Septentrion. Jaargang 35
(2006)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermdSagesse de Narcisse:
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A l'inverse de la plupart des journaux intimes, dont ceux cités ci-avant, le texte ne comporte pas d'entrées quotidiennes; le narrateur se contente de sérier ses impressions en fonction de l'évocation d'un mois et du rythme des saisons; l'interpénétration du sentiment de la nature comme éden et ultime refuge et de la spéculation intellectuelle sert de fil conducteur où viennent se greffer souvenirs, humeurs, commentaires de lecture, notes biographiques et fragments épistolaires. La forme décousue de l'écriture diaristique s'en trouve respectée, de même que certains thèmes propres aux journaux intimes: ainsi le narrateur confie-t-il vouloir ‘restaurer en phrases fignolées et maîtrisées un monde morcelé en voie de disparition ou déjà disparu’ (p. 50). L'auteur tente ainsi de reconstituer son moi menacé par la fuite du temps et la détérioration de son cadre de vie. Il s'insurge fréquemment contre la dépréciation du langage malmené par l'usage inconsidéré qu'en font les médias. A cet égard, la métaphore de l'‘Alphabet calciné’, empruntée à un poème d'Octavio Paz, revêt un double sens: le titre retenu pour l'ouvrage renvoie à la fois à la culture plus authentique du passé disparu et au massacre de la langue par les communicateurs de la société de consommation. D'où l'attachement de l'auteur à la variété du style et notamment au foisonnement de la description, au travers de la peinture des infinies nuances de la nature encore intacte, représentée par un jardin sauvage: saluons ici le travail du traducteur Charles Franken, qui a su rendre limpide la richesse
Paul de Wispelaere (o1928) (Photo D. Samyn).
du discours de cet écrivain collectionneur de vocables raffinés. Le culte exacerbé du moi que professe De Wispelaere paraît être, avec la fragmentation de l'exposé, l'élément le plus susceptible d'éveiller l'intérêt du lecteur ‘postmoderne’. Cependant, c'est aussi l'ancrage dans la tradition littéraire flamande qui confère une légitimité à ces confessions et atténue les critiques que pourrait susciter le discours volontiers égocentrique de leur auteur. Ainsi, la distance qu'autorise la situation de l'écrivain, vivant retiré dans une sorte de ‘réserve’ (p. 23) pour mieux se ressourcer au contact de la vie campagnarde, évoque-t-elle le motif de la réserve comme refuge de l'intellectuel dans l'oeuvre de Louis-Paul Boon (1912-1979), un des modèles de De Wispelaere, alors que cette même notion est également présente chez Ward Ruyslinck (o1929), où elle reçoit la connotation plus négative de territoire réservé par une société déshumanisée aux | |
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idéalistes et aux intellectuels (dans le roman Het reservaat, 1964). Dans L'Alphabet calciné, c'est de cette position excentrée ‘entre jardin et monde’ que l'auteur pourra diriger un regard critique sur le monde contemporain, dénonçant l'opportunisme des décideurs jusqu'à la diatribe contre la société du profit et de la rentabilité, dans un style rappelant Boon ou Hugo Raes (o1929) (p. 167). L'exil champêtre de De Wispelaere participe avant tout de la nostalgie du paradis perdu de l'enfance et d'un attachement régénérateur au terroir que n'auraient point renié les représentants les plus remarquables du régionalisme et du vitalisme dans le roman flamand: on songe parfois à Stijn Streuvels (1871-1969) ou à Gerard Walschap (1898-1989), d'autant que, comme c'est le cas chez ce dernier écrivain, la femme joue un rôle salutaire dans l'accession du moi à la sérénité. De Wispelaere campe plusieurs types féminins dans son livre, allant de la jeune fille idéalisée qu'il identifie, tel Maurice Barrès, au mythe de Bérénice, l'amoureuse désintéressée, à la compagne sensuelle, complice de ses jeux érotiques, une des manifestations de son élan vital. A ce propos intervient à plusieurs reprises un motif caractéristique de l'ambiguïté de la confession égotiste: le narrateur relate d'abord les réactions du couple à la vision d'un film extrait de la suite du Décalogue du réalisateur polonais Kieslowski, Tu ne seras pas luxurieux. Il s'agit de l'histoire d'un jeune voyeur pris à son piège par sa victime. Plus loin, on découvre le narrateur lui-même, épiant sa jeune femme sous les frondaisons de son jardin. Ce motif suscite un jeu de miroirs qui démasque à la fois le lecteur pénétrant dans l'intimité du diariste et l'auteur du journal, exhibant ses fantasmes non sans une dose d'autodérision. Outre les qualités de style et la diversité des observations, L'Alphabet calciné séduira en effet par l'ironie et l'humour qui élèvent ce texte à une dimension plus universelle que ne le laisserait envisager la subjectivité de maint passage: plus qu'à l'hypertrophie du moi, c'est à l'art réitératif de l'autoportrait, dépeignant des phases de la vie, que l'on pourra favorablement associer les différentes étapes de la carrière littéraire de Paul de Wispelaere, dont ce livre constitue le fleuron. Dorian Cumps paul de wispelaere, L'Alphabet calciné (titre original: Het verkoolde alfabet), traduit du néerlandais par Charles Franken, Le Castor astral, Bordeaux, 2006, 329 p. (ISBN 2 85920 645 0). |
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