| |
| |
| |
Monkey Business
Par Jan Lauwereyns
Traduit du néerlandais par l'Atelier littéraire (2004) des étudiants de deuxième licence de l'Institut Libre Marie Haps (Bruxelles), sous la supervision de Christian Marcipont.
En 2003, le poète et neurologue flamand Jan Lauwereyns (o1969) a écrit son premier roman, ‘Monkey Business’. La veille de sa mort programmée - son rôle comme sujet de recherche scientifique étant terminé -, le petit singe de laboratoire Haruki raconte l'existence d'animal d'expérimentation qui a été la sienne au Laboratoire de neurophysiologie de l'université de l'Ordre céleste à Tokyo, entre les mains des ‘Blouses Blanches’ Ono, Kawaguchi et Rorensu - ce dernier nom n'est autre qu'une altération japonaise de Lauwereyns. Pendant sa réclusion, Haruki médite sur l'utilité et sur le sens des expériences scientifiques auxquelles sont soumis les singes vivants. Les arguments en faveur de ces expériences sont complètement battus en brèche, chose d'autant plus remarquable que l'auteur lui-même a effectué pendant des années des expériences de ce genre sur des animaux vivants dans une université de Tokyo. Dans cette première oeuvre en prose, le scientifique se livre en quelque sorte à une critique assez féroce de sa propre profession.
Haruki n'a que ses rêves pour échapper à la dure réalité du laboratoire. Dans le premier extrait, il a trouvé le refuge idéal: l'internet. Surfant sur les vagues de la ‘toile’ mondiale en compagnie de son confrère-cobaye et mentor Shin, il découvre les points de vue des scientifiques et ceux des personnes qui mènent campagne pour les droits des animaux. Mais, une fois réveillé, il se retrouve - dans le second extrait - confronté à l'hypocrisie de l'institut de recherche: Ono organise chaque année un pèlerinage sur la tombe de Kooshi, le premier singe de laboratoire avec lequel il a travaillé; cela ne l'empêche pas de poursuivre imperturbablement ses expériences sur de nouveaux animaux. Quant à savoir si ces expériences ont un sens, peu importe. ‘Les Blouses Blanches ne savaient pas ce qu'elles faisaient, mais le notaient consciencieusement’.
| |
Des tomates à la figure
De mon côté, je surfais avec beaucoup plus de pragmatisme, à la recherche d'informations, de pièces à conviction, afin de mesurer le développement des sciences neurologiques, de comprendre les arguments pour et contre cette recherche qui tenait des singes comme Shin et moi en captivité, les mutilait et les assassinait.
| |
| |
‘Laisse tomber, sale communiste’, maugréa Shin, alors que je me remettais à chercher la page web de l'une ou l'autre école médicale.
Mais je ne renonçais pas. Il me fallait savoir ce que ces neurosciences avaient de tellement indispensables. Les premiers arguments rencontrés étaient les plus farfelus.
‘Dieu avait chassé Adam et Ève du Paradis terrestre, et depuis, c'était à l'homme d'acquérir ses connaissances.’ En forant des crânes?
Ou encore: ‘Nous n'utilisons que des singes spécialement élevés pour la recherche.’ Dans ce cas, n'utilisaient-ils aussi que des chercheurs spécialement élevés pour la recherche? De ceux qui, dès la maternelle, auraient assimilé les bases du calcul des probabilités; qui, dès l'école primaire, auraient fait sauter à coups de décharges électriques des pattes de grenouilles sectionnées?
Après les écoles médicales, je continuai à surfer sur les sites des grands magazines scientifiques, Science et Nature, qui pourraient facilement tourner à plein régime sans la recherche sur les singes - partout dans le monde, des milliers de savants se livraient à toutes sortes d'expériences, et la plupart d'entre eux pouvaient très bien se passer de scalper des macaques.
Je me mis à surfer sur les pages des revues spécialisées. The Journal of Neuroscience possédait un site web bien conçu, une version en ligne complète du magazine. Un pas en avant pour l'humanité, de quoi épargner peut-être, quelque part au Canada ou au Brésil, un joli petit coin de forêt bleue.
