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Mettons un subjonctif et passons à table: Marguerite Yourcenar vingt ans après sa mort
En avril 2007, dans un café à Québec, je discutais avec Yvon Bernier. Dehors, une tempête de neige faisait rage, la pire que j'aie connue à ce jour. Des aiguilles de glace perforaient les visages. Dans les rues, les passants étaient balayés par le vent. Une heure durant, nous avons pu parler de Marguerite Yourcenar, décédée le 17 décembre 1987: ‘la grande ourse’ à laquelle ce Québécois, ancien professeur de littérature française, s'était toujours adressé en usant de l'appellatif ‘Madame’. Après la mort de Jeanne Carayon, l'éditeur de Yourcenar chez Gallimard, Bernier était devenu son dernier confident. Il a suivi de près la genèse de son dernier livre Quoi? L'éternité. Après la mort de l'auteur, il a édité le manuscrit. Il existait deux brouillons du dernier chapitre. Le choix de Bernier fut dicté par la dernière phrase de l'une des deux versions: ‘Le télégramme qu'il avait expédié la veille n'arriva qu'après lui.’ D'une certaine manière, son livre aussi n'est arrivé qu'après sa mort, prétend-il.
Pendant que Bernier préparait le repas, Yourcenar relisait ce qu'elle avait écrit. De temps à autre, elle demandait si, à tel ou tel endroit, il fallait mettre un indicatif ou un subjonctif, terminant toujours par ce mélange typique d'emphase et de simplicité: ‘Mettons un subjonctif et passons à table’. Tout aussi consciente de la place qu'elle occupait dans la littérature qu'encline à la relativiser, elle avait également coutume de poser la question rhétorique à Bernier: ‘Que gardons-nous de ma vie pendant ces trois derniers mois?’
Pendant qu'elle travaillait à son livre, elle lisait les mémoires de Casanova, ce qui l'amena à déclarer un jour: ‘Casanova aurait été un romancier extraordinaire s'il n'en était pas un.’ Soudain, dans ce café québécois, cela me fit penser à Goethe qui lui aussi avait eu son Eckermann - une oreille complaisante qui fixe tout pour la galerie, pour l'histoire.
Yvon Bernier a la clé de Petite Plaisance, la maison de Yourcenar sur Mount Desert Island dans le Maine. Petite Plaisance se trouve à 450 kilomètres de Québec. Cinq heures de trajet en voiture. La route est belle, surtout en automne, dit Bernier. Il était toujours disposé, dit-il, à m'y conduire. Il a été convenu qu'il peut y aller ‘As long as I want, as often I want’. En principe, il y est pendant l'été: entre le 15 juin et le 15 août, on peut visiter la maison sur
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simple rendez-vous. Dans le cimetière de Somesville, on aperçoit sur la pelouse deux dalles: sur la première figurent le nom de Grace Frick et les mots hospes comesque (hôte et compagne) - un fragment du poème d'Hadrien parlant de sa petite âme, ‘hôte et compagne’ du corps. Sur la seconde sont gravés le nom de Yourcenar, deux dates et une citation de Zénon, le héros de L'OEuvre au noir: ‘Plaise à Celui qui Est peut-être de dilater le coeur humain à la mesure de toute la vie.’
Cette citation nécessite un contexte. Au début du livre, Zénon, en route pour l'Espagne, rencontre le jeune aventurier Henri-Maximilien, désireux de tenter sa chance en Italie.
S'engage entre les deux une conversation: ‘Qui serait assez insensé pour mourir sans avoir fait au moins le tour de sa prison? Vous le voyez, frère Henri, je suis vraiment un pèlerin. La route est longue, mais je suis jeune.
- Le monde est grand, dit Henri-Maximilien.
- Le monde est grand, dit gravement Zénon. Plaise à Celui qui Est peut-être de dilater le coeur humain à la mesure de toute la vie.’
Une telle épitaphe entraîne sans doute l'adhésion de beaucoup: le souhait, l'incertitude sur Son existence, l'ouverture et l'extension du moi.
