Septentrion. Jaargang 32
(2003)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermdVendre des livres, c'est la guerre nucléaire: Arnon GrunbergIl se peut que le titre provisoire attribué par Arnon Grunberg (o1971) à son troisième roman ait été ‘Illusion’. Car, dans cet univers à demi psychiatrique peuplé d'originaux, de garçons de café au comportement douteux, de joyeux adeptes du carpe diem, de rêveurs, arnaqueurs, utopistes et représentants de la gent humaine communiquant entre eux de la plus étrange façon, tout n'est qu'apparence. On joue la comédie, on fait semblant, on s'invente un passé, on ment, on cultive l'illusion, jusque dans les moindres détails. Le personnage principal du livre mange une salade de fruits, ‘pour avoir au moins l'illusion de s'occuper de sa santé’. Les patients d'un psychiatre sont appelés ‘clients’ et on leur alloue même une petite somme quand ils se rendent à l'hôpital de jour, ainsi leur procure-t-on l'illusion qu'ils y sont venus pour travailler. Mais le roman de Grunberg a pour titre Fantoompijn (Douleur fantôme), et ce très beau titre a sur ‘Illusion’ l'avantage de se faire l'écho d'une réalité manquante dont l'illusion a pris la place. De même qu'on peut douloureusement ressentir le membre amputé, le caractère irréel de l'illusion témoigne cruellement de l'imperfection et de la carence de la réalité. Par conséquent, qui n'admet pas qu'en entretenant une illusion il triche avec soi-même, a un problème d'ordre psychologique. Robert G. Mehlman, le héros de Douleur fantôme, se prend pour un écrivain de renom, mais ses livres finissent bradés, ses éditeurs en ont pardessus la tête de ses boniments et le pire est qu'une invitation au pot de Nouvel An de sa maison d'édition ne lui parvient qu'en mars. Ils l'ont fait exprès, considère Mehlman; en postant cette invitation avec quelques mois de retard, ils s'assuraient qu'il ne viendrait pas. Le monde est contre lui et le monde a tort. Pour Arnon Grunberg qui, il y a plusieurs années, a quitté les Pays-Bas pour aller s'établir à New York, la grande traversée n'est pas restée sans conséquences sur le plan littéraire. Actuellement, dans la littérature américaine de qualité, le thème le plus populaire est la redécouverte de soi. Robert Mehlman veut lui aussi se redécouvrir mais, en tant qu'immigré de la première génération originaire de Hollande, il ne sait pas bien s'y prendre. Son père était, selon le mythe, un joueur de tennis mondialement connu. En réalité, il occupait la deux cent soixante huitième place du classement mondial et il avait été radié à vie des listes de la fédération de tennis, parce qu'il avait mordu un adversaire au mollet. Plus tard, chaque coup du sort lui ferait dire: c'est la fédération de tennis qui se cache là-dessous. Sa mère, elle, a survécu à Auschwitz et présente pas mal de signes d'excentricité. On dirait que dans Douleur fantôme, Grunberg jongle malicieusement avec les faits de la vie tels qu'il les avait décrits dans son premier roman, Blauwe maandagen (Lundis bleus)Ga naar eind(1): des parents complètement dingues, traumatisés par la guerre, la fréquentation des putes, et ainsi de suite. Comme lui, Robert Mehlman a consacré son premier roman, un ouvrage semi-autobiographique, à son milieu familial. Mais Grunberg nous réserve une surprise en introduisant un nouveau personnage, Harpo, le fils de Robert. Dans ce récit encadré, le prologue et l'épilogue sont réservés à Harpo, qui présente aussi la partie centrale du livre, | |
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un roman entièrement autobiographique écrit par Robert et qui n'a jamais été publié: Het Lege Vat en andere parels (Le Tonneau vide et d'autres perles rares). La mère de Harpo lui dit: ‘Tu ressembles terriblement à ton père.’ Une fois qu'il a lu le manuscrit de son père, Harpo se dit qu'il ne sait toujours pas si cette réflexion est un compliment ou si elle se rapproche de la malédiction. Quoi qu'il en soit, Douleur fantôme, c'est Harpo en quête du père. Mais il se trouve face à un autoportrait savamment orchestré par l'intéressé. Il ne reste alors à Harpo qu'un ‘chagrin qu'il ne peut ni partager ni formuler’, quelque chose, précisément, comme une douleur fantôme. Tout ceci peut paraître assez dramatique, mais ce n'est là qu'une des facettes du roman, à la fois chronique familiale et portrait d'écrivain. Lire Douleur fantôme, c'est d'abord et surtout comme vider sur place un magnum de champagne. Les bulles tourbillonnent dans le verre, tout est festif, les contours s'estompent, si bien qu'on risque de perdre de vue l'essentiel; voilà comment se lit cette histoire époustouflante. Dire que la prose d'Arnon Grunberg a pour objectif de distraire n'est pas nouveau en soi. Mais c'est la première fois qu'un de ses romans va jusqu'à provoquer le fou rire. Opinions farfelues, observations bizarres ou situations normales en apparence en sont le déclic. Il arrive aussi qu'au beau milieu d'une conversation, ses personnages émettent les réflexions les plus saugrenues. Parfois, le lecteur croit s'être égaré dans une pièce de théâtre déroutante. C'est en particulier dans les bars que la pagaille est à son comble et, de toute manière, Robert a le don d'attirer les confidences les plus terribles. Est-il en train de savourer un macchiato
Arnon Grunberg (o1971) (Photo Chr. van Houts).