‘C'est bien beau, tout ça, observa Shin, mais à mon avis, ils font cette version en ligne par paresse. Rien à voir avec un quelconque souci des arbres.’
Quant au reste, The Journal of Neuroscience semblait effectivement ne pas avoir pour principe de faire dans la dentelle. C'est toute une arche de Noé dénaturée qui défila devant mes yeux. Dans un seul et même numéro paradaient cancrelats, drosophiles, grenouilles, écrevisses, tortues, rats, souris, vers de terre, personnes atteintes de lésions cérébrales, chats, poussins, oiseaux chanteurs et pieuvres. Sans oublier des singes comme Shin et moi.
On trouvait aussi sur le Net des groupes qui menaient campagne contre la recherche scientifique sur les animaux. Ces groupes s'étaient intitulés ‘activistes des droits des animaux’, et la recherche maudite portait le nom de ‘vivisection’, c'est-à-dire, comme le terme l'indique, la dissection d'animaux vivants.
‘La vivisection constitue une fraude scientifique’, pouvait-on lire. Une grande partie de la recherche ne fournirait en effet aucun savoir exploitable. ‘Le temps est venu de réfléchir rationnellement à la meilleure méthode scientifique.’ Enfin quelque chose d'intéressant. ‘Et l'obstacle, ce sont les vivisecteurs qui se terrent dans leurs labos pour qu'on ne leur supprime pas les subventions.’
Les subventions. Était-ce donc cela qui occupait les vivisecteurs, ce qui trottait dans la tête de Rorensu, Kawaguchi et Ono? L'argent et rien d'autre?
Kawaguchi, par exemple, se tuait à la tâche jour et nuit pour un salaire de misère. Il possédait suffisamment de matière grise dans sa tête pour savoir qu'il existait des centaines de manières de gagner plus d'argent, non?
| |
| |
Je ne pouvais pas croire que tout cela n'était qu'une question d'argent.
Je trouvai même un site qui, pour l'horrible, n'avait rien à envier au travail des vivisecteurs.
‘Brrr!’ fit Shin à son tour, lorsque je lui montrai le logo de l'Armée de Libération des Animaux, un petit agneau innocent dans les bras d'un guérillero accoutré de noir. Vus à travers les deux trous de sa cagoule, les yeux du soldat de la libération paraissaient très menaçants.
Le pauvre agneau ne savait pas non plus très bien quelle contenance adopter, craignant peutêtre de finir lui-même cloué au pilori pour avoir maltraité des animaux - qui sait s'il n'avait jamais laisser retomber un sabot sur une colonne de fourmis?
‘Faut pas rire avec ça! dit Shin, s'appliquant avec sa souris à parcourir la philosophie et les méthodes de l'Armée de Libération des Animaux. Ils font du microtargeting: ils se concentrent sur l'un ou l'autre vivisecteur, en dressent un profil détaillé et le harcèlent, de préférence chez lui, quand les voisins et les enfants sont là, jusqu'à ce qu'il craque.’
A qui cela profitait-il? Quel résultat les activistes espéraient-ils obtenir de cette manière? Ils se figuraient peut-être que les scientifiques allaient tout d'un coup prendre conscience que leurs recherches ne pouvaient pas se justifier sur le plan éthique?
Leur jeter une tomate à la figure n'était certainement pas un argument rationnel. J'ai raison?
Non.
(Une tomate à la figure.) Et maintenant, j'ai raison?
Non.
(Deux tomates à la figure.) Et comme ça, est-ce que j'ai raison?
O.K., c'est bon.
(Sinon, trois tomates à la figure.) Et ainsi de suite jusqu'à épuisement du stock. Que dirait le chercheur ainsi bombardé?
Peut-être était-ce inné chez l'homme, cette manie d'argumenter une arme à la main. A-t-on jamais vu une autre espèce animale recourir à la violence pour propager une idée, une conviction? A la violence stratégique, s'entend, pas celle utilisée pour se procurer les protéines essentielles à son alimentation, ni pour défendre son terrain de chasse, mais bien pour persuader un autre membre de l'espèce qu'on a plus de bon sens que lui.
