Septentrion. Jaargang 33
(2004)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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‘Démolis cette maison’:
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Tonnus Oosterhoff (o1953) (Photo Kl. Koppe).
triple question. Mallarmé a mis quelque chose en branle, il a mis quelque chose sur pied; mais sa poésie est aussi une poésie de l'arrêt. Ses poèmes sont des choses. Et la poésie moderne pourrait, avec quelque exagération, se décrire comme une collection de choses. Ces dix dernières années, il est devenu de plus en plus clair que Tonnus Oosterhoff développe une vision moins statique de la poésie. La première caractéristique qui frappe à la lecture de son oeuvre est que le poète ne donne aucun point de repère. Il écrit tantôt un petit joyau mélodieux, tantôt un conte à dormir debout, tantôt encore une expérience typographique. Certains poèmes s'avèrent mystérieux et inquiétants dans leur caractère insaisissable; d'autres brillent par leurs ellipses alzheimeriennes; d'autres encore paraissent construits comme des fugues de Bach. De nombreux poèmes présentent des dialogues; dans un nombre très élevé d'entre eux, la langue déraille d'une façon que l'on pourrait comparer à ce qui se passe lorsqu'un dément peu instruit se met à traduire un mode d'emploi. Si la poétique d'écrivains conséquents tels Baudelaire, Brodsky ou Szymborska peut être induite de leurs recueils, il n'en va pas du tout de même chez Oosterhoff, par ce que, à chaque coup, il fait autre chose. Il ne veut pas seulement surprendre le lecteur, mais aussi soi-même. Dans son premier recueil Boerentijger (Tigre paysan, 1990) on voit que, immédiatement, sous la mince petite couche de civilisation et de rationalité qui nous humanise, se tapit une folie animale, prête à nous sauter à la figure. Voici le début du tout premier poème: ‘Au tronc cérébral le léopard écoute le vent de la radio / sachant, ne sachant pas’. L'homme est une bête, mais il l'a oublié. | |
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Oosterhoff affectionne les jeux de mots, tel que hersenstam, dès la toute première ligne. Si celui-ci a son équivalent en français (‘tronc cérébral’), les jeux de mots sont généralement intraduisibles. Ils présentent en outre le désavantage de paraître relever du hasard et, par conséquent, ne plaident pas pour l'inventivité du poète. Mais le noyau même de l'oeuvre d'Oosterhoff, c'est précisément le déraillement, le dérèglement, et dans ce contexte le court-circuit provoqué par les jeux de mots peut faire des miracles. De fait, Oosterhoff se sert de coïncidences sonores dues au hasard et - de manière tantôt subtile, tantôt destructrice - fait vaciller la syntaxe du néerlandais. Pas étonnant donc que dans les poèmes d'Oosterhoff se promènent souvent des fous, des artistes à la dérive, des individus dont les capacités verbales ont été ravagées par une tumeur. Une des questions philosophiques majeures du xxe siècle a trait au statut de notre identité. Rimbaud, déjà, avait constaté que ‘je est un autre’; de nos jours on va jusqu'à prétendre que le moi est un énorme ensemble d'autres. Voilà de l'eau au moulin d'Oosterhoff, qui ne désire nullement écrire une oeuvre consistante, monolithique, mais qui a érigé l'absence d'identité en programme. Non seulement il semble esquisser une nouvelle poétique à chaque poème, les poèmes eux-mêmes sont à plusieurs voix, tel le cerveau d'un schizophrène. Oosterhoff atteint cet effet par des citations prélevées dans les journaux, dans la publicité, dans la littérature mondiale, mais aussi par l'usage fréquent du dialogue. Un poème du recueil (Robuuste tongwerken,) een stralend plenum ((Anches robustes,) un plénum rayonnant, 1997) - le titre provient d'un article sur un orgue d'église - commence par une question mise entre guillemets: ‘Wally, pouvons-nous mettre par écrit /de quoi tu as l'air?’ Wally approuve jusqu'au moment où ‘nous’ écrivons: ‘Wally est super-lourde. Elle est debout / Nue devant la fenêtre. Indisposée pour la dernière fois’. Ce n'était sûrement pas cela qui était attendu: Wally, dès lors, exige que l'on change son nom. Voici la dernière strophe:
Nous faisons ce qu'elle dit; ce n'est plus forgé de toutes pièces.
Le visage de Wally, franc comme l'or, sourit à nouveau. Elle juge
ce poème bon, pertinent, personnel.
Le poème est aussi roublard que le paradoxe du Crétois menteur, car si ce qui s'y trouve dit est vrai, alors la femme ne peut s'appeler Wally. A proprement parler, le poème se rend impossible. Ainsi, aux yeux d'Oosterhoff, le poème n'est pas une construction statique, mais un processus continu. Il n'est donc guère étonnant que sur son site web il fasse des expériences avec des poèmes changeantsGa naar eind(1). Son dernier recueil est accompagné d'un cd-rom sur lequel le lecteur peut voir comment des poèmes se délitent peu à peu, au point que des phrases se métamorphosent en leur contraire. Le recueil se contredit constamment lui-même, puisque Oosterhoff recourt à tous les moyens typographiques pour accentuer la plurivocité de ses poèmes; dans sa propre démarche d'écriture, il lui arrive d'écrire par-dessus les textes dactylographiés. Serions-nous enclins à considérer l'écriture comme indéfectiblement propre à quelqu'un, nous la voyons servir ici à rendre problématique l'identité du poète. Qui est Tonnus Oosterhoff? Dans le recueil De ingeland (Le propriétaire de polders, 1993), il avait déjà noté: | |
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‘Tu es si intègre, si modeste.’
‘Pour mon plaisir!’
C'est une satisfaction
d'être Tonnus Oosterhoff.
‘Je voudrais l'être aussi.’
Oui, mais ça, ça ne marche pas.
Ça ne marche pas.
A vrai dire, le poète lui-même ne sait pas très bien comment on s'arrange pour être Tonnus Oosterhoff. Une poésie nouvelle demande des métaphores neuves susceptibles de la personnaliser. En 23 avant J.C., Horace termina ses trois livres de Carmina par la constatation fière - ou ironique? - qu'il venait d'ériger un monument qui défierait les siècles. Le dernier poème du recueil Wij zagen ons in een kleine groep mensen veranderen commence de la manière suivante:
démolis cette maison
marteau pneumatique
Le puits d'ornement enfoncé à des mètres
six tonnes de granit
Dans le manuscrit du poète, l'espace blanc avant la première ligne est rempli avec l'ordre: ‘Vas-y’; devant la deuxième ligne on trouve: ‘Emploie mon’. Quant au mot ‘tonnes’, il renvoie probablement au prénom du poète. Mais Oosterhoff n'a pas dressé un monument, il a démoli une maison. Nous sommes curieux des conséquences extrêmes d'une entreprise de démolition avec laquelle Oosterhoff, depuis plus de dix ans, ne cesse de nous envoûter.
Piet Gerbrandy Poète et essayiste. Adresse: Prins Hendrikstraat 3, NL-7101 CK Winterswijk. Traduit du néerlandais par Frans de Haes. |