Septentrion. Jaargang 39
(2010)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermdEchanges‘La gentillesse de l'existence’: Eugène van ItterbeekJ'ai déjà rendu compte, dans les colonnes de cette revue, du Journal d'un Flamand en Roumanie, le premier tome du journal d'Eugène Van Itterbeek (o 1934)Ga naar eind1, professeur d'université flamand qui vit depuis pas mal de temps déjà en Roumanie. Récemment, l'auteur a fait paraître deux nouveaux tomes (II et III). Le tome trois raconte des souvenirs de jeunesse ayant pour cadre la Flandre et contient également la traduction du texte en roumain. Spontanément, je me suis d'abord plongé dans la lecture de ces Souvenirs de Flandre parce que j'étais intrigué par une image reproduite sur la quatrième de couverture: on y voit une embarcation blanche voguant sur une rivière tranquille avec, sur la rive, un muret derrière lequel se dressent des maisons délabrées. D'où connaissais-je ce muret? Enfant, Van Itterbeek passait le plus souvent ses vacances chez son grand-père paternel, dans la petite ville d'Alost, située entre Gand et Bruxelles. Le muret est celui du béguinage en bordure de l'ancien cours de la Dendre, actuellement comblé. Le béguinage a été démoli dans les années 1950 et remplacé par des logements ‘sociaux’ franchement inesthétiques. Je passe souvent par là en voiture puisque j'habite dans le voisinage. Je passe donc par-dessus (ou à travers?) le petit bateau de Van Itterbeek: ‘dessous les pavés, la rivière...’. Seul subsiste le muret, à hauteur d'homme. Van Itterbeek a érigé son muret à lui, fixé ses souvenirs, soixante-dix ans plus tard, deux mille kilomètres plus loin, dans un village perdu de Transylvanie: ‘J'avais six ans lorsque la maison de mon grand-père s'est effondrée sur ma tête, à ce même âge j'ai vécu la fuite en France vers Dunkerque sur des routes semées de morts et de misère humaine.’ Il fait allusion, bien sûr, à l'exode de 1940, à la fuite devant l'avancée des armées allemandes. ‘Et cette scène s'est répétée en 1944, lors du bombardement de la ville de Louvain et du retrait des troupes allemandes.’ Mais, à en croire Van Itterbeek, l'àme de l'enfant ne peut être détruite par l'enfer et la souffrance. Au fil de ses souvenirs, Van Itterbeek évoque ses grands-parents, ses oncles et tantes. Il nous dresse le portrait d'un milieu bourgeois où l'on n'étale pas ses émotions au grand jour et dont il a hérité, écrit-il, ‘le sérieux de mon travail, l'éthique sacro-sainte dans l'exercice de ma profession’. La guerre domine les souvenirs: à Louvain, dans la rue, le jeune Eugène voit des Allemands tuer de quelques coups de revolver le père d'une famille juive. Lors du terrible bombardement dans la nuit du 8 au 9 mai 1944, la famille Van Itterbeek échappe de justesse à la mort. ‘Vers l'aube (...), j'ai commencé à errer dans la ville en flammes, parmi les ruines jusqu'à la place du Vieux Marché où je vis mon oncle, le moine bénédictin de l'abbaye du Mont César, en train d'administrer les derniers sacrements aux morts qu'on tirait des décombres du collège du Saint-Esprit (...).’ Dans le tome II du journal, Van Itterbeek se propose d'écarter de ses pages le problème du mal. ‘La gentillesse de l'existence’, expression empruntée au philosophe néerlandais Ger Groot, connu aussi des lecteurs de Septentrion comme collaborateur à la revue, est ‘un baume sur la plaie du Mal’. Et de commenter: ‘Je partage ce minimalisme, regardant par la fenêtre les feuilles de la vigne et au loin la montagne vaste, stable, chatoyée par le soleil.’ Van Itterbeek cherche la solitude, source propice à la méditation. Il redécouvre la poésie, relit les grands auteurs, se met à écrire frénétiquement, vit en étroite symbiose avec la nature. Au centre de ses | |
[pagina 76]
| |
L'ancien cours de la Dendre à Alost (Flandre-Orientale) et le béguinage.