L'écrivain Yourcenar voulait montrer ‘la mesure de toute la vie’ en s'ouvrant aux personnages qui sommeillaient et vivaient en elle. Elle les faisait surgir devant sa rétine, les faisait parler et agir, leur conférait vie, consistance et considération.
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Autobiographie sans ‘moi’
Vingt ans après la mort de Yourcenar, nous disposons d'au moins trois biographies qui se chamaillent, d'un centre de documentation (CIDMY) basé à Bruxelles qui archive tout ce qui, dans le monde entier, se dit et s'écrit sur Yourcenar, d'un petit musée communal à Saint-Jans-Cappel en Flandre française, d'une pléiade d'universitaires et de cénacles de toute sorte qui se penchent sur la vie et l'oeuvre. Mais qu'est-ce qui reste de l'oeuvre même de Marguerite Yourcenar, alias de Cleenewerck de Crayencour? Dans ce qui suit, je voudrais m'exprimer essentiellement sur la trilogie Le Labyrinthe du monde (Souvenirs pieux, Archives du Nord et Quoi? L'éternité).
‘Si le temps et l'énergie m'en sont donnés, peut-être continuerai-je jusqu'en 1914, jusqu'en 1939, jusqu'au moment où la plume me tombera des mains. On verra bien’. Ces phrases extraites d'Archives du Nord annoncent Quoi? L'éternité, la dernière partie, posthume, de la trilogie où Marguerite Yourcenar esquisse une chronique familiale insolite avec à l'arrière-plan le maelström que sont le temps ou l'histoire. Dès l'âge de vingt ans, elle ruminait le projet d'écrire un vaste roman historique englobant toute l'histoire de sa famille. Ce projet ne prit sa forme définitive que lorsque, accompagnée de Zénon, l'alchimiste de L'OEuvre au noir (1968), Yourcenar était retournée en Flandre.
Le premier volet de la trilogie, Souvenirs pieux (1973), s'ouvrait sur le récit de sa naissance, avenue Louise à Bruxelles, et, partant de là, retraçait l'histoire de sa famille maternelle: ‘L'être que j'appelle moi vint au monde un certain lundi 8 juin 1903, vers les 8 heures du matin, à Bruxelles, et naissait d'un Français appartenant à une vieille famille du Nord, et d'une Belge dont les ascendants avaient été durant quelques siècles établis à Liège, puis s'étaient fixés dans le Hainaut.’
Archives du Nord (1977), la quête de la gens de Michel, parcourait le trajet inverse: situant le début de son récit dans la nuit des temps, Yourcenar fait surgir, en quelque sorte sub specie aeternitatis, le paysage sur fond duquel se déroulera son histoire. La vaste fresque géographique et historique se rétrécit peu à peu, le profil se précise; le réseau d'un clan va couvrir un
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Marguerite de Cleenewerck de Crayencour.
territoire situé entre Bailleul et Cassel, Ypres et Béthune. Dans ce deuxième tome de la trilogie, l'attention se porte essentiellement sur son grand-père, Michel-Charles, enchaîné à la douairière massive Noémi, et sur son père atypique, Michel. Le livre se termine sur une terrasse au mont Noir où échoue Marguerite, âgée de six semaines. Nous sommes en juillet 1903. Sa mère était décédée quelques jours après l'accouchement. Souvenirs pieux avait d'ailleurs pris fin sur la même terrasse: Fernande, enceinte, s'y reposait dans un fauteuil: ‘Mon visage commence à se dessiner sur l'écran du temps’, était la dernière phrase du livre.
Après avoir raconté l'histoire de sa mère et de son père, Yourcenar était arrivée à un point crucial: si elle voulait continuer, il lui faudrait forcément parier d'elle-même, de ses années d'enfance, de sa jeunesse. Mais le moi en tant que moi ne l'a jamais intéressée. Déjà dans Archives du Nord, eile avait prévenu le lecteur: ‘Les incidents de cette vie (sa propre vie, note de l'auteur) m'intéressent surtout en tant que voies d'accès par lesquelles certaines expériences l'ont atteinte. C'est pour cette raison, et pour cette raison seulement, que je les consignerai peut-être un jour, si le loisir m'en est donné et si l'envie m'en vient.’
