent en prise sur des questions de société qui passionnent notre époque; avec huit romans à son actif: Tine of de dalen waar het leven woont (Tine ou les vallées où demeure la vie, 1987), Millemorti (1989), Het oog van de engel (L'OEil de l'ange, 1991), De naam van de vader (Le Nom du père, 1993), Uit het paradijs (Chassé du paradis, 1997), Pelican Bay (2002), Snijpunt (L'Entaille, 2008) et Zonder noorden komt niemand thuis (Sans boussole point de retour, 2009), sans compter plusieurs volumes de nouvelles (dont Veeg teken - Mauvais présage, 2006) et des essais, à la fois littéraires, philosophiques et historiques (les principaux ont pour titre Een plaats voor de geestdrift (Une place pour l'enthousiasme, 2004) et Op de zeef van de tijd (Au tamis du temps, 1999)), son cheminement créatif a de quoi forcer le respect et éveiller la curiosité. Notre auteure est une écrivaine ambitieuse et exigeante, que l'on peut rapprocher de Hella S. HaasseGa naar eindnoot4, avec qui elle partagea dès ses premiers romans un certain nombre de préoccupations: l'importance de la conscience historique pour appréhender le temps présent, la recherche et l'affirmation d'une identité féminine, le goût pour les formes romanesques raffinées et l'ancrage d'une intrigue dans un riche substrat culturel, tissu d'allusions à la mythologie, à l'histoire des idées, à la tradition littéraire ou au dialogue entre les arts. Noordervliet débuta avec une biographie romancée de la première épouse de Multatuli, l'auteur de Max Havelaar (1860)Ga naar eindnoot5. Son intention était de donner la parole à une femme dont | |
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Nelleke Noordervliet (o 1945), photo Kl. Koppe.
l'image avait été quelque peu malmenée par l'historiographie littéraire, la réduisant à une figure de second plan assez terne. Pour tenter de restaurer la vision personnelle de Tine Douwes Dekker, qui fut non seulement la compagne du polémiste et la mère de ses enfants mais aussi un personnage de son fameux pamphlet dirigé contre le système colonial, la romancière imagina un journal intime, dont son récit explore les méandres et les contradictions. Après ce premier essai transformé avec brio - il lui valut le Debutantenprijs (distinction attribuée au meilleur premier roman aux Pays-Bas) -, elle publia un roman contemporain de facture allégorique, Millemorti, où l'on suit le parcours initiatique d'une intellectuelle en proie à l'incertitude dans un environnement hostile: un schéma romanesque qui servira souvent de fil conducteur à ses créations ultérieures. La carrière de Noordervliet prit un tournant décisif avec son troisième livre, l'emblématique Het oog van de engel. Le titre fait référence à la mise en scène qu'organise un révolutionnaire adepte de l'hypnose mesmériste, le docteur Doppet, personnage historique également auteur libertin d'un sulfureux Traité du fouet (non mentionné par l'écrivaine); afin de déstabiliser son auditoire, cet apprenti sorcier se sert de la tare qui affecte sa compagne, une jeune Néerlandaise souffrant d'une tumeur oculaire (le personnage est cette fois fictif). Déguisée en ange de l'apocalypse, celle-ci se présente comme l'oracle de la Révolution française en marche, prononçant des discours subversifs. Toutefois, elle est parfaitement consciente de la manipulation à laquelle elle prête son concours et finira par prendre ses distances vis-à-vis de son mentor et de l'agitation révolutionnaire, cherchant à préserver son intégrité. On aborde ici un thème fondamental de l'oeuvre de Noordervliet: la nécessité de se positionner au plan éthique pour faire face aux rapports de force qui déstabilisent la société dans des moments de crise, menaçant la liberté individuelle. Ce roman a fait date dans la littérature néerlandaise récente, car il est l'un des premiers à remettre en cause l'image tronquée d'un Siècle des lumières dont les mouvements révolutionnaires auraient été une conséquence logique. À l'inverse, notre auteure dépeint une époque dominée par des tendances irrationnelles, | |
