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‘Cobra’
et les poètes expérimentaux:
rencontres parisiennes
Avingt et un ans, son service militaire terminé, Hugo Claus part pour Paris, accompagné de son amie Elly Overzier. Il veut découvrir d'autres horizons et s'immerger dans l'ambiance cosmopolite qui règne dans la capitale française; son amie rêve d'une carrière d'actrice de cinéma. Trois ans durant, ils mèneront sur la rive gauche de la Seine une vie de bohème, changeant de chambre d'hôtel comme de chemise.
Claus n'y est pas seul. Dans les années 1950, Paris est l'eldorado de l'avant-garde artistique internationale. Bien des Néerlandais fréquentent également la ville. Simon Vinkenoog est l'un des premiers à s'y fixer. Il s'y rend dès 1948 et trouve un emploi à l'Unesco. Dans la suite, sa maison servira de lieu de rencontre à nombre de poètes et d'artistes tels Remco Campert, Rudy Kousbroek, Hans Andreus, Lucebert, Hugo Claus, Karel Appel et Corneille. Autre lieu de rendezvous: le légendaire atelier, situé rue Santeuil dans un immeuble en démolition, où travaillent Karel Appel et Corneille. C'était une époque d'intenses contacts littéraires et artistiques, de fêtes et de misère, mais aussi d'ambitions et de querelles. C'était le temps où la poésie et l'art néerlandais s'arrachaient au provincialisme et, baignant dans l'euphorie, cherchaient à rejoindre l'avant-garde internationale; l'époque de Cobra et de la poésie expérimentale.
Tout cela ne se déroule pas uniquement à Paris mais les rencontres et le climat de cette époque sont caractéristiques du processus de gestation. L'histoire commence en juillet 1948 lorsque les peintres Constant Nieuwenhuys, Corneille, Karel Appel et quelques autres fondent le Nederlandse Experimentele Groep (Groupe expérimental néerlandais) ‘afin de conjuguer leurs forces dans la lutte à mener contre les conceptions esthétiques obsolétes qui gênent l'éclosion d'une créativité nouvelle’. Concrètement, ces artistes s'opposent tant à l'art académique, ‘naturaliste’ à leurs yeux, qu'à l'art abstrait et au surréalisme dogmatique.
Les poètes Jan Elburg, Gerrit Kouwenaar et Lucebert ne tardent guère à se joindre au groupe. Leur revue Reflex publie les premiers manifestes sur le renouveau de la poésie et de l'art nouveau. Constant Nieuwenhuys s'y fait le défenseur d'un art qui ne serait que ‘l'expression libre de la vitalité humaine’. Le nouveau principe artistique qu'il voit naître s'oppose diamétralement à tous les anciens idéaux esthétiques et s'appuie au contraire sur la ‘rencontre de l'esprit humain avec la matière brute, laquelle lui suggère les formes et les idées’. Ainsi devra naître un art vital et suggestif proche des expressions spontanées qu'on trouve chez les enfants et dans les cultures primitives.
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Hugo Claus (o1929) et Elly Overzier en 1956 (Photo R. Selleslags).
Dans la pensée de Nieuwenhuys, inspirée du marxisme, ce nouvel art traduit le refus d'une culture bourgeoise et capitaliste dégénérant en un formalisme vide et annonce dans le même temps les prémices d'un art populaire total: la libération d'un désir d'expression latent. Sous le titre Poëzie is realiteit (La Poésie, c'est de la réalité), Gerrit Kouwenaar tente, en février 1949, d'appliquer ces idées à la poésie nouvelle. Lui aussi s'oppose au ‘dualisme de la forme et des idées’ et prône ‘une poésie nouvelle, accessible à tous, vitale’ qui doit être l'expression de ‘la grande vie immédiate’.
Entre-temps, vers la fin de 1948, le Nederlandse Experimentele Groep avait fusionné avec le mouvement international Cobra dont faisaient partie des artistes danois (entre autres Asger Jorn) et belges (notamment Dotremont, Noiret et Alechinsky). Pour les poètes néerlandais, cette évolution était importante parce qu'ils entraient ainsi en contact avec un mouvement artistique international en plein essor, dont les idées les inspiraient et les stimulaient tout en leur assurant une certaine notoriété. Il n'empêche qu'en tant que poètes de langue néerlandaise, ils allaient rapidement s'y trouver quelque peu marginalisés. Aussi allaient-ils s'intéresser davantage à des questions strictement littéraires, cherchant à nouer des contacts avec des poètes qui, indépendamment de Cobra, oeuvraient en faveur d'un renouveau moderniste de la poésie néerlandaise.
