Septentrion. Jaargang 35
(2006)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
[pagina 43]
| |
Martine quitte son petit mondeSi les petits Français sont sages, Martine est certainement la petite fille la plus adorable de France. Son père spirituel, le Belge Gilbert Delahaye, décrit son petit monde au fil de cent trente-cinq albums aux titres évocateurs: Martine au zoo, Martine en voyage ou Martine à la ferme. Depuis sa naissance en 1954, Martine n'a pas changé: elle est restée candide, gentille et bien coiffée. Inséparable de son petit chien, elle vit ses aventures de petite fille dans un univers aseptisé qui ne dépasse pas les limites du parc, de la plage ou de l'aire de jeux. Pour ce qui est de la candeur, de la coiffure et de la sagesse, Martine est une petite soeur d'Amélie Poulain, la serveuse qui fait le bien autour d'elle et qui finit par trouver l'âme soeur. Le délicieux film de Jean-Pierre Jeunet a d'ailleurs rencontré un succès sans précédent, aussi bien en France qu'à l'étranger. A croire qu'il existe un intérêt réel pour la sorte de petite vie tranquille que mène la jeune Amélie dans le quartier de Montmartre. Le monde d'Amélie et de Martine a aussi été le mien au cours des quatre années que je viens de passer à Paris. Un monde de parcs ensoleillés et de bibliothèques pluriséculaires... Un monde où rien n'est plus grave que le bouchon du vendredi soir qui bloque les Français en route vers leur pavillon de banlieue... Un monde où on connaît encore la taille de ses gants et de son chapeau... Les enfants y sont toujours propres - même après avoir joué toute la journée. On pense que cela tient du miracle jusqu'au moment où on voit un gosse de cinq ans se faire gifler par sa mère parce qu'il s'est assis sur une balançoire maculée de quelques grains de sable. Notre fille revenait de la crèche plus propre et avec des nattes mieux tirées qu'en quittant la maison! Dans ce petit monde, le pédiatre ne voulait savoir qu'une seule chose à son sujet: ni si elle marchait, ni si elle mangeait, ni si elle parlait, ni si elle dormait bien, non, mais si elle commençait déjà à se moucher toute seule comme une grande! Car s'il y a quelque chose que les Parisiens détestent réellement, c'est bien les morveux. Même si, à Paris, les nez des enfants coulent plus qu'ailleurs en raison de la pollution, vous n'y voyez jamais la moindre chandelle. Quand par malheur je sortais sans mouchoir, il se trouvait toujours un monsieur ou une dame pour m'en tendre un le plus rapidement possible. Hormis le fait qu'elle a le nez qui coule, notre petite fille est heureusement très calme et très gentille. Heureusement, car à Paris, les enfants sont rapidement qualifiés de sauvages - et c'est la pire insulte aux oreilles françaises. | |
[pagina 44]
| |
Martine au parcLes petits Français sont peut-être propres, ils ne sont pas toujours en bonne santé. La crèche, par exemple, distribue à Noël de grands sachets de bonbons, même aux enfants de moins d'un an. Et vers seize heures, seize heures trente, ils reçoivent chaque jour leur goûter, composé de préférence d'un yaourt sucré aux fruits, d'un chocolat ou d'un sachet de chips. Il est impossible de déroger à cette sacro-sainte tradition - sans compter qu'il faut absolument rentrer, même si on est au coeur d'un jeu passionnant: car ici, il n'est pas question de se promener dehors une tartine ou une pomme à la main! Le manque de liberté que cette habitude entraîne est le revers de la médaille, dans la petite vie de Martine: même les enfants sont priés de surveiller leur langage et de manger un repas trois services, et ils reçoivent une petite tape si on les surprend les coudes sur la table. Bref, il semble que la vie n'ait pas beaucoup changé depuis la naissance de Martine. Prenez le jardin du Luxembourg, dont nous empruntions régulièrement les allées ratissées de frais avec notre fille. C'est encore exactement le même parc que celui où Martine allait jouer avec ses amies: les voiliers dans le grand bassin, le petit tour en poney et le théâtre de marionnettes avec le même Petit Chaperon rouge ou un conte de la même eau à l'affiche quotidienne depuis cinquante ans. Le même soleil radieux, la même atmosphère idyllique, la même propreté étincelante. Mais si dans Martine au parc quelqu'un crie joyeusement depuis la carriole tirée par le poney: ‘Venez vite, il y a de la place pour tout le monde’, quand on arrive au Luxembourg, on se surprend à se demander si, justement, chacun trouvera sa place. Les seules personnes de couleur, ou presque, qu'on y croise sont les nounous qui s'occupent des enfants des autres de huit à vingt heures, après quoi elles ont encore une heure de métro avant de retrouver leurs propres enfants - à condition que ceux-ci ne soient pas restés dans leur pays d'origine. En 1847, Balzac écrivait déjà dans Le Cousin Pons: ‘Partout, en toute chose, éclate à Paris l'inégalité des conditions, dans ce pays ivre d'égalité.’ Presque cent soixante ans plus tard, cela n'a pas changé. Paris est la ville des extrêmes: tandis que des couples blasés remontent l'avenue Montaigne dans leur Bentley pour faire leurs courses chez Dior ou Chanel, d'autres, moins fortunés, se pressent quelques kilomètres plus loin aux Restos du Coeur. Le tableau est évidemment le même dans toutes les villes ouest-européennes: partout, les élites blanches vivent en cercle fermé. Le quartier des canaux, à Amsterdam, et les pans de Bruxelles réservés aux diplomates sont des enclaves blanches dans un monde multiculturel. Mais j'ai l'impression qu'à Paris, les différents mondes sont encore plus séparés qu'ailleurs. Un jour d'automne, nous flânions dans le jardin du Palais royal. Il était midi, les cuisiniers du très chic restaurant sous les arcades venaient de déjeuner et, en attendant le rush, fumaient une petite cigarette, assis sur les chaises vertes du parc. Ils profitaient de la lumière dorée qui fait la beauté de Paris en septembre. Dix mètres plus loin, des nounous africaines s'étaient assises en cercle avec les bambins dont elles avaient la charge. Les tabliers des cuisiniers et les visages des enfants faisaient des taches de blanc qui tranchaient avec la couleur sombre de la peau de ces femmes - à croire que Daniel Buren avait déposé là une autre de ses colonnades blanches et noires comme celles qui décorent l'autre versant du parc. | |
[pagina 45]
| |
(Photo P. van den Blink).
