Septentrion. Jaargang 32
(2003)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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Des Halles à l'Élysée:
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longtemps avant que je n'y sois allé, une certaine idée de Paris, tout comme l'ont fait les films policiers avec Jean Gabin. Un début peu glorieux, il est vrai, mais un début quand même. Il y a eu aussi, au lycée, ce professeur de français dont les récits sur les splendeurs de Paris et sur les pratiques alimentaires des Français m'impressionnaient profondément (c'est ainsi que j'appris déjà dans ma prime jeunesse que le ‘potage de légumes’ était tout autre chose que la ‘groentensoep’ néerlandaise). Lorsque je suis arrivé pour la première fois à la gare du Nord (j'avais à peine dix-sept ans), j'ai ressenti exactement l'excitation et la sensation décrites par mon professeur. A cette époque, la seconde moitié des années 1950, Paris offrait tout ce qu'on pouvait souhaiter. La ville était incontestablement la capitale culturelle du monde. Berlin avait été détruite. Londres jouait un rôle peu significatif et New York était trop éloignée. Tout ce qui comptait se trouvait à Paris, non seulement la mode (qui ne m'intéressait pas) et la ‘haute cuisine’ (qui n'était pas à la portée de ma bourse), mais aussi et surtout le cinéma, le ‘sérieux’ comme le populaire; la musique, y compris la chanson et les caves de Saint-Germain-des-Prés où triomphait | |
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le jazz; le théâtre, tant les théâtres de boulevard que la Comédie-Française et le théâtre d'avant-garde d'Ionesco. Et ce n'était pas tout. A ce moment-là, la littérature française était encore très en vogue aux Pays-Bas. Certaines librairies lui réservaient une large partie de leurs rayons. Des écrivains français reçurent le prix Nobel (Mauriac, Camus et Sartre qui, lui, le refusa). Sartre n'était pas seulement un romancier et dramaturge à succès, il était aussi et avant tout la figure de proue de la philosophie existentialiste en France. Tout le monde était alors existentialiste, bien que, pour la plupart des gens, cela ne consistât qu'à se pâmer devant Sartre et Simone de Beauvoir attablés aux Deux Magots ou au Flore, ou à écouter Juliette Gréco qui, habillée d'un chandail existentialiste noir, interprétait des chansons existentialistes tout aussi noires. A l'école, j'avais entendu parler de ce qu'on appelait alors la ‘Nouvelle Théologie’ propagée par les jésuites Daniélou et De Lubac, ainsi que des prêtres ouvriers, de l'abbé Pierre et de l'aggiornamento liturgique dans l'église Saint-Séverin. Ainsi, de Dior à Daniélou en passant par Jean Gabin et Jean-Paul Sartre, il y en avait pour tous les goûts. Et, bien entendu, il y avait par-dessus tout la vie parisienne même: les prestigieux trésors architecturaux, la Seine omniprésente, la ville qui ne s'endormait jamais mais qui continuait à vivre la nuit aux Halles, lesquelles étaient encore, pour employer la métaphore inoubliable de Zola, le ‘ventre de Paris’. Mon amour de Paris et de la France est sans doute né dans ces années-là. Toutefois, le fait que je finirais par me spécialiser dans l'histoire de France était dû à un concours de circonstances fortuites. Il y avait d'abord mon intérêt pour Charles Péguy. Dans un premier temps, je ne connaissais Péguy que comme poète. En fait, il semblait avoir été aussi un redoutable polémiste, un grand prosateur, un dreyfusard convaincu et un socialiste de premier plan. J'appris que, plus tard, Péguy avait complètement changé d'orientation, qu'il avait exalté l'armée française, qu'il s'était mué en patriote et nationaliste ardent saluant avec enthousiasme le déclenchement de la Grande Guerre. Ce changement radical de Péguy m'intriguait, d'autant que je ne mis pas longtemps à m'apercevoir qu'il n'était pas le seul à l'avoir subi et qu'il y avait eu bien d'autres conversions du même genre. Le sujet commença à me passionner de plus en plus au point que j'y consacrai mon mémoire de maîtrise et ultérieurement, sous une forme plus élaborée, ma thèse de doctorat intitulée Soldaat en krijger. Franse opvattingen over leger en oorlog, 1905-1914 (Soldat et guerrier. Les opinions françaises sur l'armée et la guerre, 1905-1914). C'était en 1969. Jusqu'alors, j'avais de temps en temps travaillé en France, notamment à la Bibliothèque nationale, mais il ne s'était agi que de brefs séjours. Lorsque, en 1971, on me proposa de passer un an en France, j'acceptai l'invitation avec joie. Au cours de cette année-là, ma connaissance des milieux historiographiques français s'est considérablement enrichie et j'ai établi un certain nombre de contacts dont quelques-uns ont pris un caractère durable. J'avais une vraie fringale de connaissances. Je suivis à Sciences-Po un séminaire dirigé par Raoul Girardet, dont je connaissais bien les travaux sur l'armée française et le nationalisme français. Je suivis également un séminaire sur l'histoire africaine chez Henri Brunschwig à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), laquelle à ce moment-là s'appelait encore la VIe Section de l'École pratique des hautes études. Je participai, en tant que membre, aux réunions de la Société française d'histoire d'outremer. J'assistai, au Collège de France, aux cours de Raymond Aron sur Clausewitz et je tirai grand | |
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A table avec Henri Brunschwig (à gauche) lors d'une semaine d'études organisée à Prato par Fernand Braudel, vers 1980.