Mais, pour l'heure, on n'en est pas encore là. Après la fondation de Cobra, on assiste à une période d'activité fébrile et de coopération. L'exposition Cobra, organisée en novembre 1949 au
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Les ‘Vijftigers’ ensemble. De gauche à droite: Gerrit Kouwenaar (o1923), Remco Campert (o1929), Simon Vinkenoog (o1928), Jan Elburg (1919-1992), Bert Schierbeek (1918-1996) et Hugo Claus (Photo Ad Windig / ‘Maria Austria Instituut’).
Stedelijk Museum d'Amsterdam, en constitue l'un des temps forts. Le musée avait réservé une salle aux poètes qui dans un photomontage provocant réglaient son compte à la poésie traditionnelle en brandissant le slogan ‘Il y a une lyrique que nous supprimons’. Ces mêmes poètes collaborent également au numéro de Cobra, qui, à l'occasion de l'exposition, était consacré au Nederlandse Experimentele Groep. Lucebert y publie son poème-programme Verdediging van de 50-ers (Apologie des poètes des années 1950), une attaque contre l'hypocrisie de ces ‘dames et messieurs de lettres’ qui, même au lendemain de la seconde guerre mondiale, continuent à écrire comme si ‘la Hollande était un jardin de pêches roses’. Démasquer cette supercherie au nom de l'expérience de la vraie vie dans tous ses aspects, ‘bécoter le cul nu de l'art sous vos sonnets et vos ballades’ voilà ce à quoi vont s'employer les nouveaux poètes. En marge de cette même exposition, on organise aussi une soirée au cours de laquelle des poètes expérimentaux liront des extraits de leurs oeuvres. Mais la prestation du poète francophone belge Christian Dotremont dégénère en pugilat. Les autres poètes ne parviennent plus à prendre la parole mais cela ne les
empêchera pas de figurer à la une des journaux néerlandais. L'incident leur servira de prétexte pour quitter formellement le Nederlandse Experimentele Groep.
En dépit de cette rupture officielle, due beaucoup plus aux frustrations causées par une soirée gâchée qu'à des divergences de vue artistiques, il existait, avant et après le fâcheux événement, un
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large éventail de partenariats. Les poètes et les peintres pratiquaient toutes les formes imaginables de coopération lesquelles donnaient naissance à de très nombreux dessins à texte, ‘peinturesmots’, ‘tableaux-poèmes’, dessins collectifs, toiles, recueils de poèmes, illustrations, projets de maquettes etc.
Cette production artistique collective fut fortement stimulée par Christian Dotremont, en quelque sorte le chief spirituel et l'organisateur de Cobra, lui-même fasciné par les potentialités plastiques de l'écrit. Cet intérêt explique que, poète surréaliste au départ, il soit devenu peintre de logogrammes. D'ailleurs, on constate que dans ce cercle expérimental se manifestent tout à coup un nombre considérable de talents à deux facettes: des peintres écrivaient et des poètes dessinaient et peignaient. Comme l'avait dit Constant, on considérait que ‘l'acte de création était beaucoup plus important que ce qui était créé’. Aussi le talent, la technique, l'esthétique furent-ils, tout comme les autres conventions d'une culture bourgeoise vidée de sa substance, mis au rancart. Dualisme (du fond et de la forme, de l'expression et de l'esthétique, du corps et de l'esprit, du capital et du travail) et formalisme étaient les termes qui résumaient la tradition à bannir et auxquels, selon Dotremont, il fallait substituer la liberté, la créativité et la vitalité, que celles-ci soient exprimées par la langue ou par la couleur.
Face à cette situation, une bonne giclée de peinture acquiert toute
sa signification. Elle est comme le cri de la main du peintre muselé
par le formalisme. Elle est comme un cri de la matière que le
formalisme voulait soumettre à l'esprit.
On retrouve la même idée chez Lucebert dans la dernière strophe de son Verdediging van de 50-ers:
Contre votre mur avec la racaille nous enflons, formant une bulle
Un sac pesant bourré de rires, de crampes, de cris et de fracas:
notre expérience purulente surcharge votre ciel
Pour ce qui concerne la poésie néerlandaise, quelques publications intéressantes sont issues de cette collaboration. La plus belle et aussi la plus ludique s'intitule Goede morgen haan (Bonjour, le coq), oeuvre commune de Gerrit Kouwenaar et de Constant Nieuwenhuys dans laquelle le texte et l'image se répondent au hasard de l'improvisation. Dans la plupart des autres cas, les liens entre le mot et l'image sont plus lâches, comme par exemple dans De blijde en onvoorziene week (La Semaine joyeuse et imprévue, 1951) avec des dessins de Karel Appel et des poèmes signés Hugo Claus, Paal en perk (Bornes, 1951) comportant des poèmes de Claus et des dessins de Corneille ou, encore, De ronde kant van de aarde (La Face arrondie de la terre, 1952) de Karel Appel et de Hans Andreus.
