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Manhattan on the left bank
par Jan Van Loy
Traduit du néerlandais par Christian Marcipont.
Jan Van Loy (o1964) a débuté en 2004 avec Bankvlees (Hachis de viande). Ce roman picaresque, dans lequel deux jeunes bardés de diplômes décident de mener une existence en marge de la société, lui a permis d'emblée de décrocher le Vlaamse Debuutprijs 2005. Le jury a apprécié en Bankvlees un ‘roman hilarant et burlesque’, rédigé ‘avec beaucoup de métier’. Ce métier est encore plus manifeste dans le second livre de Jan Van Loy, Alfa Amerika (2005), qui rassemble quatre récits indépendants mettant chacun en scène des personnages menés par leur fascination pour l'Amérique.
C'est principalement dans le récit introductif Manhattan on the Left Bank, long de plus d'une centaine de pages, que Jan Van Loy s'affirme comme un styliste brillant, capable de mener à bien une intrigue avec un grand sens du réalisme. Le protagoniste de cette histoire est l'Anversois Pierre Verbeeck, alias Peter O'Neill. Ce dernier cherche fortune à New York, où il finira par être à l'origine du krach boursier de Wall Street, en 1929. Après ce krach, il retourne à Anvers, projetant d'y élever un tout nouveau quartier d'allure moderniste sur la rive gauche de l'Escaut. Le premier extrait présenté ici décrit l'inauguration officielle, encore que tout à fait imaginaire, de ce quartier. Comme l'atteste également le second extrait, où le narrateur rend visite à une parente éloignée de O'Neill, l'auteur utilise le style du reportage, mélangeant les documents réels et fictifs à de prétendus récits de témoins oculaires. Le lecteur de Manhattan on the Left Bank ne doute pas une seconde de la réalité de ce qui lui est présenté. Et pourtant cette histoire est forgée de toutes pièces. Jan Van Loy est aussi un brillant menteur.
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Les douze Antigones
O'Neill voulait des rues et des avenues numérotées, et à cet égard, la municipalité lui donna satisfaction, excepté pour l'avenue diagonale, qu'il voulait appeler ‘avenue Large’, malgré le fait que la largeur de ce boulevard n'excédait pas celle des trois autres qu'il croisait. La municipalité opta pour ‘avenue Sainte-Anna’, du nom du village autrefois situé sur la rive gauche.
En septembre 1935, l'extérieur de chacun des gratte-ciel était achevé. Depuis la rive droite, on pouvait admirer un complexe de douze tours flambant neuves, chose que, même à New York, on n'avait jamais vue. Le revêtement en pierre des façades donnait une impression de massivité - il s'agissait d'immeubles comme on en avait vus s'élever quelques années auparavant à New York, où, au fur et à mesure des réalisations nouvelles, s'annonçait l'âge du verre. Du complexe érigé sur la rive gauche, dont le style oscillait entre minimalisme et Art déco, irradiaient encore une certaine chaleur, une certaine élégance qui n'étaient pas pour déplaire à l'Anversois moyen.
Mais l'observateur expérimenté pouvait, lui aussi, apprécier ‘Manhattan on the Left Bank’ à sa juste valeur. L'architecte italien Giuliamo Crispi, surtout connu pour ses usines, ses hôpitaux et ses bâtiments scolaires, notait dans ses mémoires, vingt ans plus tard:
‘Juste avant le début de la guerre, je profitai de mon voyage à Londres pour faire une escale en Flandre. [...] La ville-tour anversoise est peut-être ce que j'ai jamais vu de plus beau. Plutôt qu'au coeur de la ville elle-même, je préférai me poster sur les quais de la rive droite afin de pouvoir regarder l'autre côté. Juste regarder l'ensemble, qui paraissait avoir poussé organiquement, en dehors de tout projet, de toute préméditation. Les tours n'étaient pas tout bonnement disposées en enfilade, mais côte à côte ou l'une derrière l'autre, sans qu'une seule offusquât en rien la vue sur les autres. Si aucune ne possédait la même couleur, on ne pouvait pas non plus parler d'une peinture bigarrée. Ce n'était pas à proprement parler audacieux, mais plutôt provocant, séduisant, quoique sans outrances, comme à New York, ou vulgarités, comme à Chicago. L'ordonnance, les couleurs, la masse dans son ensemble: je ne m'en rassasiais pas.’
