Pour tout dire, ce commentaire a le don d'attiser ma curiosité; mais j'ai en même temps l'intuition que l'écoute de la sonate me réserve un mouvement mystérieux autant que salutaire. Les premiers accords de l'allegro maestoso résonnent, le mouvement est là. D'entrée de jeu, l'allure est vive et joyeuse, et je m'imagine sans mal pourquoi Liu Szi-Quen y entend une promenade - point tant cette flânerie détachée et nonchalante, où de loin en loin l'on s'arrête un instant pour porter le regard devant et derrière soi, qu'une progression enthousiaste et ininterrompue au milieu d'impressions sans nombre... Je serais curieux de savoir ce que voit Liu tandis qu'il joue et s'écoute: des montagnes de Chine, un fleuve semé de rochers curieux et de rapides, des rizières battues de vent? Moi-même, après quelques moments, j'incline à mon tour, influencé par le piano, à entendre des paysages dans la musique, aussi fragmentaires soient-ils, un va-et-vient d'horizons lyriques où, parmi une plénitude de lumière et de verdure, de fines brumes se dissipent, mais ces impressions ne révèlent pas qui est à l'oeuvre, de l'oreille ou de l'imaginaire. Couleur et éclat surgissent de ce mouvement plein d'allant. La foulée dans l'allegro de Mozart est ample, longue et puissante, elle dessine d'immuables arcs mélodiques où se relaient la fantaisie et la passion, le maestoso s'achevant par une brève et magnifique ascension qui me montre à nouveau un paysage: le promeneur, en quelques grandes enjambées, a gagné un surplomb ensoleillé où il peut enfin s'arrêter et contempler... Que voit Liu, qu'y a-t-il dans Mozart qu'il vive différemment de moi? Et que ressent Pei? Elle est assise tranquillement dans un coin... Suit-elle
de loin le jeune pianiste dans sa promenade, ou se contente-t-elle d'attendre discrètement qu'il ait fini de jouer?
Le cantabile (con espressione) chante réellement, d'un chant retenu et parfois attendri, auquel les doigts fins et agiles de Liu Szi-Quen donnent vie. La longue promenade se poursuit dans un tempo plus lent. Sur le paysage musical plane par moments un nuage de mélancolie, cette mélancolie authentiquement mozartienne, toute d'éphémère. Le promeneur continue sa route imperturbablement, d'un pas rêveur, mais s'autorisant çà et là dans la musique quelque sourire quand la sonate s'emplit d'espace, se fait perle d'un neuf orient. Une fois de plus, l'horizon s'obscurcit sous l'effet d'une ombre passagère. Une fois de plus le promeneur s'interroge, avant d'entamer le presto final. Une fois de plus, il rassemble ses forces dans une ultime accélération qui est comme un défi: la promenade ne souffre plus le ralentissement de la foulée, elle déborde sans discontinuer d'inspirations entraînantes. Le tempo ne faiblit pas un instant, le paysage fleurit de toute part, le souffle de la musique gagne en ampleur et se perd dans l'envolée du chant.
Liu Szi-Quen se tourna lentement vers moi. Je murmurai entre mes dents: ‘Prekrasno’, ce qu'il n'eut aucune peine à comprendre, comme je pus en juger à son petit rire mi-fier, mi-modeste. Il dit quelque chose. Pei émergea de son coin et traduisit: le pianiste était heureux que le visiteur ait bien voulu écouter, heureux qu'il ait apprécié.
Nous nous séparâmes comme de vieilles connaissances. Une fois que Pei et moi fûmes sortis, ma petite interprète m'interrogea: ‘Vous aimez cette musique?’ On devinait un léger étonnement dans sa question. Je jetai toute ma force de conviction dans ma réponse: ‘De tout mon coeur.’ Pei ne dit rien. Il était clair qu'elle pensait encore à ce qu'elle venait d'entendre, au jeune pianiste et à cette brève mais totale communion entre lui et moi, par la grâce des Muses...