Lorsqu'en octobre 1988 parut Quoi? L'éternité, environ un an après la mort de Yourcenar, le 17 décembre 1987, l'ouvrage était inachevé comme il sied à un labyrinthe. C'est ce qui explique les quelques incorrections et répétitions que l'on y rencontre. À en croire Bernier, il manquait encore une cinquantaine de pages. Toujours est-il que l'auteur estimait que la rédaction du livre était suffisamment avancée pour le faire paraître tel quel. À la limite, on pourra lire Quoi? L'éternité comme un ouvrage autonome mais ce dernier gagne évidemment en profondeur par les multiples liens qui le rattachent aux deux premiers tomes de la trilogie. Toutefois, ceux qui espèrent y découvrir la véritable personnalité de Marguerite de Cleenewerck de Crayencour en seront pour leurs frais. L'ouvrage n'est pas une autobiographie au sens courant du terme. Bien sûr, il arrive à l'auteur de raconter certaines anecdotes, de dévoiler quelques secrets. De son côté, le lecteur peut suivre les diverses initiations de l'enfant. Mais, à tout prendre, ce ne sont là que des à-côtés. Yourcenar se considère elle-même comme
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un point de vue, pas plus. Et les projecteurs sont tellement braqués sur tout ce qui l'environne que ledit point de vue reste dans l'ombre.
De quoi est fait cet environnement? Marguerite est élevée au château du mont Noir. Elle passe des vacances à la côte belge et à Scheveningen, en compagnie de son père Michel, de Jeanne, l'amie de sa mère décédée, d'Egon, le mari de Jeanne, et de leurs enfants. Après la vente du château en 1912 commence une vie errante qui se déroule essentiellement entre Paris et le Midi. Lorsque la guerre éclate, la famille Crayencour quitte Ostende pour se réfugier à Londres. En septembre 1915, Marguerite rentre avec Michel à Paris où elle restera jusqu'à la fin de la guerre. Le récit, qui se déroule de façon moins linéaire qu'on ne le suggère ici - mais qui au contraire s'étend, noue des liens avec ce qui se passera ultérieurement, et puis revient en arrière - s'arrête vers 1918-1919. Yourcenar avait l'intention d'évoquer dans un dernier chapitre la mort de Jeanne et de Michel (ce dernier étant décédé à Lausanne en 1929). Au passage, elle réglerait ses comptes avec quelques-uns de ses ouvrages de jeunesse. Le livre s'achèverait sur un aperçu panoramique des années 1929-1939, période au cours de laquelle l'écrivain voyagea surtout en Italie et en Grèce. Elle voulait poursuivre jusqu'à son départ d'Europe pour les États-Unis en octobre 1939. La déclaration de guerre mettrait un terme au vaste chantier baptisé Le Labyrinthe du monde.
Il en a donc été autrement. Jamais nous ne lirons le récit de la mort de Jeanne et de Michel. Mémoires d'Hadrien (1951), L'OEuvre au noir (1968) et la nouvelle Un homme obscur (1982) se terminent par la narration de la mort, attendue ou librement choisie, du protagoniste. Yourcenar a toujours regardé la mort en face, les yeux ouverts, faisant depuis cette rive-ci tout ce qui est humainement possible pour traduire en mots la vie qui s'écoule. Elle se serait peut-être surpassée dans la description des derniers moments de la vie de ces deux êtres d'exception. Peut-être aurait-on su alors qui est le véritable protagoniste de la trilogie. Mais il est tout aussi possible que rien n'eût été clarifié. Disons-le en passant. La littérature comprend aussi les livres qui n'ont pas été écrits mais qui contenaient en germe tout ce qu'il fallait pour être écrits.