profit de la Chronique de recherche, un séminaire animé par Pierre Goubert et où ceux qui préparaient ou avaient passé leur doctorat venaient parler de leurs recherches. On y entendait, entre autres, Michel Vovelle, dissertant sur la mort en Provence, et Nathan Wachtel commentant son livre La Victoire des vaincus. En somme, de Girardet à Vovelle, il s'agissait d'une société extrêmement diversifiée à tout point de vue, y compris sur le plan politique. Je n'ai connu que plus tard certains historiens avec lesquels j'entretiens toujours d'étroites relations. En 1975, sur ma proposition, Fernand Braudel fut nommé docteur honoris causa de l'université de Leyde. Braudel n'avait jamais eu beaucoup de contacts avec les historiens néerlandais mais il s'intéressait à l'histoire des Pays-Bas, surtout à l'époque de la République, à laquelle il consacrerait un long chapitre dans son ouvrage Civilisation matérielle, économie et capitalisme (xve-xviiie siècle) (1979). Sa visite à Leyde lui ayant manifestement plu, il accepta ma proposition d'organiser un congrès franco-néerlandais. Celui-ci eut lieu à Paris en 1976. Y participèrent, outre Braudel, un certain nombre d'historiens français et néerlandais de renom. Thème du congrès: Capitalisme hollandais et capitalisme mondial. Les actes ont paru sous le même titre aux Éditions Cambridge University Press. Je suis resté en contact avec Braudel jusqu'à sa mort en 1985. Nous nous sommes souvent rencontrés à Paris, parfois à Prato, une fois encore à Leyde et de temps en temps l'été en Savoie, où nous possédions tous deux une maison. Mes relations avec Clemens Heller et Maurice Aymard, successeurs de Braudel comme administrateurs de la Maison des sciences de l'homme, ont toujours été, elles aussi, excellentes. J'ai d'ailleurs eu l'honneur d'avoir été le premier étranger à faire partie du Conseil d'administration de la Maison. Il y avait aussi d'autres réunions. A Leyde, nous avions créé un centre d'histoire d'outre-mer spécialisé dans les études comparatives en matière d'histoire de l'expansion européenne. Jean-Louis Miège dirigeait un centre analogue à Aix-en-Provence. Comme il s'intéressait lui aussi à une approche comparatiste, nous avons organisé ensemble, à tour de rôle aux Pays-Bas et en | |
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Fernand Braudel (1902-1985) (Photo L. Monier).