préoccupations: la spiritualité. L'auteur se perçoit comme un exilé dans notre époque: la petite église déserte de Fransum (au nord de Groningue) qu'évoque le poète néerlandais C.O. Jellema (1936-2003) dans un de ses poèmes, il la retrouve dans son propre village roumain. Les deux datent du XIIIe siècle: ‘Le vide qui réunit les deux églises est de nature mystique’. L'une a été érigée sur un tertre pour la préserver des eaux; l'autre s'élève sur la montagne. Chacune des deux est, comme le formule le poète, ‘un petit sarcophage de la foi’. Van Itterbeek s'est barricadé dans sa maison, une construction qui exhale encore la sagesse des générations précédentes. C'est là qu'il cherche, en rédigeant son journal, le sens du monde, là où il veut être dans la vérité. Il n'empêche que ce vivant enterré continue à interroger le monde. Il visite Bucarest, en grande partie occidentalisée. À ses yeux, la Roumanie a perdu sa fraîcheur, est devenue un pays comme les autres. La gare de Sibiu est restée une ‘gare de pays pauvre’, emblématique d'un pays ‘arriéré, ayant raté le progrès, la modernité’. Le livre contient un beau chapitre sur la précision. Le père de Van Itterbeek, à l'époque professeur de physique à l'université de Louvain, a bien connu Paul Ehrenfest. Ce célèbre physicien, professeur à l'université de Leyde, se suicida après avoir tué son fils atteint du syndrome de Down. Einstein disait de lui qu'il luttait ‘contre le vague et la circonlocution’ et qu'il ‘souffrait tout continuellement du fait que ses facultés critiques dépassaient ses capacités constructives’. La mère de Van Itterbeek estimait quant à elle que ‘le professeur Ehrenfest n' [avait] pas pu accepter l'affaiblissement de ses capacités intellectuelles dont il se crut atteint’. Dans un chapitre captivant, Van Itterbeek se demande pourquoi il s'est mis à écrire en français. En tant que Belge néerlandophone, autrement dit comme Flamand, il est évidemment le produit de son temps et de son milieu. Son père avait encore fait ses études secondaires et universitaires en français. Aux Pays-Bas, ayant épousé une Néerlandaise et obtenu un doctorat à Leyde, il était ‘fort hollandisé’. N'empêche qu'il avait ‘une forte marque française’, | |
[pagina 77]
| |
certainement lorsqu'en 1932 il fut nommé professeur à l'université de Louvain. Il faut noter par ailleurs qu'il maîtrisait parfaitement le dialecte d'Alost, sa ville natale. Bref, il possédait une identité à la fois complexe et hybride, autant dire typiquement ‘belge’. Son fils Eugène fit des études de philologie romane à Louvain, ‘dans les années 50-60 au merveilleux épanouissement que connut la culture française, dans tous les domaines de l'art et des lettres (...)’. Van Itterbeek est formel: ‘Ce fut une époque d'effervescence, qui depuis lors ne s'est plus jamais produite en Occident avec une telle ampleur’. Il continua ses études à Leyde, ambitionnant de devenir critique littéraire. C'est en cette qualité qu'il allait tenir la chronique des lettres françaises dans la revue littéraire flamande Dietsche Warande en Belfort. Van Itterbeek: ‘Ce n'est pas la francophonie qui nous intéressait, mais bien la culture française en soi, de Montaigne à Jean-Paul Sartre’ et ‘Après la guerre, nous avions besoin d'air, d'oxygène culturel, et il nous venait de France.’ Van Itterbeek fait également l'éloge de l'université des années 1960-1970: au cours de ces décennies, elle était ‘le moteur de la vie culturelle et du renouvellement intellectuel dans le monde’. Il n'en va pas de même aujourd'hui, mais Van Itterbeek est néanmoins persuadé que l'université doit ‘refuser de faire le jeu des pouvoirs politiques et économiques, même si elle en dépend.’ Lorsque, en 1994, Van Itterbeek arrive en Roumanie, il trouve un pays ‘francophone’, autrement dit, un pays ‘qui appartient à la latinité’. Critique littéraire et essayiste de langue néerlandaise, il s'y trouve forcément coupé de son lectorat. Il décide alors de se mettre à écrire en français, ce qui lui permettra d'être traduit en roumain. À présent, il se demande s'il a trahi sa langue et sa patrie. Van Itterbeek n'est pas allé aussi loin que Cioran qui, à Paris, ne s'adressait même plus en roumain à ses compatriotes. Van Itterbeek n'a jamais rompu avec le néerlandais. À Sibiu, il donne même des cours de néerlandais à des étudiants intéressés. Le monde se rétrécit de plus en plus autour de lui, estime l'auteur, mais c'est tout de même avec un immense plaisir qu'il apprend l'attribution du prix Nobel de littérature 2008 à J.M.G. Le Clézio. Comme quoi, même si on est allé s'enterrer dans un lointain village d'Europe de l'Est, en province donc, on peut être européen. Européen au sens plein du terme, s'entend. luc devoldere |
|