‘Chhht. Il faut retourner dans nos cages.’
Chaque fois, notre plaisir se trouvait brutalement interrompu. Tous les dimanches matin, au premier frémissement qui parvenait du monde extérieur, nous devions au plus vite revenir sur nos pas, effacer consciencieusement toute trace et refermer derrière nous la porte de notre cellule.
Nous n'avions pas le choix, comme ne cessait de l'affirmer Shin, et cependant les doigts me démangeaient, et je mourais d'envie de faire avec les machines quelque chose pour quoi elles n'avaient pas été conçues. Mais que se passerait-il si les Blouses Blanches avaient vent de nos escapades? Combien de temps faudrait-il à Kawaguchi pour rendre l'enfer de notre prison pire encore?
Pour l'instant du moins, il nous restait la petite grand-mère et Internet. Et pour que ça continue, raisonnait Shin, il n'y avait pas d'autre solution que de remettre son collier et de rabattre violemment la porte.
| |
| |
| |
Des corrélats neuraux
Ono avait enterré Kooshi trois ans plus tôt à Akigawa, près d'un petit cours d'eau pittoresque. Il avait déposé les restes de son cher animal de laboratoire sous des cailloux, encore secs au début de septembre, mais que, plus tard dans l'automne, la crue se chargerait de recouvrir.
‘De ton vivant, je ne t'ai pas donné beaucoup d'eau, priait Ono, mais ici, désormais, bois cette rivière.’
Comme si cela suffisait pour tout effacer, comme si les cendres de Kooshi pouvaient jouir de cette eau. J'avais plutôt l'impression qu'il s'agissait d'une gymnastique destinée à apaiser ses remords. Pourquoi Ono tenait-il tant à ‘faire quelque chose de bien’ pour Kooshi? N'était-ce pas en contradiction avec ses activités en blouse blanche?
Si la vie du singe avait vraiment servi la science et, dès lors, le bien-être d'une large communauté, pourquoi Ono cultivait-il un sentiment de culpabilité? Son sentiment de culpabilité représentait-il quelque chose comme un aveu, une prise de conscience que Kooshi aurait pu connaître un destin différent, et meilleur?
Quel cynisme dans tout cela! Quel cynisme également dans le nom de Kooshi - ou, dans la traduction de Rorensu, Confucius: celui qui a pensé des choses telles que ‘l'espoir repose sur la croyance en la bonté fondamentale et en la capacité d'apprentissage de l'homme.’
Comment Ono avait-il osé donner à son singe de laboratoire le nom de ce Kooshi? Ce même Ono qui, une fois terminée sa petite comédie annuelle sur la tombe de Kooshi, avait invariablement regagné la cave de l'Université de l'Ordre Céleste pour mystifier un autre singe. Où était cette fameuse faculté d'apprentissage? Où était soudain passée cette bonté fondamentale de l'homme? Peut-être devons-nous corriger le vieux philosophe? ‘Le désespoir repose sur la prise de conscience de l'indifférence fondamentale et des problèmes d'apprentissage de l'homme.’
Où est Shin, à présent que j'ai tant besoin de lui! Ce brave Shin d'avant la mutilation... Comment cela va-t-il se poursuivre? Dis-moi que ce n'est pas si grave! Apaise-moi!
Je dois compter jusqu'à dix. Me calmer. Me relaxer. Comme ça, voilà. Zen!
J'ai une histoire à raconter, ici, maintenant, avant que tout à l'heure la porte ne s'ouvre - combien de temps encore? Combien de temps me reste-t-il? Il faut que je termine mon histoire, il le faut à tout prix. La dernière chose que je ferai.
Ça tient à ce foutu épisode d'Akigawa. Je ne dois pas trop penser à Kooshi, aux tombes des singes sacrifiés. Non. Stop. Autre mot. Stop. Stop.
