Septentrion. Jaargang 32
(2003)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermdLe Cuba mythique de Herman PortocareroLe lecteur qui pense trouver dans Nuits cubaines un guide pratique de la vie nocturne à Cuba en sera pour ses frais. Ce serait mal connaître Herman Portocarero (o1952). Certes, l'auteur a écrit ces ‘Mémoires immédiats 1995-1999’ lorsqu'il occupait le poste d'ambassadeur de Belgique à Cuba et il en sait long sur ce pays, sur le plan officiel autant qu'informel, mais c'est à sa facette littéraire que l'écrivain-diplomate donne ici libre cours. Car Portocarero est l'auteur d'une oeuvre passionnante qui s'intéresse bien davantage aux réalités cachées qu'à la chose diplomatique. Ses fonctions l'ont retenu longtemps en Afrique et dans les Caraïbes, et ses livres portent la marque du monde parfois mystérieux où il a vécu. Het anagram van de wereld (L'Anagramme du monde), avec lequel il a fait son entrée en littérature, en 1984, baignait dans l'ambiance des | |
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mille et une nuits. Avec son deuxième opus, le réputé Door de naamloze vlakte (A travers la plaine sans nom), il marchait sur les traces d'Arthur Rimbaud en Éthiopie. En Occident aussi, il s'intéresse à la contre-culture: Domino (1998) dépeint les bas-fonds de New York, ville où il travailla de 1985 à 1995Ga naar eind(1). Portocarero a toujours eu l'inspiration ample et multiculturelle. Pour une découverte plus directe de la société cubaine, on lira avec bonheur son dernier ouvrage sur le pays, Tropische trajecten (Itinéraires tropicaux, 2002). L'auteur y donne à voir un kaléidoscope d'anecdotes, de récits et de souvenirs, parlant autant des prostituées du Maleçón que des pyramides mayas. Là où Tropische trajecten est un livre plutôt ‘branché’, d'accès plus facile, qui décrit dans des styles variés la face éclairée de Cuba, Nuits cubaines est une version plus réfléchie, plus modérée de ce patchwork. C'est une sorte de journal où, durant les quatre ans qu'a duré sa mission sur place, Portocarero a noté ses réflexions sur le phénomène Cuba - autrement dit: la face sombre, la face cachée d'une société, le mythe sous le pays. Nuits cubaines, loin de l'exubérance de la salsa, s'attache aux superstitions et à la santeriá importées d'Afrique avec les esclaves et qui, selon Portocarero, continuent à régner en maître dans l'inconscient des Cubains. Par petites touches, il erre telle une ombre dans les nuits de La Havane,
Herman Portocarero (o1952).
se glisse à l'intérieur du Palacio de la Revolución où Fidel Castro, légende vivante, donne une entrevue nocturne à un émissaire européen. Évidemment, son métier affleure, mais, plus loin, les images semblent filmées par un spectre, tant le style ‘reportage’ paraît détaché. Cette impression vient de ce que Portocarero s'est aussi beaucoup promené à Cuba une caméra au poing et qu'il en a tiré un film et un documentaire. Des fragments de celui-ci apparaissent çà et là dans le livre, dans un style descriptif qui n'en demeure pas moins d'une grande efficacité. L'auteur-narrateur glisse | |
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en souplesse le long des monuments et des quartiers de la capitale afin de rappeler à la vie la réalité historique, de La Havane de Fidel qui lutte pour sa survie à la capitale élégante et effervescente d'avant la révolution. Fasciné par ce carrefour des cultures qu'est Cuba, Portocarero emprunte aussi la voie de l'Afrique ancestrale, une Afrique dont les esprits ont traversé l'océan avec les esclaves, au moment où, au xixe siècle, ‘l'islamiste Fulani jeta littéralement à la mer la vieille culture animiste yoruba’ (p. 29). ‘Sous la peau brune de La Havane, Cuba est resté à bien des égards le pays le plus africain des Caraïbes. Paradoxalement, pas le plus “noir”, mais néanmoins le gardien le plus fidèle des traditions africaines du temps de l'esclavage: les rythmes et les esprits.’ (p. 25) Le journaliste cède tout naturellement la parole à l'écrivain dans les Cuentos del muerto (Contes du mort), l'histoire sentimentale d'Eduardo et de Celia. Eduardo est un fonctionnaire de quarantesept ans qui a épousé une mulâtresse de dix-neuf ans. Le soir, il utilise sa voiture de fonction comme taxi pour améliorer son ordinaire. Une nuit, il prend en charge un étrange client qui le paie au moyen d'une pièce démonétisée. Il s'avère qu'il a eu affaire à un mort, un de ces zombies que le cinéma populaire a rendus célèbres et qui pullulent dans les superstitions cubaines. L'homme quitte le taxi d'Eduardo à hauteur du cimetière de La Havane et ne semble pas nourrir de noirs desseins, mais: ‘Nous enterrons généralement nos morts avec un seul peso en poche, et en acceptant l'argent, Eduardo a rendu sa quête plus difficile, car il ne peut plus rien payer et éprouve des difficultés à se déplacer en ville...’ (p. 184). Dès ce moment, le malheureux fonctionnaire est poursuivi par la poisse. Arrêté pour conduite illégale de taxi, il perd sa voiture de fonction à la faveur d'une promotion qui n'en est pas une. Sa plus grande hantise est de voir aussi s'envoler sa jeune et belle épouse en raison de la perte de son statut et des pannes sexuelles que provoque chez lui sa crainte de ne pas ‘assumer’. Mais Celia est bonne fille. Comme elle accorde plus de foi qu'Eduardo aux forces de l'au-delà, la jeune métisse part en quête du moyen de conjurer la malédiction. Parce que Portocarero distille ces Cuentos del muerto en trente et un brefs épisodes sur toute la longueur du livre, ce récit apparaît vite comme un fil rouge qu'on ne lâche plus. Tout se passe comme si, au montage, l'auteur avait soigneusement étudié les enchaînements, enfilant les chapitres les uns aux autres en y intercalant les parties documentaires. S'il y a bien quelqu'un qui ne pouvait pas ne pas être évoqué, c'est bien l'autre icône cubaine, Che Guevara, et sa tentative avortée d'exporter la révolution dans le Congo prémobutiste. Portocarero rapporte cette aventure en style télégraphique, ramenant toute l'expédition au rang de fait divers, afin de bien montrer qu'il était insensé de vouloir détourner le cours de l'histoire et exporter la libération du régime capitaliste sur le continent noir. D'un côté, la fatalité est trop profondément ancrée dans les croyances africaines, de l'autre, cette révolution n'était possible qu'à Cuba - les ingrédients nécessaires ne font recette que là-bas. Fidel et le Che ne sont-ils pas entrés dans la légende? Cuba est bien l'un des derniers pays où l'idéal communiste se maintient... mais pour combien de temps encore? Il n'y a dès lors rien d'étonnant à ce que l'épisode du Che en Afrique, qui n'est relaté qu'en marge du récit, cède rapidement la place à celui d'Eduardo et de Celia, combien plus héroïque dans sa simplicité. Car c'est la puissance de l'amour de Celia pour Eduardo qui leur fera vaincre la mort - non pas en la niant, mais en la prenant à bras-le-corps, telle une partie indissociable de la vie même. Si Nuits cubaines regorge de structures suspendues, de raisonnements interrompus, c'est que le livre reflète parfaitement le modèle de société de ce pays étranglé par l'embargo américain. Car c'est justement aux contrastes extrêmes de Cuba que sa population doit son formidable instinct de survie. Dans la pauvreté, l'âme cubaine a fait preuve d'une grande créativité, et c'est ce talent que laisse parler | |
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Portocarero. L'ensemble des Cuentos del muerto peut être considéré comme une métaphore: Cuba n'est-il pas lui-même un mort-vivant? Et n'a-t-il pas toujours su repousser les ingérences extérieures en retournant à ses racines? Portocarero explique pourquoi cette île a toujours incarné la pensée utopique avec une telle puissance: ‘Là-haut entre ciel et mer, au terme de ces nuits cubaines, je cherche désespérément une formule qui résume tout, une formule qui, face au vide croissant du petit matin, à la douloureuse lucidité de l'insomnie, puisse préserver la fascination. La foi dans les héros? Difficile, difficile. Dans un Monde Meilleur? Mais à quelle profondeur le maintien de l'utopie s'enracine-t-il dans les ténèbres du pouvoir personnel? L'érosion d'un idéal semble finalement respecter une sorte de loi naturelle, comme la transformation irréversible du mouvement en chaleur. Alors, à quoi bon les slogans après tant d'années: illusion d'une volonté humaine qui déforme tout ou confort cynique des maîtres?’ (p. 213) Reste-t-il une porte ouverte sur l'avenir? La réponse, cette fois, ne pourra qu'être réaliste. Nuits cubaines avait commencé sur un flash-back, à l'époque flamboyante où les boîtes de nuit de La Havane étaient encore tenues par la maffia américaine. Le livre se termine sur un feu d'artifice à proximité de l'Hotel Nacional, où le rythme joyeux de la salsa doit laisser la place aux textes tout en menaces et en tensions des rappeurs. A Cuba aussi, la réalité finit par rattraper l'utopie. Cela me plaît que Herman Portocarero nous le fasse comprendre avec un tel degré de subtilité dans ce jeu de fiction et de non-fiction. Il est le seul écrivain de l'espace néerlandophone à exprimer son engagement d'une manière si personnelle. Peu importe que, depuis quelques années, il soit davantage devenu un auteur-culte qu'un écrivain à la réputation ‘assise’: en ces temps instables, Portocarero reste plus cosmopolite que jamais. Il cherche son inspiration par-delà les frontières et donne à la littérature flamande des perspectives qui, sans lui, nous manqueraient terriblement. Et, surtout, il s'intéresse à l'homme et au spirituel. S'il ne choisit pas l'intellectuel, mais l'homme du peuple, ni le prêtre, mais le sorcier, c'est parce qu'il croit à la constance du contre-courant: non pas celui du paraître, mais celui de l'essence des choses. Karel Osstyn (Tr. E. Sandron) herman portocarero, Nuits cubaines (titre original: Çubaanse nachten), traduit du néerlandais par Magali Flamme, Editions Luce Wilquin, Avin / Hannut, 2003, 220 p. (ISBN 2 88253 195 8). |
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