quelque part, que le barman lui annonce de but en blanc: ‘moi aussi, il m'est arrivé de penser au suicide.’ Arnon Grunberg a fait de la démystification son image de marque. Il ne cesse de désamorcer ses affirmations antérieures et les vérités acquises, et ce fréquemment dans un seul et même paragraphe. Les effets de l'illusion sont éphémères et souvent question de rhétorique. ‘Un Français m'a dit un jour, que la seule chose qu'un homme désire est de faire rire une femme. C'était joliment dit de la part de ce monsieur. C'était un mensonge, mais beau, un mensonge qui, pendant quelques secondes, mettait votre vie sur un plan plus élevé’. Mais la démystification se produit aussi pendant le déroulement d'un récit. A un certain moment, Robert roule dans une limousine équipée d'un matelas d'eau, qu'il a louée dans le but de faire impression sur une femme dont il veut faire sa maîtresse. Mais subitement il a besoin d'aller aux waters. Ils s'arrêtent à une station-service et courent sous la pluie vers les W.-C. Ceux-ci sont occupés. Cela fait un bon bout de temps que quelqu'un s'y est enfermé, leur explique la caissière, et elle leur conseille d'attendre la venue de l'équipe de nettoyage qui arrive à 7 heures. C'est eux qui ont la clé. Tant de réalité ne peut que nuire à la griserie. | |
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Grunberg brosse ici le portrait d'un écrivain imaginaire. Tout le monde pense que Robert Mehlman travaille à son oeuvre maîtresse, mais il ne fait qu'écrire des lettres et se comporter comme un écrivain. Quand son rédacteur l'informe avec ménagements que le public ‘a atteint le point de saturation’, Robert se met à râler: ‘Écoute-moi bien, tu le sais mieux que moi, vendre des livres, c'est la guerre. Je te le dis: vendre mes livres à moi, c'est la guerre nucléaire. Transmets cela à tes représentants’. Robert et sa femme vivent sur le compte de leurs six cartes de crédit, toutes à découvert. Les dettes s'accumulent, il ne s'en inquiète pas pour autant. Ne devraient-ils pas manger dehors moins souvent, demande sa femme. ‘Comment? Manger moins souvent au restaurant? s'exclame-t-il. Les ventes sont excellentes’! Cela va encore plus loin: pour lui, matériau et réalité manipulée ne font qu'un. Pas étonnant que Robert, ce mégalomane qui veut tout garder sous contrôle, se compare indirectement au Sauveur. L'euphorie que ressent l'écrivain manipulateur est probablement plus courte encore que celle de l'érotomane. Car dès que la personne manipulée se rend, qu'elle est devenue ‘maniable’, et que la distinction entre la personne et le personnage n'existe pratiquement plus, c'est terminé. Plus rien ne vient après. Plus rien ne peut venir. Rien qu'une histoire. ‘Au moment où j'ai commencé à croire à la réalité que j'avais soigneusement mise en scène, j'ai vécu l'instant d'euphorie. Le moment où l'histoire que vous avez inventée vous prend au piège’. Robert vit pleinement son histoire et finit par se fondre en elle: d'abord les aventures amoureuses, puis le succès en tant qu'auteur mondialement célèbre de De Pools-joodse keuken in 69 recepten (La Cuisine judéo-polonaise en 69 recettes). La cuisine après Auschwitz, et ensuite son évolution jusqu'à ce que folie s'ensuive. Si les oeuvres précédentes de Grunberg, Blauwe maandagen (1994) et Figuranten (1997, non traduit en français) partaient quasiment dans tous les sens, Grunberg a trouvé avec Douleur fantôme la forme qui lui convient. On a encore une alternance de scènes tragi-comiques, bourrées de gags et centrées sur des caractères burlesques. La portée du message nous est familière: on fête la vie à la limite de l'extrême. Mais l'auteur a choisi comme personnage central un écrivain qui, à partir de l'absurdité de sa propre vie, invente une littérature plus absurde encore; le foisonnement d'irrésistibles digressions et anecdotes ajoutées y trouvent leur place tout naturellement. Jeroen Vullings (Tr. G. Schwartz) arnon grunberg, Douleur fantôme (titre original: Fantoompijn), traduit du néerlandais par Olivier Vanwersch-Cot, Plon, Paris, 2003, 258 p. (isbn 2 259 19514 8). |
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