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ouvrant dès lors la voie à une réévaluation de cette période cruciale de l'histoire des mentalités, qui inspira par la suite d'autres romanciers néerlandais (dont Arthur Japin dans Un charmant défautGa naar eindnoot6 et Anna Enquist avec Le RetourGa naar eindnoot7). La citation qui sert de titre à cet article est tirée du roman le plus dense de l'auteure, De naam van de vader. Il s'agit d'un drame aux nombreuses facettes, qui restitue l'histoire d'une génération, celle des enfants de la Seconde Guerre mondiale. L'héroïne en est une ‘fille de boche’, née des amours d'un soldat allemand et d'une Néerlandaise. Elle sera un moment l'épouse d'un fils de déporté juif. Leur enfant décèdera prématurément, suite à une noyade. Après la chute du mur de Berlin, cette femme part à la recherche de son père en Allemagne de l'Est, mais sa quête n'aboutit qu'à la découverte du décès de la figure paternelle fantomatique, peu avant l'événement qui mit fin à la guerre froide. Le poids d'une double culpabilité demeure sur ses épaules, jusqu'au moment où elle pourra s'en affranchir lorsqu'elle comprendra le sens de ses actes, à l'aide des analogies que sa tante est-allemande, férue de littérature classique, lui suggère en convoquant la mythologie et la tragédie grecque: telle une Antigone des temps modernes, l'héroïne aura dû sacrifier sa propre enfant pour mettre fin à la malédiction qui pèse sur les descendants d'une mésalliance. Par ses multiples strates narratives suscitant plusieurs niveaux de lecture et un vaste panorama historique des soubresauts de l'après-guerre, parmi lesquels le printemps de Prague et mai 68, révélateurs de la contestation des enfants des acteurs et témoins du dernier conflit mondial, De naam van de vader présente des similitudes avec L’ Attentat (1982) de Harry MulischGa naar eindnoot8. Dans les deux livres, l'histoire individuelle et l'histoire collective s'affrontent sur le thème de la destinée. La quête des origines surgit une nouvelle fois dans les romans suivants de Noordervliet: traitée sur un mode plus intimiste avec cette fois un héros masculin dans Uit het paradijs, elle fait l'objet d'intrigues parallèles, brodant avec le fil double du passé et du présent dans Pelican Bay. La problématique de ce roman se rapproche de faits de société contemporains puisqu'il est question ici de rechercher un frère adoptif retourné au pays natal, une terre où vécut précisément un ancêtre esclavagiste de la narratrice. L'écheveau compliqué des relations familiales constitue pour Noordervliet une source inépuisable d'inspiration, comme c'est souvent le cas aussi de nombre de ses consoeurs en écriture. Néanmoins, cette auteure s'est toujours gardée de mettre en récit sa biographie, à une relative exception près: le récit documentaire Altijd roomboter (Toujours du beurre fin, 2005), dans lequel elle décrit la vie courageuse de son arrière-grand-mère, servante de son état. L'éloignement du propos dans le temps confère à cette évocation certes plus personnelle le caractère d'un émouvant tableau d'époque. L'engagement de l'écrivaine est plus perceptible lorsqu'elle thématise dans un roman une interrogation actuelle. Snijpunt, son oeuvre la plus accessible dans ce domaine, envisage les limites de l'intégration dans une société multiculturelle, quand le principal personnage féminin, une enseignante dans un lycée néerlandais, est victime d'une agression au couteau de la part d'un élève d'origine maghrébine, envers qui elle aurait manqué de respect. Loin de toute stigmatisation populiste, la romancière aborde ce sujet brûlant par le biais d'un examen critique de la morale humaniste: les valeurs de tolérance enseignées au moyen de la sagesse antique sont-elles encore de taille à faire face aux menaces des fondamentalismes, produits frelatés de rancunes souvent attisées par un complexe d'origine familial et par une méconnaissance des textes sacrés? C'est ce que suggère le récit au caractère exemplaire qui se greffe sur l'histoire de l'incident en milieu scolaire: la quête, par l'ex-mari de l'enseignante, d'un modèle masculin idéalisé en la personne d'un gourou exilé en Italie. Une interprétation erronée de l'héritage mythologique, en l'occurrence la légende d'Attis et Cybèle, conduit cet | |
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époux perturbé à l'automutilation, en guise de défi à la maîtrise de soi prônée par la tradition stoïcienne de l'humanisme. Les fréquentes références à la mythologie et à la culture classique, dont Noordervliet parsème volontiers ses créations, peuvent être mises en relation avec son talent de conteuse: la romancière ne juge pas, elle interpelle le lecteur à l'aide de récits dramatiques qui ne peuvent laisser indifférent. Comme on pourra s'en rendre compte à l'aide des extraits proposés ci-après en version française, son style peut être tantôt d'un réalisme mordant, tantôt poétique et imagé. Ainsi, dans son dernier roman en date, Zonder noorden komt niemand thuis, elle se sert du métier à tisser comme d'une métaphore pour rendre l'idée de la complexité de relations dont le héros tentera de démêler les fils, qu'ils appartiennent au temps présent ou à l'univers plus diffus des souvenirs. Dorian Cumps |