Vaut le voyage:
artistes et intellectuels du Nord à Paris
Si, aux yeux d'Henri iv, Paris valait bien une messe, la ville vaut-elle encore aujourd'hui le voyage pour les artistes et intellectuels néerlandais et flamands? Une chose est sûre: Paris les a longtemps fascinés. Voilà ce que ce numéro spécial s'attache à illustrer.
Au cours des dernières décennies du xixe siècle, des Flamands écrivant en français se sont fait un nom à Paris: Georges Rodenbach avec Bruges-la-morte, Émile Verhaeren avec ses odes exaltant la Flandre, Maurice Maeterlinck avec sa pièce de théâtre La Princesse Maleine. Ils étaient exotiques mais écrivaient en français, bien que, souvent, ce français déconcertât par son étrangeté les Parisiens. Cela ne devait d'ailleurs pas empêcher le Tout-Paris d'assister aux obsèques de Rodenbach. A la mort de Verhaeren, en 1916, la France exprima même le désir de transférer les cendres du barde belge au Panthéon. Le roi des Belges, Albert Ier, s'y opposa. Avec succès. Une nation ne se laisse pas dépouiller de ses symboles nationaux, certainement pas lorsqu'il s'agit d'un Belge francophone qui, de surcroît, se sent Flamand dans l'âme.
Dans les années 1920, Eddy du Perron, fraîchement débarqué des Indes néerlandaises, cherchait obstinément à intégrer la bohème littéraire de Montmartre. Mais il y était arrivé avec des années de retard, s'étant, pour comble de malheur, trompé de quartier. Dans les années 50 du dernier siècle, des écrivains néerlandais et flamands mirent à nouveau le cap sur le Sud: Hugo Claus se rendit, en compagnie de l'actrice néerlandaise Elly Overzier, dans la Ville lumière et y séjourna de 1950 à 1953. Cobra était dans l'air: après l'exposition retentissante qui s'était tenue à Amsterdam en 1949, Appel, Corneille, Jorn, Alechinsky et Claus exposèrent leurs oeuvres à la Librairie 73, boulevard Saint-Michel. Les Néerlandais Remco Campert, Simon Vinkenoog et Rudy Kousbroek partirent également à Paris. C'est Kousbroek qui devait s'y attarder le plus longtemps: il séjourna dans la capitale française de 1950 à 1971. Claus se réinstalla à Paris en 1973 et y travailla jusqu'en 1978, cette fois-ci aux côtés d'une autre diva qui, contrairement à la précédente, eut du succès. Willem Frederik Hermans s'enfuit de l'université de Groningue et arriva à Paris en 1973 où il resterait jusqu'en 1991, pour déménager ensuite à Bruxelles.
Des cinéastes et photographes néerlandais s'établirent également à Paris. Dans les années 1950, Ed van der Elsken et Johan van der Keuken fixèrent sur la pellicule la ville dans toutes ses facettes. Des artistes moins connus, tels que Kees Scherer et Fred Brommet, archivèrent eux aussi la ville toujours changeante et toujours pareille à elle-même. Avec Une histoire d'amour à Saint-Germain-des-Prés (1956), Van der Elsken inventa même son propre Paris bohème: dans ce roman-photo, nous contemplons un monde qui n'a peut-être jamais existé, sinon dans notre nostalgie. Sur la photo reproduite sur la page de gauche, où Benny et Joe font la cour à Ann, je ne puis détacher mon regard de cette autre femme qui se trouve à droite et baisse les yeux, échouée dans la grande ville, seule avec ses illusions. Entre-temps, des philosophes de Flandre et des Pays-Bas s'inspiraient de certains penseurs parisiens, de Sartre à Derrida. En 1979 et 1980, le philosophe et essayiste néerlandais Ger Groot étudia à Paris et, témoin des funérailles de Sartre, y vécut la fin d'une époque. Aujourd'hui, c'est le jeune philosophe néerlandais Luuk van Middelaar qui le relaie dans la capitale française. Auteur d'un livre retentissant (Politicide) sur l'assassinat de la politique perpétré par les intellectuels français, il a eu le loisir de prendre la mesure de l'ombilic ‘germano-pratin’. De toute façon, les artistes flamands figurent aujourd'hui à l'affiche des scènes parisiennes: parmi eux, Jan Fabre et Wim Vandekeybus, Rosas, les compagnies de théâtre Stan et Victoria.
Au Centre Pompidou, quelques tableaux racontent l'histoire de la contribution néerlandaise à l'art abstrait, canonisé par le Flamand Michel Seuphor, Parisien d'adoption. A la Fondation Custodia, hébergée, rue de Lille, par l'Institut néerlandais, sommeillent des trésors insoupçonnés, rassemblés par un Néerlandais passionné d'art.
Ce récit d'une attraction et d'une fécondation réciproques est loin d'être achevé. Vaut le voyage? Tenons-nous-en à vaut le passage, ou pour être plus précis: Paris reste un important rite de passage. Pour continuer à parler en termes Michelin: Paris? Vaut le détour. Même si le voyage à bord de l'incontournable Citroën DS, promue au rang d'attribut mythologique par Roland Barthes, se termine quelquefois en catastrophe. Mais, convenons-en: l'échec n'est pas toujours dénué de noblesse.
Luc Devoldere
Rédacteur en chef.