La couleur dominante était le beige. Le seul immeuble noir était la tour Brabo, haute de 205 mètres et écimée par une pyramide dorée. La tour Isabelle, élancée, haute de 212 mètres et d'un blanc crayeux, était surmontée d'une flèche vert pâle épointée. Il y avait une tour Orientale et une tour Occidentale, une tour Septentrionale et une tour Méridionale, ainsi qu'une tour Rubens. Et puis la tour empereur Charles Quint, la tour Waasland et le Scheldegebouw. Pas de tour des Assurances générales ou de la Générale de Banque: des immeubles aux intitulés commerciaux n'avaient pas de raison d'être, car ils n'abritaient pas encore d'entreprises. L'administration communale voyait ces dénominations flamandes d'un bon oeil, allant même jusqu'à proposer d'appeler le plus grand immeuble Antigone, du nom du légendaire géant anversois. O'Neill baptisa de la sorte le deuxième immeuble le plus élevé, autre géant de 66 étages et d'une hauteur de 254 mètres.
L'immeuble le plus imposant, qui occupait une position centrale, se vit toutefois attribuer un nom commercial américain: la Spunky Tower. Avec ses 350 mètres, c'était l'immeuble le plus haut du monde, habillé des pieds à la tête de calcaire d'un beige doux. Enfant du Empire State et du Chrysler Building, il dépassait ses parents par la taille.
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‘À New York, ça les fout complètement en rogne. Mon Dieu, Peter, ne pas posséder la tour la plus grande, la plus belle, la plus spectaculaire, tu t'imagines bien qu'ils en projettent une d'un demi-mille de haut, seulement, personne n'a l'argent pour ça par les temps qui courent! J'assisterai certainement au Grand Opening.’ (lettre de Michael Ryan, 28 août 1935)
Même les chicaneurs de la première heure tombèrent sous le charme:
‘La tour du marché aux Chaussures n'est qu'un nain, en comparaison des géants de la rive gauche de l'Escaut, lesquels forment un tout qui a eu la bonne idée de ne pas s'implanter sur la rive droite, ce qui n'aurait pas manqué de déparer notre vieille et fière cité. Mais de l'autre côté de l'eau, où il semble parfaitement à sa place, il constitue une extension urbaine, sinon belle, du moins impressionnante.’ (Gazet van Antwerpen, 30 septembre 1935)
Jack Henry, fraîchement sorti d'un sanatorium californien, fut ramené à Anvers par O'Neill et Silverman pour y organiser un event, qu'eux-mêmes auraient très bien pu imaginer. Il s'agissait d'inaugurer la nouvelle ville au cours d'une soirée festive.
Le samedi 5 octobre 1935, tous les Anversois reçurent un tract dans leurs boîtes à lettres, lequel fut distribué le même jour dans la rue, sur les places, dans les trams et les bistrots:
‘FÊTE SUR LES QUAIS! ANVERSOIS, VENEZ TOUS ENSEMBLE PROFITER DU FEU D'ARTIFICE ET DES FRIANDISES GRATUITES! SPECTACLE SUR LA RIVE GAUCHE! À NE MANQUER SOUS AUCUN PRÉTEXTE! CE SOIR À PARTIR DE SEPT HEURES! RASSEMBLEZ-VOUS POUR CET ÉVÉNEMENT HISTORIQUE!’
