canadienne à celle des francophones de chez vous (que j'appelais indistinctement Wallons). Peu à peu, je percevais des distinctions quant à l'histoire et à l'exercice du pouvoir. La littérature, qui reste pour moi la voie royale de la connaissance, a pris le relais: quasiment tous les noms d'écrivains belges d'expression française que je lisais avaient cette consonance particulière - Rodenbach, Maeterlinck, Gevers, Ghelderode, Ray, Weyergans, Verheggen, Wouters, De Decker. Consonance rapidement devenue attachante, d'ailleurs, en ceci que ces noms marquaient d'évidence leur étrangeté par rapport à la France, au noyau de l'aire linguistique à laquelle j'appartiens coeur et âme, comme nous parvenons à le faire nous-mêmes avec nos patronymes si roturiers, la plupart du temps aisément reconnaissables. Le capital onomastique flamand - j'allais écrire ‘néerlandais’, mais je ne tricherai pas: je pensais ‘flamand’, comme dans ‘peinture flamande’ -, devais-je reconnaître, ajoutait à l'attrait que j'éprouvais pour une littérature dont je déplore de si peu la connaître encore - cela dit sans discrédit pour l'oeuvre des Prévot, Compère, Baronian, Isoard, Thinès, Muno, dont j'étais proche par l'esprit. J'entends encore Jean-Baptiste Baronian me parler de la tradition fantastique belge, qu'il était tenté de situer sur la fracture franco-néerlandaise.
J'étais fasciné. Le peu que je savais de l'histoire de votre pays me le situait comme une Marche, ainsi qu'on le disait dans le vocabulaire politico-militaire d'une autre époque - ce corridor de deux cents kilomètres dont vous parlez. L'usage du français comme langue littéraire par des auteurs dont on pouvait soupçonner des racines flamandes avait tout de même de quoi surprendre: imagine-t-on des auteurs anglo-saxons se mettant chez nous massivement à écrire en français, dans la langue minoritaire? L'inverse est plus aisément imaginable, comme l'a démontré Yann Martel, lauréat récent du Man Booker Price. Je sentais bien qu'il se passait quelque chose d'étranger à ce que je connais. L'hypothèse de Baronian, que je mentionne du bout des lèvres par peur de le trahir, de la réduire, rendrait-elle précisément compte des vertus de la mixité? Il me faudrait, pour m'en assurer, lire vos auteurs néerlandophones.
Un jour, je suis à Bruxelles pour la première fois. La bruine rend la scène irréelle, onirique, voisine d'un tableau de Khnopff. Descendu de la gare du Midi, je me dirige spontanément vers la Grand-Place - ce samedi-là, je suis un authentique touriste. Sitôt arrivé, je vois défiler des Gilles de Binche. Plutôt: je suis vu par un Gilles, qui me lance une orange en toute connaissance de cause. Les Gilles savent se reconnaître. Je logerai ces jours-là au Quai au Bois à Brûler et, un midi, attablé devant une assiette de moules -je ne cache rien: je souscris totalement au programme touristique -, j'essaie un mot néerlandais de-ci de-là, ce qui se résume à un dank u. A la table d'à côté, un client, très bourgeois, très personnage de Simenon, lisant une gazette flamande et caressant son chien en néerlandais, répond en français au garçon qui s'est adressé à lui dans leur langue à tous (le garçon, le chien, le bourgeois). Je suis heureux, je ne le nie pas, qu'on me serve en français au Quai aux Briques, où je retourne manger des fruits de mer chaque fois que je vais à Bruxelles. Cela m'a néanmoins fait un pincement au coeur. Cela m'a humilié qu'un jour, à Montréal, qui se proclamait ‘deuxième ville française dans le monde’, on ait refusé de me servir en français, et ulcéré que mes copains m'aient exhorté à me taire, à ne pas faire d'esclandre - peine perdue. Je ne suis pas toujours capable de laisser les armes au vestiaire.
Je suis aujourd'hui touché que vous écriviez que les petits pays ont l'âme susceptible car je vous soupçonne de parler des Québécois autant que de vous. De ma susceptibilité je pourrais faire