Pas moyen. Quand viendra mon tour, où vont-ils m'éparpiller? Et qui va le faire? Qui va se rendre à Akigawa pour moi, maintenant que Rorensu n'est plus là?
Pas Ono: sa mémoire est déjà saturée du souvenir de tous les autres singes qu'il a tués. Kawaguchi encore moins - trop neurologue pour ça.
Rorensu, lui, aurait fait brûler de l'encens pour moi, il m'aurait répandu en racontant ses histoires à d'autres personnes à l'intérieur et hors des murs de l'Université de l'Ordre Céleste.
Comme si cela importait.
Mais passons sur l'épisode d'Akigawa. Plus un mot sur le pèlerinage hypocrite d'Ono et Rorensu.
| |
| |
Lundi matin, de retour d'excursion, Rorensu vint se planter devant ma cage avec des intentions mal définies. Il ne portait pas de blouse blanche, et il était encore trop tôt pour ma dose quotidienne de mouvements oculaires. A la place, il m'offrit quelques petites noix qu'il avait ramassées lui-même près de la rivière de l'Automne. Des petites noix.
S'attendait-il à ce que je me mette à sauter comme un fou? Rorensu battit en retraite, déçu.
Il revint quelques heures plus tard et m'assit dans ma chaise de travail. Je n'étais pas d'humeur à supporter une longue séance de mouvements oculaires. Le lundi, de toute façon, n'était pas mon jour de travail préféré. Rorensu non plus n'avait pas l'air en forme, il tapotait sur son clavier sans entrain pour lancer les programmes ad hoc.
Après une petite demi-heure environ de mouvements oculaires - dont l'essentiel passé à rater volontairement la cible -, je donnai de la voix pour signifier à Rorensu que c'en était assez et qu'il vaudrait mieux prendre une journée de repos. J'eus à nouveau la preuve que les sentiments de Rorensu avaient été fortement bousculés la veille. Il fit pivoter la porte et commença à me libérer de l'étreinte d'acier de la chaise.
‘Tu te crois où? grommela Kawaguchi. C'est comme ça qu'on travaille en Europe? Une demi-heure de chipotage et puis rentrer faire dodo?’
Rorensu connaissait suffisamment le japonais pour comprendre que son collègue était en train de lui passer un savon. ‘Monsieur Kawaguchi calme plus agréable’, répondit l'étranger blond.
Mais Kawaguchi ne comptait pas s'arrêter en si bon chemin. Peut-être un soupçon de jalousie le démangeait-il, du fait que Rorensu avait pu accompagner Ono à Akigawa (et pas Kawaguchi). En tout état de cause, Kawaguchi semblait avoir un besoin urgent de décompresser.
‘Tu ne te mettrais pas enfin à travailler pour de bon? Tu n'essaierais pas de mériter ce qu'on te paie grassement au lieu de débiter des âneries avec ta grande gueule?’ Kawaguchi crépitait comme une mitrailleuse.
‘Moi, je bosse soixante-dix heures par semaine à l'Université de l'Ordre Céleste, et pendant mes heures libres, je dois visiter des patients pour financer mon travail à cette même Université de l'Ordre Céleste. Soi-disant comme étudiant, tu te rends compte! Et pendant ce temps-là, comment marchent les affaires pour Rorensu? Monsieur le psychologue de mes deux débarque à neuf heures trente du matin, et à dix-neuf heures trente il est déjà parti. Jamais de boulot le week-end. Ça nous fait presque une attaque s'il faut rester deux minutes de plus... Et les collègues sont censés reboucher les trous que Rorensu laisse en bâclant son travail.’
Kawaguchi, décidément intarissable, continua à crépiter pendant une heure, se plaignant qu'une kyrielle de tâches urgentes reste à faire, et que l'aide apportée par ce feignant de Rorensu se résume à gêner les autres. Ichitaro devait être opéré, Zora devait être opéré, un nombre incalculable d'analyses devaient être effectuées, au moins une douzaine de rapports d'expériences attendaient d'être rédigés, et patati, et patata! Rorensu, à quia, porta la main à sa mâchoire, feignant une rage de dents. Ou peut-être ressentait-il vraiment de la douleur?