Le soir même, les quais de la rive droite regorgeaient de baraques offrant gracieusement, et avec les compliments de l'ALO S.A., frites et cervelas. On y trouvait aussi de la bière et du genièvre, mais ceux-ci n'étaient pas gratuits, contrairement à la boisson Spunky, dont on avait prévu cent mille bouteilles.
À sept heures, quatre-vingt mille citadins, selon les estimations, se pressaient sur les quais de la rive droite, mangeant et buvant, le regard plein d'espoir tourné vers la rive gauche, où les tours, encore privées d'éclairage, se découpaient vaguement sur le ciel d'octobre, sombre quoique sans nuages. Sur l'Escaut, à hauteur du canal du Sucre, flottait un bateau dont le pont était illuminé de lampions, et sur lequel avait pris place un orchestre de six personnes. Il s'en élevait une musique de fond qui peinait à s'imposer face au brouhaha dont bruissaient les quais.
Des ouvriers par milliers se tenaient dans les immeubles obscurs, prêts à actionner les interrupteurs. Au départ, il était prévu que toutes les lumières s'allument d'un coup par l'enclenchement de l'interrupteur principal, mais Jack Henry, ses esprits retrouvés, avait imaginé un spectacle d'une tout autre envergure: les lumières commenceraient par s'allumer aux étages inférieurs avant, pour ainsi dire, de grimper les tours. Ce dispositif nécessitait une chaîne humaine qui transmettrait l'ordre d'allumer la lumière du rez-de-chaussée au sommet, et à huit heures tapantes, Jack Henry mit en branle cette chaîne.
Le brouhaha des personnes amassées sur la rive droite fut soudain couvert par l'orchestre, qui se déchaîna dans le finale de la Rhapsody in Blue. Depuis la rive droite, les spectateurs virent la totalité des fenêtres de la tour s'illuminer, commençant par le bas et gagnant d'un coup les sommets, le tout accompagné par la musique, fière et ronflante, de Gershwin.
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La foule sur la rive droite regardait, le souffle coupé, tandis que de-ci de-là retentissaient des cris ou des applaudissements.
Le clou de la soirée, ce fut lorsqu'on alluma l'enseigne lumineuse tout en haut des 350 mètres que comptait la tour Spunky: 36 000 ampoules électriques proclamèrent le logo de la boisson rafraîchissante sur toute la largeur de la façade, un carré de trente mètres de côté. À cet instant, la musique cessa, cédant la place au vacarme du feu d'artifice, lancé simultanément sur les toits des douze tours, et qui se poursuivit sans interruption un quart d'heure durant.
Louis Vanderelst, étudiant et poète amateur, écrivit dans son journal:
‘La lumière qui jaillit par toutes ces fenêtres, reliant par degrés la base au sommet, comme un point final à la construction des tours, ainsi que la musique qui allait crescendo, nous procurèrent le sentiment de comprendre pour la première fois les ressources de nos sens. Ces fiers immeubles se tenaient devant nous, illuminés de la tête aux pieds. Mais nous n'étions pas encore au bout de nos surprises. Tout en haut apparut une gigantesque enseigne lumineuse - vert, rouge et blanc - qui, dans cette atmosphère, tenait davantage de la poésie que du commerce. Les plus ordinaires et les plus impassibles de mes concitoyens s'étaient arrêtés de mâcher, de boire et de parler, et certains enlacèrent leur femme comme ils ne l'avaient probablement plus fait depuis leur nuit de noces.
Alors éclata en nos corps la profonde clameur d'un colossal feu d'artifice, d'une exubérance qu'on ne trouve que dans les chimères des enfants insouciants. Je jetai un regard de côté et aperçus tous ces visages qui, un peu plus tôt, dans les magasins, les bureaux, les écoles et les usines, s'étaient montrés si blancs et si éteints. Je les vis s'illuminer au gré des couleurs vers lesquelles se levaient leurs regards, et je vis... leur espoir, leurs désirs, et chacun, chacun demeurait muet. Jusqu'au moment où tout fut terminé et où toute la meute, semblant exécuter une chose répétée à l'avance, comme un seul homme explosa en vivats et en applaudissements, aussi assourdissants que l'avait été le feu d'artifice.’ (5 octobre 1935)
Vanderelst ne fut pas le seul à se laisser emporter par son enthousiasme.