Chose plus importante encore: la collaboration avec Cobra a dans une large mesure façonné la physionomie de la poésie des Vijftigers parce que celle-ci fut présentée au public dans des revues et des recueils très souvent illustrés par des artistes membres de Cobra. Cela vaut aussi pour l'oeuvre des poètes qui n'avaient pas de relations directes avec Cobra.
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On a déjà fait remarquer qu'à partir de 1950 les liens avec les peintres se relâchent. Les contacts sont plus informels, individualisés et fondés sur des affinités mentales. Ils s'établissent d'ailleurs le plus souvent dans les milieux artistiques parisiens. Cette émancipation de la nouvelle poésie peut être considérée comme une transition de la poésie expérimentale originelle vers la poésie plus ouverte, plus vaguement moderniste des Vijftigers. Dans cette évolution rapide, les petites revues telles que Blurb (1950-1951), fondée par Simon Vinkenoog, et Braak (1950-1951), lancée par Remco Campert et H.R. (Rudy) Kousbroek (auxquels se joindront ultérieurement Lucebert et Bert Schierbeek), jouent un rôle primordial. Libérée de l'emprise de Cobra, la poésie qu'on y pratique et publie entend se rapprocher le plus possible de la vie concrète et part en guerre contre le formalisme et l'esthétisme régnants. Elle se veut l'expression du désarroi causé par l'aprèsguerre et aspire à retrouver, dans toute sa pureté, la vie d'antan.
L'élargissement auquel tend la poésie expérimentale - entraînant dans le même temps une certaine perte de profil - se confirme lorsqu'en 1951 Simon Vinkenoog publie, sous le titre Atonaal, une anthologie réunissant des oeuvres de Hans Andreus, Remco Campert, Hugo Claus, Jan Elburg, Jan Hanlo, Gerrit Kouwenaaar, Hans Lodeizen, Lucebert, Paul Rodenko, Koos Schuur, Simon Vinkenoog et comportant des illustrations signées Karel Appel et Corneille. Dès ce moment, la nouvelle poésie est officialisée. Les polémiques éclatent sans toutefois empêcher les Vijftigers de s'auréoler rapidement de respectabilité. Ils réussissent à se faire éditer par des maisons prestigieuses, jouent un rôle prépondérant au sein de la rédaction de Podium, revue qui fait autorité, et obtiennent des prix littéraires. Lorsque, en 1954, Paul Rodenko publie son anthologie Nieuwe griffels schone leien (Des Crayons neufs, des ardoises propres), le mouvement poétique est crédité d'une généalogie impressionnante et intégré, de façon très explicite, dans le Modernisme européen du XXe siècle. Le terme ‘modernisme’ doit s'entendre ici dans le sens le plus large possible. Pour défendre la nouvelle poésie, Rodenko appelle à la rescousse Rimbaud, Baudelaire, les surréalistes, tout comme le futurisme, l'expressionnisme, le mouvement De Stijl et le modernisme incarné par des poètes tels qu'Eliot, Pound et Dylan Thomas. Aussi déclare-t-il: ‘On peut donc considérer l'oeuvre des poètes expérimentaux comme une synthèse du développement de la poésie
européenne au cours du XXe siècle’. Il s'agit donc bien du modernisme littéraire car ce qui frappe, c'est que, dans son essai liminaire, Rodenko ne souffle mot de Cobra, dans lequel le mouvement plonge pourtant ses racines, même pas lorsqu'il explique en détail le sens du terme ‘expérimental’. Il définit ce mot par référence aux sciences exactes:
ainsi le poète ne part pas d'une vision du monde préétablie qu'il matérialise ensuite dans la langue mais, s'appuyant sur les données factuelles de la langue - que dans le ‘laboratoire’ du poème il isole de leur signification courante - il s'efforce de créer une vérité poétique. Il compose pour ainsi dire de la poésie ex nihilo et crée, ce faisant, sa langue, son style, sa conception du monde.