J'admets que Paris regorge aussi d'endroits, serrés contre le périphérique, où se mêlent les couleurs. Là, il nous est arrivé d'avoir une illusion de multiculturalisme, lorsque nous mangions dans des restaurants africains ou que nous nous promenions au parc de la Villette, par exemple, où des hommes et des femmes de toutes les nationalités pique-niquent dans un fraternel coude à coude. Dans le beau hammam de Paris des nudités blanches et noires transpirent fesse à fesse tout aussi fraternellement. La Comédie-Française elle-même y met du sien: en 2003, elle programmait pour la première fois une pièce d'un auteur noir, en l'occurrence Marie Ndiaye. Quant au théâtre de l'Odéon, installé provisoirement à Bobigny, il a programmé, en 2002, The Children of Herakles, une pièce de Peter Sellars sur les demandeurs d'asile de tous les temps, en la faisant précéder de l'interview d'une réfugiée politique. Il est tentant de citer les endroits sympathiques que nous avons découverts ou de parler des belles expositions que nous avons visitées. Ou de parler de la lumière du soleil qui baignait les bords de Seine lorsque je me rendais à vélo à la bibliothèque Mazarine, mon PC portable sur le porte-bagages. La variante pour grandes personnes du monde de Martine est en effet fantastique: les petits couples qui dansent le tango sur le quai Saint-Bernard le dimanche soir, les festivals de jazz et de cinéma en plein air, gratuits, où chacun vient avec son pique-nique, les promenades en patins le vendredi soir, à travers la ville illuminée... Je m'étais installée à Paris dans la même disposition d'esprit que monsieur Spitzweg dans le roman de Philip Delerm Il avait plu tout le dimanche: ‘Parce que c'est là que ça se passe et puis voilà’. Et si j'en suis repartie déçue, ce n'est pas à cause de l'impénétrabilité des instances officielles de la ville ni du côté peu commode de la vie pratique (même pour quelque chose d'aussi simple qu'une inscription à un cours de bébés nageurs, vous avez besoin d'un dossier que vous ne pouvez boucler en moins d'un ou deux jours). Et ce n'est même pas non plus à cause du caractère contradictoire des Parisiens, sur lequel je pourrais m'étendre longuement (à Paris, j'ai appris qu'être charmant, ce n'est pas forcément être gentil, et que l'on peut être poli sans être pour autant amical: il est tout à fait possible qu'on vous ouvre la porte tout en restant froid et distant). Ce n'est pas non plus à cause de l'extraordinaire arrogance de cette ville qui se permet de fermer | |
[pagina 46]
| |
le Louvre et tous les autres musées le dimanche de Pâques alors qu'un million de touristes grouillent dans les rues. Non, ma déception vient d'ailleurs. Du point de vue culturel, le coeur de Paris est une ville blanche, réactionnaire et isolée. ‘Ça’ ne se passe plus du tout à Paris, comme monsieur Spitzweg et moi le pensions. Ça ne se passe plus dans le Montmartre d'Amélie, zone franche où l'élite peut se retrouver en toute sécurité, en surplomb de la Goutte d'or, le quartier africain voisin, et de sa rumeur. Et cela ne se passe pas non plus place Saint-Sulpice, où il est si agréable de s'asseoir à la terrasse d'un café, à l'ombre des grands platanes, pour regarder flâner les dames qui viennent de dépenser une fortune rue du Four. Quinze millions de touristes visitent Paris chaque année, mais je commence à penser qu'ils n'y viennent pas parce qu'il s'y passe quelque chose, mais bien parce qu'il ne s'y passe rien. Ils viennent par nostalgie, en souvenir du monde des années 1950 qui était celui de Martine et d'Amélie. A la Comédie-Française, c'est Racine et Molière qu'ils veulent voir, dans les librairies, ce sont les biographies de Sagan et de Simenon qu'ils achètent. Paris devient ainsi l'Eurodisney de la culture: tout y est lisse et beau comme dans les contes de fées, le seul ennui, c'est qu'il y a des queues partout et que ce n'est pas donné. | |
