Marguerite Yourcenar aurait eu cent ans
La naissance, il y a cent ans, de celle qui deviendrait la première femme à entrer à l'Académie française ne pouvait passer inaperçue. En effet, on ne compte pas les séances de commémoration, les expositions, les colloques, émissions radiophoniques et articles de presse et de revue voués à cet événement (voir http://users.skynet.be/yourcenar/index.html ou http://www.adisc.be/yourcenar/index.html).
Pourtant, avec Anne-Yvonne Julien, on pourrait se demander: ‘Sommes-nous légitimement fondés à marquer l'anniversaire de naissance d'un écrivain qui ne cesse de remettre en cause les évidences biographiques, se défie des généalogies simplificatrices /.../?’ (Du Mont-Noir aux Monts-Déserts, p. 10). En effet, les rites de célébration risquent de masquer l'originalité existentielle de l'auteur. Mais il est évident que ce risque, il fallait le prendre. Heureusement, certains ouvrages qui ont paru au cours de cette année festive (2002-2003) ont contribué à mettre en lumière la singularité de la personne de Marguerite et de son oeuvre.
Cette double singularité de Yourcenar, on peut déjà la circonscrire à partir des questions que les journalistes lui ont posées tout au long de sa carrière. La ‘Bibliographie’ à la fin de l'excellent ouvrage Portrait d'une voix de Maurice Delcroix, mentionne plus de cent entretiens publiés dans des périodiques (pp. 429-447). Le volume en reproduit une vingtaine qui s'échelonnent entre 1952, année de l'attribution du prix Femina aux Mémoires d'Hadrien, jusqu'au tout dernier qu'elle accorda à Jean-Pierre Corteggiani, en août 1987, quelques mois avant sa mort. Disons tout de suite que les réponses de Yourcenar n'ont guère varié à travers ce quart de siècle. A l'époque du prix Femina, l'auteur avait près de cinquante ans et ses convictions étaient donc faites. Ce qui peut étonner par contre, c'est le silence que Yourcenar a gardé obstinément, jusqu'au seuil de la mort, sur certains thèmes: ses amours de jeunesse pour André Fraigneau et Andreas Embiricos et son ‘amitié passionnée’ (p. 386, Shusha Guppy) pour Grace Frick. Seuls les tout derniers entretiens sont un peu plus explicites là-dessus.
La plupart des interviews commencent par ce qu'on croit communément être le début d'une vie et d'une carrière: la naissance, l'enfance. Or, Yourcenar dépasse volontiers l'anecdote et se met à discourir sur la distinction entre ‘personne’ et ‘substance’. Entendons: ma substance demeure, ma personne évolue. Appliqué à ses personnages, cela signifie que Hadrien, Zénon et les autres ne sont pas elle (en tant que personne) mais tiennent de sa substance. Elle nourrit ses personnages de tout ce qu'un être humain peut avoir en commun avec un autre.
On lui a fait grief du peu de personnages féminins dans son oeuvre. L'auteur riposte systématiquement en énumérant tous les personnages féminins qu'elle a créés (cf. Portrait d'une voix, p. 182). Mais elle avoue que l'univers des femmes est plus limité que celui des hommes: ‘Voilà la vérité de la société humaine telle que nous l'avons trouvée, et non pas la vérité de la nature, car il n'y a pas de raison pour qu'une femme vive davantage enfermée en soi’ (Portrait d'une voix, p. 183, Claude Servan-Schreiber). D'autre part, Yourcenar n'était pas très amène pour le mouvement féministe: ‘Se promener dans les rues avec des mitrailleuses ou photographier des dames à mitrailleuses dans le Proche-Orient, montrer comme une promotion de la femme qu'elle appartient davantage à l'établissement et qu'elle est en train de gagner de l'argent dans une société /.../ ne me paraît pas du tout une promotion de la femme. La vraie promotion, c'est que la femme, en dehors de ses occupations personnelles de femme - qui sont intéressantes, qui sont belles puisqu'elles la rattachent à la nature, aux objets, mettons à la cuisine, si vous voulez, à n'importe quoi, au jardin -, à part ces occupations-là, s'impose dans un monde d'hommes simplement par sa valeur d'être humain.’ (Portrait d'une voix, p. 268, Bernard Pivot).
Les sujets sur lesquels Yourcenar aime à s'étendre le plus sont ceux concernant son