Septentrion. Jaargang 33
(2004)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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Correspondances
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Le baril de poudreQuébec, le 5 février 2004
Cher Stefan Hertmans,
Je vous écris du bout du monde. La preuve: ma lettre vient de si loin qu'elle a cinq jours de retard sur le calendrier dont nous avions convenu... Je m'en excuse tout de suite. Et m'en explique. En acceptant votre invitation à échanger sur la langue, je me suis tout de suite su assis sur un baril de poudre. Vous me direz que nous devrions être habitués, vous, moi, puisque nous vivons, en raison de la situation linguistique de nos pays respectifs, sur une arête. Sans cesse j'éprouve le vif du tranchant et la peur de tomber. Une langue est fragile, spécialement à un moment où elles sont si nombreuses à disparaître. Il en a sans doute toujours été ainsi; il n'en a pas été autrement de la mienne depuis deux siècles et demi. Le français me traverse de part en part - je vous dirai sans doute un jour comment je me sens redevable du vocabulaire dans lequel je suis né, ce vocabulaire fût-il incomplet, parfois inadéquat: je suis un enfant d'Amérique façonné par la langue française; il m'arrive de croire que de retour je dois la façonner et contribuer ainsi à son renouvellement permanent. L'intention va de soi chez l'écrivain qu'il m'arrive d'être; elle fait figure de paradoxe quand c'est l'éditeur, le professeur et le père qui sont en cause, trois défroques que j'endosse, trois états qui depuis des années font ma vie d'homme. Ma voix, je vous préviens, tient de la cacophonie. Mais n'est-ce pas le sort des Québécois: ne pas parler la bonne langue en Amérique ni la bonne sorte de français? Des dénominateurs communs dans lesquels les Québécois se sont retrouvés, quand l'histoire semblait être écrite contre eux (ou pouvoir se passer d'eux), il me semble pourtant que seule la langue a survécu. Or, elle reste en danger. Quand la menace est identifiable à l'impérialisme - de cela je vous rebattrai les oreilles, car je suis Américain dans une Amérique d'Étatsuniens - elle est déjà effrayante; quand elle sourd, quand elle point de l'intérieur, j'ai tendance à répondre sur le ton de la colère. M'adressant alors aux Québécois, je sais que je me parle à moi-même: Vigilance, mon vieux! Vous êtes prévenu: si j'ai le ton du moraliste, je n'en ai pas la sagesse. Comme s'il n'était déjà pas assez périlleux de se commettre sur le français au Québec, sans pouvoir me réclamer pour le faire d'autre autorité que le maigrelet statut de citoyen (je ne suis pas linguiste, mon point de vue n'est pas scientifique, je lui préfère la subjectivité la plus intense), voilà que je m'engage sur votre terrain à vous, voilà que je parlerai forcément de la Belgique. Pour | |
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filer un peu plus la métaphore, parlons de tir croisé. Et du risque de confondre néerlandais et français, français et anglais, français et... français. Je vous l'avoue: il m'arrive d'avoir des idées en ce qui nous concerne, nous Québécois. Et m'en suis souvent ouvert, sans la moindre contrition pour les erreurs et les excès qu'on a pu par la suite me reprocher. J'avance sur ce terrain comme dans le temps qui m'est encore imparti: veule et courageux, brouillon et volontaire, ignorant et fantasque. On voudrait parfois me faire croire que j'arpente les sentiers de la mort - le français serait en effet à ranger au nombre des espèces en voie de disparition. Je me rebiffe alors, ce n'est pas parce qu'on a identifié un danger, permanent, pour ainsi dire consubstantiel, qu'on doit se résigner à la mort de sa langue. Vrai: je suis mortel, mais comme Cambronne, en disant merde et en promettant de vivre vieux! Pour l'heure j'ai la trouille à la perspective d'avancer, au cours de nos entretiens, quelque chose qui blesse vos concitoyens de langue française, par manque de sensibilité, qui blesse vos concitoyens néerlandophones, par méconnaissance de leur situation. Je vous connais si peu; et les connais si mal. Pourtant, me voici, ne résistant pas à l'envie de citer Gérald Godin, notre poète joual - confondre français et français, vous disais-je, fera parfois partie de mon programme -:
ma toureuse mon aigrie
sans yeux sans voix échenollé tordu tanné
démanchéGa naar eind(1) renfréti plusieurs fois bien greyé
de coups de pied dans le rinqué
de malheurs à la trâlée
flaubeur d'héritages et sans-coeur
me voici tout de même ô mon delta ma séparure
ma torrieuse mon opposée
tout à toi rien qu'à toi par la rivière et par le fleuve
ma grégousse ô mon amourGa naar eind(2)
Gommez le contexte amoureux, imaginez la langue derrière la femme. C'est tout moi, c'est tout nous, Québécois. Il nous arrive rarement de nous adresser aux autres dans cette langue - je vous proposerai une traduction, si vous le désirez, mais ce ne sera évidemment qu'une trahison. Je vous raconterais volontiers qu'un soir, sur le quai de la gare de Leningrad, après une dizaine de jours passés loin du pays natal, je me suis ramené à moi-même en chantant une chanson de Réjean Ducharme. Quand je me dis traversé par la langue, il est aussi question de cela. Je ne suis pas linguiste. Mais mal embouché. La chose est décidée: je parlerai, mal certes, je n'aurai à certains moments que ma bonne foi comme alibi. J'ai immédiatement recours à ce qui nous distingue dans la sphère française, ce qui me dispense peut-être de lancer vraiment la discussion. Appelons cela un avant-propos. Je vous écris du milieu du monde, avec au bout de ma rue ce que l'on dit être les plus vieilles montagnes du monde. J'avais d'abord prévu une lettre sur le froid qui pose des rivets sur les mâchoires et empêche de parler. Je vous écris du bout du monde: Québec. Et vous salue comme | |
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un homme du Nord en reconnaît un autre. Avec chaleur. Avec reconnaissance. Ne pas parler est pire que de se lancer dans l'inconnu. Gilles Pellerin |
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