France, une longue série de congrès franco-néerlandais extrêmement passionnants sur l'histoire d'outre-mer. En plus de ces relations plus ou moins institutionnalisées, j'ai eu l'occasion de nouer des contacts personnels avec plusieurs autres historiens français. J'ai rencontré Jacques Julliard à Princeton, où nous passions tous deux un congé sabbatique à l'Institute for Advanced Study. A Paris, j'ai fait la connaissance de Pierre Nora. Il m'apporterait plus tard son aide précieuse dans ma quête d'un éditeur français pour mon livre sur la partition de l'Afrique, Verdeel en heers. De deling van Afrika. Publié d'abord chez Denoël (sous le titre Le Partage de l'Afrique), l'ouvrage fut réédité en poche chez Gallimard dans la prestigieuse collection ‘Folio’. Emmanuel Le Roy Ladurie nous rendait régulièrement visite à Leyde et à Amsterdam, où il se plaisait beaucoup. Ce qui à ce moment-là m'inquiétait un peu, c'était de constater que - chose évidente pour les gens de ma génération - l'aptitude des étudiants en histoire à lire des ouvrages non seulement en néerlandais et en anglais mais aussi en français et en allemand disparaissait peu à peu. On ne pouvait plus imposer la lecture de livres français à l'université. Parmi les jeunes assistants, on n'en trouvait que quelques-uns capables de lire des ouvrages français ou intéressés par l'histoire de France. Je me demandais quel serait l'effet de cette situation dans vingt ou trente ans. Qui enseignerait alors l'histoire de France? Qui entretiendrait les relations avec les historiens français? Personne, semblait-il à ce moment. Cette constatation me préoccupait tellement que je décidai de passer à l'action. J'avais en tête l'idée de créer une bourse ou un prix qui permettrait à un jeune historien néerlandais de poursuivre, pendant une année, ses études à Paris. A l'image du prix de Rome destiné aux jeunes artistes, il fallait créer, pensais-je, un prix de Paris. Je soumis ce projet à l'historien Henri Baudet, professeur à l'université de Groningue, qui soutenait avec enthousiasme toutes les initiatives que je prenais en matière de coopération franco-néerlandaise, ainsi qu'au conseiller culturel Alain Riottot, homme débordant d'énergie et doué d'une inventivité hors pair. | |
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Tous deux accueillirent mon idée avec enthousiasme. Grâce au mécénat d'entreprise, le premier prix de Paris put être remis, non sans quelque solennité, en 1982. Beaucoup d'autres suivraient. Lorsque, en 1998, Jacques Delors reçut le prix Érasme, il offrit généreusement une bonne partie de la somme à la Fondation prix de Paris, mettant ainsi notre prix pour quelque temps au moins à l'abri de cette maladie académique endémique qui s'appelle le manque d'argent. Quand, à l'occasion du vingtième anniversaire du prix, nous avons édité un petit ouvrage retraçant le parcours intellectuel et scientifique des lauréats, il s'est avéré que le prix avait atteint l'objectif fixé: offrir à des chercheurs débutants une chance unique d'élargir leur horizon intellectuel, de se familiariser avec la culture française et de nouer des contacts avec des historiens français. Dans mes publications, j'ai continué à accorder un intérêt particulier à l'histoire de France, souvent sous forme de contributions qui m'étaient demandées pour des ouvrages collectifs ou par le biais de conférences prononcées à diverses occasions: le bicentenaire de la Révolution française, le 30e ou 40e anniversaire du traité de l'Élysée, le centenaire de la naissance du général de Gaulle, etc. Beaucoup d'autres sujets me passionnaient également. J'ai consacré pas mal d'articles à des intellectuels français et à leur engagement. J'ai écrit sur Robert Brasillach et Raymond Aron, sur les Annales et l'historiographie française, sur l'impéralisme français, sur les relations coloniales franco-néerlandaises et bien d'autres sujets encore. Ayant collaboré, de 1993 à 2001, au grand quotidien néerlandais NRC-Handelsblad, j'y ai à intervalles réguliers traité de sujets touchant la France. Les Pays-Bas sont un petit pays et les Néerlandais s'entourent volontiers de spécialistes. Au fil des ans, ils ont été amenés à me considérer comme un ‘connaisseur de la France’. Ce statut a parfois été récompensé par des invitations flatteuses. C'est ainsi qu'au cours de la visite officielle de Jacques Chirac aux Pays-Bas en 2000, j'ai eu l'honneur, après les discours prononcés par le président français et le Premier ministre néerlandais, de faire un exposé sur les relations franco-néerlandaises. La visite d'État effectuée en 1991 par la reine Beatrix en France et à laquelle j'ai participé en qualité de ‘conseiller scientifique’, a sans doute été pour moi le ‘moment suprême’. Me rendant, dans les années 1950, en auto-stop à Paris, ou, pour la modique somme de dix florins, aux Halles à bord d'un camion frigorifique, ou encore, logeant pour 2,50 florins à l'Hôtel des Pyrénées, rue de l'Ancienne Comédie, j'aurais eu du mal à m'imaginer alors qu'un jour, un hélicoptère présidentiel me déposerait sur l'esplanade des Invalides et qu'escorté par la Garde républicaine je me rendrais au palais de l'Élysée et m'y trouverais à table aux côtés de la baronne de Rothschild, laquelle justifierait sa présence dans ces illustres lieux en me faisant simplement remarquer qu'à tout prendre, elle était la voisine de l'Élysée. Comme disait déjà au xviie siècle le célèbre poète néerlandais Bredero: Het kan verkeren (Rien n'est définitif).
H.L. Wesseling Professeur honoraire à l'‘Universiteit Leiden’. Adresse: NIAS, Meijboomlaan 1, NL-2242 PR Wassenaar. Traduit du néerlandais par Urbain Dewaele. |
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