Si l'on compare cette vision avec les principes formulés par Constant et Kouwenaar dans la revue Reflex, on constate que la vision artistique, expressive au départ, est devenue autonomiste.
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Paris, 1950 (Photo Ed van der Elsken / ‘Nederlands Fotoarchief’).
A l'origine, l'accent était mis sur l'expression spontanée, le besoin vital de communiquer, en corrélation avec les suggestions offertes par les matériaux l'inguistiques. A présent, toute l'attention se focalise sur ces matériaux mêmes, sur la langue en tant que productrice de formes et de sens.
Cette tension paradoxale entre expression et autonomie, entre la soumission à la langue et la domination exercée sur celle-ci, entre l'automatisme d'inspiration surréaliste, d'une part, et la construction et la manipulation conscientes, de l'autre, détermine la physionomie du poème expérimental. C'est la tension que l'on retrouve également entre le début et la fin du poème - souvent cité - de Lucebert, ‘J'essaie sur le mode poétique’, où ‘Exprimer / l'espace du vivre complet’ s'oppose à ‘C'est pourquoi j'ai visité la langue dans sa beauté’.
Telle qu'elle a été esquissée ci-dessus, l'hétérogénéité du groupe de poètes connus sous le terme Vijftigers ne permet guère de donner une description uniforme du poème ‘expérimental’ type. Si grandes que soient les différences qui les distinguent les uns des autres, les poèmes expérimentaux présentent tout de même un certain nombre de traits communs. Ils se signalent tous par l'importance attachée aux aspects quasi matériels de la langue: les sons, la forme, la place des mots dans le vers et dans la phrase, les effets produits par la combinaison des mots; autrement dit, ils se caractérisent par l'intérêt porté aux aspects de la langue qui ne sont pas pertinents en termes de communication et qui risquent même de l'entraver. C'est de cette manière que le poète expérimental s'efforce de stopper l'étiolement de la langue soi-disant directe et limpide tout en
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s'empressant d'élaborer dans la foulée une solution de rechange mieux adaptée à ses objectifs. Dans la langue qu'il façonne, les mots, détachés de leurs significations et combinaisons précodées, acquièrent une nouvelle charge expressive. Aux sens et aux rapports codifiés et conventionnels se substitue la possibilité d'établir des relations inattendues, marginales, voire aventurières, de créer certaines associations, d'unir des significations divergentes. Il s'agit d'un langage fréquemment qualifié de ‘corporel’ par la critique. Corporel, parce que, d'une part, il s'associe à une expérience directe, charnelle de la vie, laquelle exclut effectivement les significations formelles, codifiées et univoques. Dans ce sens, il répond au besoin d'expression vitale et d'unité entre la poésie et la vie. Corporel, d'autre part, parce qu'il prend sa source dans la forme ‘corporelle de la langue laquelle offre elle-même une mine de possibilités combinatoires inexplorées. Ces impulsions de la langue, le poète peut les subir ou, au contraire, les explorer consciemment. Vu sous cet angle-là, le ‘langage corporel’ répond à la quête expérimentale d'autonomie comme l'a formulée, entre autres, Paul Rodenko.
Enfin, ce langage, qui dans sa forme la plus logique - principalement chez les poètes expérimentaux de la première heure, à savoir Lucebert, Kouwenaar, Elburg et Schierbeek - semble assez maniéré, résulte des principes de base adoptés par le Nederlandse Experimentele Groep. Dans sa tentative d'en arriver à l'expression spontanée, dégagée de toute norme ou représentation préconçue, le poète expérimental se heurte à la nature des matériaux qu'il utilise. Contrairement à la couleur ou à n'importe quel autre matériau dont se sert le peintre, la langue, en tant que système de signes conventionnel, s'oppose à un usage direct et libéré de toute contrainte. Le poète qui cherche quand même à introduire dans son poème un effet de spontanéité et de plénitude vitale, doit impérativement recourir à des moyens très sophistiqués pour libérer son langage des conventions et pour lui donner la densité que l'on retrouve dans l'art Cobra. A ce niveau aussi naît une interaction entre improvisation et construction, semblable, comme il a été indiqué plus haut, à la tension féconde entre expression et autonomie.
Hugo Brems
Professeur de littérature néerlandaise à la ‘Katholieke Universiteit Leuven’.
Adresse: Huttelaan 41, B-3001 Heverlee.
Traduit du néerlandais par Urbain Dewaele.
Extrait de Nederlandse literatuur, een geschiedenis (La littérature néerlandaise, une histoire), Martinus Nijhoff Uitgevers, Groningue, 1993. |
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