Kawaguchi interrompit sa tirade. ‘Ça va?’ demanda-t-il d'un ton presque inquiet. Rorensu fit signe que ça n'allait pas. Il dansait sur place, sa tête tournait dans tous les sens.
| |
| |
‘Il doit bien me rester de l'aspirine quelque part au bureau.’ Kawaguchi parvint à négocier un virage émotionnel à cent quatre-vingts degrés. ‘Ça va être vite réglé.’
Les Blouses Blanches claquèrent la porte derrière eux, oubliant, dans leur précipitation, que j'étais toujours dans la chaise de travail. Je me vis forcé d'attendre deux bonnes heures, assis au centre de la salle de contrôle.
Rorensu avait vraiment mal aux dents. Une de ses molaires était à moitié cassée, et le nerf à vif transmettait à tue-tête la moindre variation de température à l'intérieur de la bouche aux sièges de la douleur dans son cerveau. Heureusement pour Rorensu, Kawaguchi connaissait un dentiste pas trop cher, disposé à obturer rapidement la dent ébréchée avec le fameux amalgame dentaire.
Le lendemain, Rorensu était de nouveau capable de rire. Il fanfaronnait, prétendant qu'il aurait très bien pu se soigner lui-même, car tous les instruments utilisés par le dentiste, y compris les fraises les plus minuscules, enrichissaient la panoplie disponible dans la cave.
Les deux semaines qui suivirent, Rorensu dut retourner plusieurs fois chez le dentiste. Au fil des rendez-vous, une prothèse se mit en place sur les ruines de la molaire. Après chacune de ses visites, Rorensu revenait soulagé, avec un stock d'histoires à dormir debout, par exemple sur la panique qu'il avait surmontée lorsque le dentiste avait brutalement ôté la prothèse provisoire et, sans s'émouvoir davantage, avait entrepris de forer dans la région du nerf mis à nu.
Imaginons une autre variante à la proposition de Kooshi: ‘Le désespoir repose sur la prise de conscience de l'incapacité de l'homme à l'empathie.’ Comment expliquer, sinon, que Rorensu, à l'époque des consultations chez le dentiste, n'ait pas éprouvé le besoin d'y réfléchir à deux fois avant d'utiliser à son tour la fraise et de forer un trou de deux centimètres de diamètre dans mon crâne?
La bonne nouvelle, me disais-je, c'était que la véritable science allait enfin commencer.
Désormais, j'aurais pleinement droit au titre de singe de laboratoire, de cobaye. J'avais suivi avec succès la formation de sujet scientifique. Après la trépanation, Rorensu m'accorda deux ou trois jours de répit, pour ensuite ne plus s'arrêter.
Tous les jours à huit heures trente, Rorensu venait se planter devant ma cage avec une poignée de noix, délicieuses mais archisèches. Il donnait tout à fait l'impression de se préoccuper de mon sort, ce qui n'avait peut-être rien de surprenant puisque, en fin de compte, mon destin était aussi celui de son expérience.
Je recevais les vitamines nécessaires, des fruits frais, ainsi que des biscuits et même du chocolat. Par contre, ce qui me faisait défaut, c'était tout simplement de l'eau, encore et toujours de l'eau. Depuis le début de l'expérience, Rorensu contrôlait de très près le nombre de gouttes qu'il me donnait à boire. Je pouvais faire une croix sur un rabiot désintéressé. Il fallait que j'éprouve - et c'est bel et bien ce qui se produisait - une soif incroyable avant qu'il ne m'installe dans la chaise pour une séance de travail dans la chambre obscure.
Je ne me montrais pas indocile. J'avais eu le temps de comprendre que c'était le destin auquel je devais me soumettre jusqu'à la fin de mes jours. Plus je collaborais, plus je recevais d'eau. La
| |
| |
science, c'était aussi simple que cela. La motivation du singe était en proportion inverse du nombre de millilitres d'eau qu'on lui donnait à boire. D'accord ou pas avec cette façon de voir, je me surpris effectivement à mener jusqu'à leur terme des séances bien plus longues que pendant la période d'entraînement.