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‘L'essentiel, ce n'est pas l'écriture, c'est la vision’
Yourcenar était la première à admettre que tout texte portant sur le passé est partiellement faux, toujours incomplet et toujours arrangé. Toute reconstruction du passé est inévitablement une construction. Dans le meilleur des cas (Michel étant le principal informateur dans l'ensemble de la trilogie), elle disposait de détails, d'anecdotes le plus souvent racontés en passant et sans indication chronologique. Tout autour, d'énormes taches blanches. Elle devait donc elle-même repriser la tapisserie, rassembler et recoller les morceaux. Lors d'un tel montage, il s'agissait, selon Yourcenar, de presser les rares données disponibles jusqu'à la dernière goutte tout en prenant soin de ne rien ajouter à ce qui était déjà implicitement présent dans l'étoffe du personnage. Au cours de ce processus, la distance dans le temps et dans l'espace ne joue aucun rôle. L'auteur ne faisait aucune distinction entre la reconstruction d'une journée vécue par Hadrien en Palestine et une journée quelconque passée par un ou une Crayencour. Les détails, les paroles, les anecdotes étaient, autant que possible, authentiques, le montage ne l'était pas. Elle ne pouvait que replacer en toute honnêteté l'existence de quelqu'un dans son ‘champ magnétique’.
Le montage même se fait à l'aide d'une imagination contrôlée qui exige une longue ascèse: la concentration sur le sujet fait que celui-ci se rapproche. Les souvenirs personnels sont méthodiquement exhumés. Dans ses entretiens avec Matthieu Galey (Les Yeux ouverts),
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Yourcenar précise: ‘(...) l'attention qui fait le vide en soi pour considérer seulement l'objet, ou le souvenir qui vous importe. Tout ce qui a été est fixé dans notre substance nerveuse, et peut revenir au jour: il suffit de laisser remonter les souvenirs’. Ce rappel des souvenirs peut s'accompagner d'hésitations et n'exclut pas certaines erreurs. C'est ainsi que, dans la trilogie, Yourcenar raconte deux fois la même anecdote: les dauphins que, dans Quoi? L'éternité, elle aperçoit pendant la traversée Ostende-Douvres lors de l'exode en 1914, étaient, dans Archives du Nord, des marsouins lorsqu'elle rentra en France en septembre 1914. En réalité, le retour eut lieu en septembre 1915, un fait qui semble donc corrigé dans Quoi? L'éternité. Le souvenir de jeunesse s'est-il ravivé, précisé dans ce dernier ouvrage? Une patiente méditation, la fixation et la cristallisation du souvenir recherché donnent en tout cas à Quoi? L'éternité cette puissance évocatrice: le passé est conjuré et ramené à la vie, d'abord dans des images (pour l'auteur), ensuite dans des mots, à l'intention du lecteur. L'auteur devait d'ailleurs avouer à Matthieu Galey: ‘(...) l'essentiel, ce n'est pas l'écriture, c'est la vision. J'ai toujours écrit mes livres en pensée avant de les transcrire sur le papier (...)’. Ce fut incontestablement le cas pour la nouvelle Un homme obscur datant de 1982. Dans la postface, Yourcenar raconte comment elle se trouvait, en 1957, dans une petite chambre d'hôtel plutôt minable quelque part dans le Maine: ‘Le froid et des névralgies m'empêchèrent de dormir,
mais, durant deux heures, l'extraordinaire se produisit: je vis passer sous mes paupières, subitement sortis de rien, rapides toutefois et pressés, comme les images d'un film, les épisodes de la vie de Nathanaël, à qui, depuis vingt ans, je ne pensais même plus’. Le personnage déjà vaguement présent dans l'imagination de Yourcenar lorsqu'elle avait vingt ans et qu'elle avait déjà décrit en 1935 (D'après Rembrandt) réapparaît donc devant elle et cette fois définitivement en 1957. Mais la nouvelle n'est rédigée qu'entre 1979 et 1981! Ainsi, de la même manière, l'auteur a porté en elle un Hadrien et un Michel sommeillants jusqu'à ce qu'ils aient refait surface, suffisamment mûris pour être décrits.