‘Le samedi soir, on avait régalé les “Signors” d'un spectacle qu'on ne reverra probablement pas de sitôt. [...] Après coup, les gens rassemblés sur les quais refluèrent joyeusement vers la Grand-Place et ses environs. Nombre d'entre eux revinrent plusieurs fois sur les quais pour regarder les géants aux superbes illuminations sur l'autre rive.’ (De Nieuwe Gazet, 7 octobre 1935)
Les jours qui suivirent, O'Neill veilla à ce que suffisamment de lumières restent allumées pour suggérer une certaine activité. Mais la nouvelle ville était déserte. Soixante-dix pour cent des intérieurs n'étaient pas encore terminés, un seul des quinze cinémas prévus était ouvert, et le soir, il régnait dans les rues et sur les avenues une atmosphère de mort. Les quinze mille habitants, ouvriers et réfugiés juifs se virent plus d'une fois contraints de se rendre sur la rive droite, car la plupart des espaces commerciaux n'avaient pas davantage été loués. Quant au ‘supermarché’, une imitation du grand magasin américain Macy's, les travaux y battaient toujours leur plein.
O'Neill n'eut pas à se donner la peine de l'écrire dans une lettre, car ses meilleurs amis - Ryan, Henry et Silverman - étaient avec lui à Anvers. Mais en 1939, il devait déclarer à son beau-fils Louis Vanderelst: ‘Le soir du cinq octobre 1935, j'ai vécu les heures les plus heureuses de ma vie.’ (...)
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Résurrection
(...) ‘Les gravats sur la rive gauche sont l'éboulement de l'orgueil’, comme l'écrivait Louis Vanderelst dans son journal en 1946, citant un ‘moraliste catholique qui se piquait de dire les choses avec élégance’.
À la page suivante, il écrit: ‘Je pense encore à Mark Silverman, qui trouvait l'Europe très belle et très intéressante, mais qui, comme Américain, percevait une espèce de rancune constante. En Europe, disait-il, les masses se montrent parfois critiques et jalouses pour les mêmes raisons susceptibles de déclencher optimisme et admiration auprès des masses américaines’.
Le journal de Vanderelst fait sans cesse resurgir les événements de la guerre. Il est parvenu à éditer et à distribuer son journal clandestin, Het Alarm, jusqu'à la libération d'Anvers, en septembre 1944. Un an plus tard, en témoignage de gratitude pour son patriotisme, l'État belge lui offrit un costume trois pièces qui, à l'en croire, était fait d'épluchures de pommes de terre, et qui tomba en pièces au premier essayage.