Pour un peu, je me laisserais aller à l'enthousiasme. Moi-même, j'en suis arrivé à me dire que ce surprenant redoublement de zèle était dû aux aiguilles enfoncées dans ma tête. Rester assis le plus tranquillement possible et exécuter bien gentiment toutes les tâches demandées, c'était tout ce que j'avais encore à faire pour limiter les dégâts. En restant immobile, en sollicitant mon cerveau aussi peu que possible, j'espérais que les aiguilles ne détruiraient pas davantage de chair qu'il ne s'en trouvait sur le parcours en ligne droite de la pénétration.
Je me représentais l'électrode comme un doigt fin, quasi invisible, jaugeant la température de l'eau dans ma cervelle. Est-ce que j'étais, ha, ha! une tête brûlée? Allons, ne nous emballons pas.
L'électrode n'était pas un doigt et mon cerveau n'était pas un étang d'où ce doigt se retirait sans laisser de dommages. Non. A voir l'expression de Rorensu, je devinais tout de suite que l'électrode venait à nouveau de percer un vaisseau sanguin.
En pareil cas, Rorensu me nettoyait consciencieusement, faisant de son mieux pour effacer tous les signes extérieurs de la blessure, et terminait le traitement par une injection d'antibiotiques. Cela lui permettait, le soir, de quitter le laboratoire la conscience en paix: il lui suffisait de se dire que le singe ne se portait pas plus mal qu'avant l'expérience.
Quatre mois durant, il continua à m'enfoncer des aiguilles, en moyenne six par semaine. Une petite centaine de pénétrations dans un cerveau d'à peine quelques ridicules centimètres cubes, dans la partie antérieure de l'hémisphère droit de mon cortex préfrontal - le siège de mon âme.
Je suppose qu'à la longue, ce siège devait tomber en lambeaux, avec ses morceaux effilochés de rembourrage volant un peu partout. Le tissu grâce auquel je pensais, Rorensu le perforait millimètre après millimètre, en suivant scrupuleusement le schéma expérimental concocté par les Blouses Blanches.
Que restait-il encore à découvrir sur cette parcelle de terrain qu'on explorait jour après jour en déployant l'artillerie lourde? L'hémisphère droit de mon cortex préfrontal fonctionnait-il seulement encore? Peut-être étais-je, comme Shin, tout doucement en train de changer, un peu plus à chaque piqûre. Un Haruki s'épanouissant en sociopathe ou en zombie, un Haruki ersatz de l'ancien Haruki.
Qu'est-ce qui autorisait Rorensu à croire que l'activité qu'il parvenait encore à mesurer dans la partie endommagée du cerveau avait une quelconque signification? Peut-être les fonctions assumées par cette partie avaient-elles entre-temps été relayées par d'autres parties du cerveau, par le cortex préfrontal gauche ou par les parties juste avant ou juste après le cortex préfrontal dans la série des phénomènes électriques entre la perception et l'acte.
Les Blouses Blanches ne savaient pas ce qu'ils faisaient, mais le consignaient dans les moindres détails. On rassemblait des données, et puis motus! Les temps n'étaient pas encore mûrs, disait-on,
| |
| |
pour établir des relations de dépendance. Pour apporter des réponses triomphales aux grandes interrogations sur le corps et l'âme. On avançait à tout petits pas - encore que point tout à fait négligeables - dans une direction qui, espérait-on, serait la direction de la vérité, la voie vers une connaissance irréfutable de la manière dont le corps engendre l'âme.
Mon expérience avait pour but de récolter des données concernant une infime portion de ce corps, quelques centimètres cubes de tissu dans les lobes antérieurs du cerveau. Jour après jour, tisonner cette partie du cerveau, enregistrer la moindre activité électrique: tout ça pour chercher des liens, des ‘corrélats neuraux’ de la pensée.
