connu: ce qui caractérise les choses, ce qu'elles sont censées être. Ce que le monde offre à connaître s'avère, d'une manière ou d'une autre, hors de propos, les choses ne sont pas comme on les voit. On voit souvent l'impossible, ce dont on sait que cela ne peut se réaliser: des formes qui s'interpénètrent, des formes informes. L'avantage du dessin, c'est qu'il oblige la pensée à s'interrompre. Quiconque dessine ce qu'il pense, dessine un autre monde, les pensées apparaissent comme des diapositives en couleurs plaquées sur les choses.
Il se montre si peu intéressé par son portrait que pas une seule fois il ne vient voir le résultat. Même lorsqu'elle lui fait faire le tour de son atelier et qu'ils frôlent quasiment le chevalet, il n'a pas le réflexe de se retourner, juste comme cela, incidemment. Ses autres peintures lui inspirent une même absence de commentaire, il se contente de hocher la tête d'un air condescendant.
Ce n'est que le dernier jour, une fois tout terminé, qu'il daigne se laisser convaincre de venir voir. Il reste debout, les mains en poches, devant le portrait, tandis qu'Esther plonge les siennes dans la cuvette. Le noir du fusain s'est incrusté sous ses ongles. La longue séance de dessin lui a endolori les poignets.
Gao Qipei était un fonctionnaire extrêmement occupé qui avait pris coutume de se retirer deux jours par mois afin de peindre. Ces jours-là, il peignait de neuf à cinq heures, de quoi il résultait une cinquantaine de dessins. Ce faisant, il tirait parti du processus naturel qui provoquait l'usure de ses ongles. Quelque part dans le coin d'une de ses estampes, on pouvait lire: ‘Je peins avec ma main. Avec tout: les ongles, la chair, la paume et le dos. Ma main commence: il n'y a encore rien. Mais si j'ai fini, il ne reste plus rien de ma main.’
- Je ne trouve pas ça terrible, déclare-t-il après un long silence.
- C'est pourtant très ressemblant, dit Esther.
- Un portrait n'a pas à être ressemblant, réplique-t-il sans merci.
- Peut-être pour un écrivain. Mais pour un dessinateur, c'est tout de même préférable.
- Le dessin, c'est encore de l'écriture, affirme-t-il.
- Non, dit Esther. C'est tout le contraire. (...)
*
(...) Toute la vie ne se condense-t-elle pas dans un seul instant? Et ne se condense-t-elle pas, pour cette raison précise, dans un néant absolu? La vie n'a plus de secrets pour moi, déclare-t-il à l'âge de soixante-trois ans. Elle en est arrivée à ne plus le voir, elle ne le connaît plus, voilà treize ans qu'elle ne l'a plus embrassé. Il s'est endormi, comme un Prince au bois dormant. Plus rien ne m'étonne, j'ai déjà tout vu et revu, je dois me forcer à me lever, la vie m'ennuie. Alors qu'elle, elle aurait voulu tout recommencer, pas pour le simple plaisir de tout recommencer, mais pour pouvoir faire des haltes dans l'accomplissement de toutes ces choses, c'est passé si vite la première fois. Papa, ne marche pas si vite, je n'arrive pas à te suivre, mes petites jambes sont trop courtes. Marche plus doucement, je n'en peux déjà plus. Ce qui rend la vie si difficile, ce n'est pas qu'elle soit difficile, mais qu'elle avance si vite.
Ou prenons une clé qui s'adapte à tous les trous de serrure.