‘Lorsque j'eus enfilé le costume, nous nous plantâmes, Dorothy et moi, devant le miroir en pied, dans notre chambre à coucher aux relents d'acide tannique, et nous regardâmes cette chose tomber de moi comme une peau de banane, au seul mouvement de ma respiration. Les revers churent par terre, comme si un invisible éplucheur de crevettes les ôtait. Je remuai légèrement le bras et crac! la couture sur l'épaule se déchira. Je pensai à cette tour, avec sa croix gammée, qui sembla prendre tout son temps pour s'effondrer, comme sous l'effet de la fatigue. Ce costume était né fatigué. Si, comme dans tout pays qui se respecte, j'avais reçu une médaille, au cours d'une cérémonie où l'on m'eût accordé de prendre la parole, j'aurais dit: cet hommage qui m'est rendu, je le dédie à mon beau-père, après quoi j'aurais aussi bien pu continuer en évoquant comment il avait exporté en cet endroit les rêves américains, et comment les circonstances s'étaient chargées, peut-être pas à tort, d'ailleurs, de les détruire, par bombardiers américains interposés; en expliquant à quel point une culture de masse diffère de l'autre, etc., etc. Mais aujourd'hui, on ne s'intéresse plus qu'à l'exécution des collaborateurs.’ (journal de Louis Vanderelst, 14 novembre 1945)
‘Je ne me souviens plus de mon grand-père’, déclare Martha Vanderelst, soixante-cinq ans. Je me trouve dans son séjour, dans un appartement de boulevard typiquement anversois, dans un immeuble de huit étages, érigé à un de ces endroits où les V1 et les V2 allemands ont détruit les anciennes maisons de maître. ‘Je croyais que toutes ces rengaines à propos de l'Amérique n'étaient qu'un tas de chimères, mais, par la suite, j'ai lu quelques-unes de ces lettres, et d'autres choses de ce genre. Je ne sais toujours pas si tout cela est bien vrai. Avez-vous déjà vu la rive gauche, monsieur? Si c'est vrai, il ne reste de toute façon plus rien de tout ça.’
En 1945, sur la rive gauche, le désert de blocs de béton et de pierre, ainsi que d'acier tordu, essuya une pluie de V2. Après la guerre, seules subsistaient des tonnes de gravats, qui furent évacués dans le courant de 1947 et de 1948. On reboucha les cratères et égalisa le sol, et, petit à petit, on construisit la cité-dortoir que nous connaissons de nos jours sur la rive gauche.
Peut-être le sous-sol conserve-t-il encore des fondations de l'ouvrage de O'Neill, mais il est vrai qu'elles demeurent invisibles.
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‘Ma mère ne parlait jamais du passé, déclare Martha Vanderelst, et mon père seulement sur ses vieux jours. Il évoquait un grand feu d'artifice et tout ça, dont il assurait que c'était envoûtant. Je le laissais dire.’
Après la guerre, Louis Vanderelst enseigna la comptabilité et l'économie en cours du soir et dans le secondaire. Il mourut en 1971 d'une hémorragie cérébrale. Jusqu'à son dernier jour, il tint un journal, le plus souvent consacré à sa vie de familie et à son travail. Mais de temps à autre, des souvenirs refaisaient surface.
‘Aucun manuel d'histoire ne fait allusion à ce jour du quatre octobre 1935 où nous nous trouvions sur la rive droite de l'Escaut, à Anvers, moi et des dizaines de milliers d'autres, et où les fenêtres de ces tours se sont mises à s'illuminer, en bas d'abord, ensuite vers le haut, et puis ce feu d'artifice... Nous étions là, nous autres pauvres Belges, dans nos imperméables bon marché qui puaient encore la sueur de l'été, les dents jaunies par le tabac qui, à l'époque, était beaucoup plus lourd et beaucoup plus noir. Puis, le romantisme surgit d'un coup: si Fred Astaire et Ginger Rogers s'étaient mis à danser sur les quais, la chose aurait paru tout à fait naturelle et tout à fait crédible. Aujourd'hui encore, je suis reconnaissant à mon beau-père de tout cela. Let's face the music and dance: c'était sa philosophie, quand nous regardions tous les deux ce bombardement américain. Je revois ce policier anversois désigner son corps mutilé et me demander si je pouvais l'identifier; je revois les tours exploser, je sens l'odeur de ces nuages de débris qui formaient un brouillard, je revois les ruines, j'entends encore les vitres se briser dans notre dos... Mais l'essentiel n'est pas là. Ce que je vois par-dessus tout: Fred et Ginger, et ces fenêtres sur les tours, s'éclairant de bas en haut, et la musique de l'orchestre sur le bateau, le feu d'artifice tiré depuis les toits en hauteur, et, quand j'ai tourné les yeux, la joie et l'espoir sur ces visages pâles flamands. Et cela me fait de la peine de me dire que personne ne veut s'en souvenir, sous prétexte que cela a disparu. D'où ma conclusion que nous devrions conserver les choses qui, un jour, ont procuré à quelqu'un de la joie
et de l'espoir: au moyen de monuments, de noms de rues, de statues et d'écrits. C'est ça, la culture.’ (15 janvier 1969)
Le Grand Hôtel Weber fut endommagé par un V2 en 1944. En 1968, les ruines firent place à la Antwerp Tower, un minigratte-ciel en verre qui, jusqu'à présent, n'a inspiré à personne la moindre évocation poétique.