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Vérité et fiction
Dans la Pléiade, Gallimard range la trilogie sous la dénomination Essais et Mémoires. Il faut bien choisir une appellation mais, en réalité, il n'existe pas de nom pour la forme littéraire unique trouvée ici par Yourcenar: une forme où fusionnent chronique familiale, roman et essai, sans que l'un écrase l'autre.
Dans le Carnet de notes qui accompagne Mémoires d'Hadrien, l'écrivain observe: ‘Le roman dévore aujourd'hui toutes les formes; on est à peu près forcé de passer par lui. Cette étude sur la destinée d'un homme qui s'est nommé Hadrien eût été une tragédie au XVIIe siècle; c'eût été un essai à l'époque de la Renaissance’. Elle finit par opter - comme elle devait le confier à Matthieu Galey - pour ‘la parole organisée, presque impersonnelle’, ‘cet instrument de lucidité pour le monde gréco-latin, dont il (Hadrien, note de l'auteur) est le représentant parfait’.
Un personnage rend compte de ses tentatives d'ordonner et de maîtriser le chaos de la vie.
Mais au travers du personnage, on a l'impression d'entendre Rome, le génie remain au faîte de son rayonnement, déjà menacé de disparition mais toujours plein d'espoir; fortement hellénisé, mais fidèle à sa mission historique: l'ordonnance du monde. J'ai toujours eu le sentiment que la lecture de ce livre permet de comprendre Rome (tout comme on peut lire L'OEuvre au noir pour comprendre la Renaissance). C'est la raison pour laquelle Mémoires d'Hadrien (1951) reste un livre brillant bien qu'il soit un roman raté. Le montage est trop soigné, la reconstruction d'une vie, en dépit d'une grande faculté d'empathie, trop consciente, la Hineininterpretierung trop visible.
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La Villa Lumen à Westende, août 1910.
En revanche, le dosage a été une réussite dans la trilogie. Voilà pourquoi cette dernière est devenue sa meilleure oeuvre. Ce qui, a fortiori, peut être dit aussi de la dernière partie. Quoi? L'éternité, que Yourcenar présente modestement comme ‘un livre fait de souvenirs’, est à la fois une étude préliminaire de ce qui pourrait devenir un roman et un vrai roman parce que Wahrheit et Dichtung (vérité et fiction) s'y fondent en une vérité romanesque qui force l'adhésion. Ce que disait Yourcenar elle-même sur la mémoire (non une collection de documents archivés mais une instance vivante et continuellement changeante) vaut également pour sa capacité, clairement manifestée ici, à créer des oeuvres romanesques: cette dernière aussi rassemble du bois mort pour en faire jaillir des flammes.
Quoi? L'éternité constitue la partie la plus hybride de la trilogie et sans conteste la plus pure: peut-être parce qu'elle semble écrite un peu à la va comme je te pousse, Yourcenar, consciente de la fin imminente, ne se souciant plus de tenir la haute main sur la matière à traiter. Elle a tiré sa révérence avec une grande simplicité romanesque. Son écriture s'est davantage centrée sur l'essentiel, l'accidentel a disparu. L'écrivain est devenu un passage: ‘Toute l'humanité et toute la vie passent en nous’ (Les Yeux ouverts). Ainsi, son aversion pour l'exhibition du moi est devenue manifeste. Le moi, si tant est qu'il existe, est insignifiant. Il n'est important que dans la mesure où il participe au flux vivant de ce qui est pensé et ressenti. Tout vient de très loin et, après être passé à travers nous, va beaucoup plus loin. Tout nous dépasse, nous contraint à rester humbles et à tenir en éveil notre capacité d'étonnement.