Martine fait ses coursesLe tout est de savoir si le caractère figé de la capitale française vient de son côté fermé, impénétrable. Valéry voyait cela sous un jour positif: ‘Les Français ont amassé toutes leurs idées dans une enceinte. Nous y vivons dans notre feu.’ De ce feu, il semble qu'il ne restera bientôt plus qu'un petit tas de cendres. Paris a la réputation d'une ville internationale (les prix et la circulation sont à l'avenant), il lui en manque l'ouverture d'esprit. Prenons quelque chose qui fait réellement la grandeur de Paris: la gastronomie. Quel plaisir, le dimanche matin, d'aller rue de Bretagne pour déguster un grand crème et un croissant au bar du coin avant de choisir avec infiniment de soin et de patience les plus beaux poissons et les fraises les plus sucrées! Les jours de fête, on fait la queue devant chez le boucher et le boulanger jusque loin dans la rue, mais personne ne se plaint - au contraire: c'est comme si c'était un honneur de pouvoir se trouver là. Peu avant Noël, on voit des familles entières plumer des faisans derrière certaines vitrines: chacun a des plumes jusqu'aux genoux. Le jour de la Saint-Sylvestre, des hommes vont et viennent, brandissant des plateaux d'huîtres ouvertes sur un lit de glace. Ce Paris gastronome est un monde où il n'y a rien d'étonnant à ce que Jacques Chirac, lorsqu'il était Premier ministre et maire de Paris, ait dépensé des sommes folles pour ses courses quotidiennes. Le Canard enchaîné a estimé ses ‘frais de bouche’ à 600 euros par jour. Le journal satirique pensait asséner un coup bas à l'homme d'État, mais c'était surtout un coup d'épée dans l'eau... Le peuple français semble trouver naturel que les meilleurs fournisseurs effectuent leur livraison quotidienne à l'Hôtel de Ville pour le couple Chirac. A Paris, bien manger et bien boire, c'est si important qu'on pousse les hauts cris quand une femme enceinte jusqu'aux yeux ose refuser un coûteux verre de vin: ‘Mais ça, c'est du bon vin!’. Et quoi de plus agréable, quand on rentre dans son appartement parisien vers midi, que de humer une bonne odeur de viande sautée | |
[pagina 47]
| |
(Photo P. van den Blink).
et d'entendre s'entrechoquer les casseroles? Cela nous change de nos pauvres petites tartines néerlandaises! Et pourtant, la gastronomie permet elle aussi de comprendre où le bât blesse à Paris. Il est bien sûr possible de manger du couscous ou du mafé à tous les coins de rue, mais on ne trouve le premier que dans les restaurants algériens et le second que dans les restaurants africains. Autrement dit, il n'y a pas plus de fusion dans la cuisine que dans la société française. Les brasseries les plus tendance ont conservé une carte qui n'a pas changé depuis le xixe siècle et qui continue d'arborer l'éternel confit de canard. Ce cloisonnement culinaire n'est évidemment pas grave en soi, mais il est symptomatique d'un problème bien plus sérieux: celui de l'exclusion de pans entiers de la population et, surtout, des jeunes défavorisés. Adriaan van Dis, écrivain néerlandais qui vit depuis peu à Paris, écrivait l'année dernière dans Septentrion: ‘Les enfants des immigrés relégués dans les banlieues se tiennent encore tranquilles’Ga naar eind(1). Cet ‘encore’ n'est désormais plus vrai. A l'heure où j'écris ces lignes, les jeunes des banlieues se taillent un chemin vers le centre de Paris, brûlant des autos sur leur passage. Je ne peux pas leur en vouloir. J'espère simplement qu'ils s'en tiendront aux voitures. Que faire? Le Paris que vous aimez n'est pas le Paris réel. Cela ne veut pas dire que je vous recommande, comme les personnages de Lydie Salvayre dans Les belles âmes, de visiter les quartiers pauvres en car. Mais vous pouvez faire la connaissance du monde qu'est aussi Paris par la littérature. Lisez Lydie Salvayre ou François Bon. Lisez Y.B., Marie Ndiaye ou Fatou Diome. Si nous ne pouvons pas voir l'autre versant de ce pays de conte de fées culturel dans les rues de Paris, du moins le pourrons-nous dans ces romans. Plus ils seront lus, plus il sera possible de lutter contre le monde d'illusion et de guimauve à la Martine dans lequel la jeunesse française continue de grandir.
Yra van Dijk Adresse: Binnen Wieringerstraat 12, NL-1013 EB Amsterdam. Traduit du néerlandais par Emmanuèle Sandron. |