En 2002, on a reparlé de Peter O'Neill à l'occasion d'une exposition organisée par le musée d'Architecture de Bruxelles, sous le titre Cyanotypes utopiques. On pouvait y trouver un aperçu de projets urbanistiques, accompagnés de cartes, relatifs à certains quartiers de villes belges jamais ou partiellement réalisés. On y présenta entre autres Manhattan on the Left Bank, sous la forme d'une maquette stylisée à l'échelle 1:1000, d'une grande rigueur quant aux proportions, mais que l'absence de plusieurs détails rendait assez grossière.
On pouvait lire dans le catalogue: ‘La ville-tour sur la rive gauche, impressionnante quoique dénuée de valeur artistique, ne fut jamais achevée, et les bombardements de la Deuxième Guerre mondiale la détruisirent. Cela n'affligea guère la population anversoise, car personne ne voulait habiter dans cette ville. Le bailleur de fonds du projet était un spéculateur américain d'origine flamande, dont on prétend qu'il aurait été à l'origine du krach de 1929.’
On ignore d'où les organisateurs de cette exposition tiraient leurs informations. Martha Vanderelst, en tout cas, n'en a pas la moindre idée. ‘On ne m'a jamais rien demandé’, déclare-t-elle.
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‘Cela vous agace-t-il, lui demandé-je, que l'on continue à tenir votre grand-père pour le responsable du krach? Alors que cela ne pouvait manifestement pas être le fait d'un individu isolé?’
Martha Vanderelst balaie la question d'un geste du bras. ‘De vieilles histoires, répond-elle. Je ne veux plus y penser.
- Mais eux si, dis-je.
- Qui ça?
- Les organisateurs de l'exposition, madame.’
Martha Vanderelst répète son geste, plus vivement cette fois. ‘Ces soi-disant personnalités artistiques, je connais ça. Ils se croient intelligents, hein? Mais je connais des colombophiles et des éboueurs qui pourraient leur en remontrer. Laissez-les radoter.’
Elle se lève et s'éclipse un moment. J'entends qu'on farfouille dans les armoires d'une autre pièce. Elle revient avec une vieille boîte à chaussures de grandes dimensions. ‘J'avais oublié ceci, dit-elle. C'était à mon père. Ça vous intéressera peut-être.’
J'ouvre la boîte, qui s'avère un véritable coffre au trésor: une petite centaine de photos, tirées en grand format, de cette ville que certains affirment n'avoir jamais existé. Des vues splendides sur les tours depuis la rive droite, prises d'un avion ou en contre-plongée sur les rues et les avenues, ou carrément des fenêtres mêmes des tours. Et, cerise sur le gâteau, une photo de nuit du logo de Spunky.
‘Alors? demande Martha Vanderelst. C'est elle, la ville de mon grand-père?’
Il me faut inspirer profondément. ‘Mais madame... De quoi d'autre pourrait-il s'agir? Pourquoi ne les avez-vous jamais montrées auparavant?
- Bah! Pour tout vous dire, je croyais que c'étaient des photos d'une ville américaine. Comment aurais-je pu savoir à quoi tout cela ressemblait?’
Extraits de ‘Manhattan on the Left Bank’, in Alfa Amerika, Nieuw Amsterdam, Amsterdam, 2005, pp. 88-92 et 115-119.
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