Les trois principaux personnages de l'oeuvre de Yourcenar (le personnage historique Hadrien, le héros fictif Zénon et Michel, son propre père) sont autant de voies nous permettant de pénétrer au coeur de la réalité. À travers eux, l'auteur vit des vies parallèles. Ce qui explique qu'ils ne soient pas des créations dont, une fois l'ouvrage terminé, on se débarrasse, comme on enlève une veste. Ils suivent leur créateur, sont présents dans sa vie, le ‘visitent’. Ils se croisent aussi, mystérieusement.
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‘Hortus conclusus’
Le 17 décembre 2007, vingt ans jour pour jour après le décès de Yourcenar, survenu à l'hôpital de Bar Harbor (dans le Maine), je me suis rendu une fois encore au mont Noir, histoire de me consoler de mon absence ce jour-là à Petite Plaisance. Il y a longtemps, au cours du miocène (entre vingt-cinq et sept millions d'années avant notre ère), cette colline était un banc de sable bordant la mer du cap Gris-Nez jusqu'à Lummen dans le Limbourg belge. S'étant durci au fil du temps, ce dernier s'est rehaussé et a fini par émerger.
Le versant belge du monticule est un espace bourré d'habitations, défiguré par la fureur immobilière et où s'alignent adossés les uns aux autres, magasins, bistrots et restaurants.
Une fois franchie la crête et arrivé en France, on respire à nouveau. Le parc de la villa départementale Marguerite Yourcenar est désert. La villa datant des années 1920 continue d'exister comme résidence d'écrivains européens. Lorsque je demande à Achmy Halley, l'actuel directeur de la Villa, quel ouvrage de Yourcenar il emporterait sur une île inhabitée, il répond: ‘L'OEuvre au noir. Le livre parut en 1968, ce qui n'est pas un hasard. Zénon est en quête de connaissance et de liberté dans une Europe ravagée par des guerres de religion, en proie au capitalisme naissant. Il est le disciple de la vie qui cherche à se libérer des chaînes et de l'obscurantisme. Le livre demeure actuel malgré lui.’
Je promène mon regard sur la plaine. Voilà donc l'endroit où l'enfant Marguerite Yourcenar entra pour la première fois en contact avec les choses, l'herbe, les odeurs, les arbres, les animaux, les gens et les ciels. Édifié au XIXe siècle, le château, dont une tour abritait la chambre de Marguerite, fut rasé au cours de la Première Guerre mondiale. Les arbres du parc n'ont pas encore quatre-vingt-dix ans. Le temps inexorable - ‘ce grand sculpteur’ - a fait son oeuvre. En 1912, Michel avait déjà vendu le château. Son dernier achat fut une villa construite en bord de mer à Westende en Flandre belge. Villa Lumen servira trois années d'affilée de résidence d'été au père et à la fille. C'est à Westende, en août 1914, qu'une fillette de onze ans a vécu les débuts de la Première Guerre mondiale. La villa fut détruite au cours de la guerre.
La célèbre académicienne n'est retournée au mont Noir qu'en 1980: une bohémienne aux contours assez flous, enveloppée de châles flottant au vent, posant devant l'objectif comme une espèce de bonze, adressant à tous un sourire affable. Ces dernières années et ces ultimes voyages furent dominés par la passion que lui inspirait Jerry Wilson, photographe américain, homosexuel, faisant office de factotum et qui à la fois la protégeait et la terrorisait, jusqu'à ce qu'il mourût du sida. Vers la fin de sa vie, Yourcenar brûla beaucoup de documents et fit mettre de nombreuses lettres et annotations sous scellés pour une période de cinquante ans. Bien des choses ne nous seront jamais révélées. Mais l'essentiel a été mis par écrit.
Il ne me reste plus qu'à faire une fois encore le tour du parc, le hortus conclusus dont l'écrivain a ouvert tout grand les portes. ‘Et c'est aussi loin qu'on peut aller dans la fin de Marguerite de Cleenewerck de Crayencour.’
Luc Devoldere
Rédacteur en chef.
Traduit du néerlandais par Urbain Dewaele.
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