Pour plus de commodité, les Blouses Blanches devaient bien sûr partir du postulat qu'ils savaient parfaitement ce que je pensais à tout moment, à chaque stade d'une séance expérimentale.
Enfin, n'allons pas trop vite. En réalité, ils ne cherchaient pas tellement des corrélats neuraux de la pensée en général, mais plutôt d'une certaine pensée en particulier - les quelques minuscules processus mentaux strictement nécessaires à l'exécution des tâches proposées. Le zoom se rapprochait de plus en plus. Mon expérience était censée fournir le plus de données possible sur une certaine partie des lobes antérieurs du cerveau, dans l'espoir que quelqu'un comprendrait un jour les corrélats neuraux de quelques minuscules processus mentaux. Un jour.
Science rime avec patience.
Rorensu faisait de son mieux pour ne pas anticiper, pour ne pas détourner son attention du but premier: mener irréprochablement l'expérience, rassembler des données exploitables.
Je devais exécuter des mouvements oculaires parfaitement ciblés en faisant appel à ma mémoire, grâce à quoi Rorensu pouvait tracer une ligne du temps précise, sur laquelle il reportait chaque subdivision de ces mouvements oculaires basés sur la mémoire, depuis le moment où je dirigeais les yeux vers le petit point blanc au centre de l'écran, jusqu'à celui où, dans le meilleur des cas, j'avais droit à un peu d'eau pour la manoeuvre correctement réalisée.
Ces moments constituaient des points d'ancrage sur la ligne du temps. On pouvait ainsi vérifier la présence plus ou moins importante d'une activité électrique dans la région de certains points d'ancrage. Voilà une science qui était avant tout affaire de chronométrie.
Les Blouses Blanches mesuraient mes mouvements oculaires avec une précision de deux millisecondes, et mon activité cérébrale avec une marge d'erreur de moins d'une milliseconde. Pendant ce temps, on s'activait à rechercher des fabricants susceptibles de fournir des instruments encore plus précis. Si cela n'avait tenu qu'à eux, les Blouses Blanches auraient fractionné une seconde non pas en millièmes, mais en millionièmes.
Les Blouses Blanches découpaient le temps comme si leur vie en dépendait, comme si l'on pouvait découvrir l'éternité, l'immortalité aux confins de la sécabilité, au-delà des frontières du temps.
Le saint graal, c'était maintenant devenu insécable.
Mais à chaque maintenant succédait aussitôt un autre maintenant, et l'on avait beau déplorer l'immuable tracé que poursuivait la flèche du temps, cela n'en demeurait pas moins une donnée non modifiable.
| |
| |
A supposer que, dans les siècles à venir, quelqu'un disposant d'une instrumentation plus performante continue à se débattre avec les mêmes interrogations, rien ne l'empêchait de recommencer l'expérience de Haruki - pour autant qu'il existe encore des singes à perforer d'aiguilles, pour autant qu'il existe encore des commissions éthiques dans des universités telles que l'Université de l'Ordre Céleste, pour lesquelles la souffrance des singes pèserait moins dans la balance que les profits médicaux ou autres de la recherche.
A ce propos, j'aurais été curieux qu'on m'en cite quelques-uns.
Les Blouses Blanches s'interrogeaient-ils sur les profits de la recherche? Je n'oserais pas le jurer.
Je ne fais bien sûr pas allusion ici à la pitoyable comédie qu'ils se devaient de jouer quand la bureaucratie montrait le bout de son nez, sous la forme d'un document au titre ronflant. Le cas échéant, ils étaient tenus de déclarer que la recherche ne contrevenait pas aux principes énoncés dans la convention numéro un tel. Rorensu signait ce genre de documents sans même jeter un coup d'oeil à la convention en question.
La Blouse Blanche moyenne devait déjà avoir de longues journées de pratique pour cerner le comment et le quoi de sa recherche. Quel temps lui restait-t-il, dans ces conditions, à consacrer au pourquoi?
Extraits de ‘Monkey Business’, Meulenhoff, Amsterdam, 2003, pp. 112-115 et 123-135. |
|