du langage élevé, de l'utilisation périodique des thèmes sublimes et de la déflation des grands mythes - semble ainsi relier Heine à toute une postérité où figurent tant les Français Jules Laforgue ou Tristan Corbière que les poètes néerlandophones Jan Slauerhoff ou Richard Minne. Violemment chauffée à blanc chez Hugo Claus, cette rhétorique particulière de la désillusion concerne également la poésie (d'emblée si singulière, si immédiatement reconnaissable) du Flamand Luuk Gruwez (o1953).
Toutefois, dans la poésie comme dans la prose de ce dernier, la vigueur démystifiante est toujours contrebalancée par le jeu des émotions maintenues, si l'on peut dire, contre vents et marées. Que le clavier de Gruwez soit finalement aussi subtil que bien tempéré, voilà ce que prouve désormais, aux yeux et à l'oreille des lecteurs francophones, un choix de poèmes réunis dans une anthologie bilingue sous le titre Poèmes dissolus.
Les traductions de Marnix Vincent sont excellentes, attentives au rythme et à la densité d'une langue enjouée, pleine de chausse-trapes. Les titres des quatre sections du livre (qui reprennent celui d'une anthologie néerlandaise de 1990 et ceux des recueils qui ont jalonné les années 1994-2004) trahissent peut-être moins l'évolution du poète, pourtant réelle, que la permanence de la fibre ironique évoquée plus haut: Poèmes dévergondés, Sales manières, Brigands et amants, L'Idiot du village. Se détachant d'un univers décadent et ‘égocentré’ (plutôt qu'égocentrique), s'ouvrant plus généreusement au monde et aux autres, la poésie sonore de Gruwez maintient en effet, d'un bout à l'autre, ce traitement cinglant des grands thèmes et des grandes références littéraires. Particulièrement dans l'expérience amoureuse, l'idéalisation de l'objet (longuement rêvée pourtant dans les premiers recueils) est passée au crible, moquée, ironisée, pour ne pas dire bafouée. Ce n'est donc pas un hasard si le dernier recueil du poète (Allemansgek - L'Idiot du village), tout comme la présente anthologie, se termine par un cycle de cinq poèmes, lesquels prennent chacun en écharpe un sonnet de Pétrarque: les incipit de quelques poèmes de ce dernier donnent ainsi leurs titres aux pièces de Gruwez réunies dans le cycle Lore, Laura, Lorelei (traduit en français par Laure, Laura, Laurette, ce qui respecte sonorité et rythme, mais nous prive de l'importante référence romantique à la ‘Lorelei’ - si présente chez Heine
précisément! - et que Nerval avait rendue en français par ‘la Lorely’...). Gruwez y alterne les monologues déprimés d'un poète errant devant les bordels de la rue d'Aerschot, à Bruxelles, et ceux, sarcastiques, proférés par ‘l'objet de ses pensées’, une putain nommée Lore; cela se termine par une supplique, aussi grinçante qu'émue, au dieu de l'amour (‘Sire de la tendresse et du sexe hardcore’) afin qu'il prenne pitié d'un sujet ‘qui cherchait la lumière des yeux de Laura dans Laure la grue’ (Au vrai, Shakespeare ne faisait-il pas dire déjà à Mercutio: Laura to his lady was a kitchen wench (...), Dido a dowdy, Cleopatra a gipsy?). Ce ton, à la fois solennel et au ras des pâquerettes, de haute tenue rhétorique, certes, mais végétant dans les bas-fonds, n'est pas éloigner de celui de Claus; cependant, les écluses de Gruwez laissent filtrer plus de tendresse et de compassion, à travers le grincement même de son humour. D'une manière bien à lui, le poète prend en charge l'affligeante misère contemporaine, en prêtant son ‘je’ poreux, moins à des figures historiques ou mythologiques, qu'à ses contemporains les plus proches, les plus terre à terre, parfois les plus sordides (on songe ici au meurtrier en série, le pasteur Andras Pandy, qui vient y monologuer à son tour).
Les personnages ou les masques qui peuplent cette poésie, ‘dramatique’ au sens strict, sont souvent des individus malchanceux, menacés d'oubli ou mis à mal dans le jeu social: une femme aimée est atteinte du cancer; père et mère du poète décèdent coup sur coup; il y a les obèses, une nièce débile, une vieille démente, une jeune fille morte dans un accident, un