Septentrion. Jaargang 31
(2002)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermdLittératureJongler avec Freud: Harry MulischHarry Mulisch (o1927) excelle à créer des paysages littéraires contemporains comportant une dimension mythique. Depuis son roman sur la guerre Noces de pierre (traduit en français en 1985), datant de l'époque de ses débuts, en passant par des nouvelles telles que Les Éléments et La Pupille dans les années 1990 jusqu'à son chef-d'oeuvre La Découverte du ciel, dans lequel des anges dirigent l'action, il jongle avec la puissance évocatrice d'images classiques. Aux yeux de Mulisch, l'être humain est le jouet de forces qui le dépassent. Cette vision du monde déterministe crée souvent une atmosphère sacrée, voire fantastique, mais le style narratif limpide que manie l'auteur tient solidement le lecteur en haleineGa naar eind(1). Maintenant que le roman à succès La Découverte du ciel a également été porté à l'écranGa naar eind(2), la maison d'édition Actes Sud réédite dans sa série de livres de poche Babel le court roman Deux femmes. Ce livre date de 1975; la traduction française due à l'excellente plume de Philippe Noble avait déjà été publiée en 1986. A la relecture, on est frappé une fois de plus par la manière dont l'auteur jongle de manière virtuose avec sa didactique. Il s'agit, en l'occurrence, d'une histoire d'amour relativement simple, où il ne recule pas devant des retournements inattendus et des perspectives qui confèrent une certaine universalité à la donnée de base. Par le biais d'une évocation psychologique approfondie de son narrateur, Mulisch prépare même un conflit dont le dénouement sera étouffant, fatal. A mi-chemin du roman, ses protagonistes - Laura, âgée de trente-cinq ans, et son amie Sylvia, qui a quinze ans de moins - se rendent pour la première fois en couple au théâtre. Elles assistent à une adaptation moderne de divers contes mythologiques, et notamment de l'histoire d'Orphée et d'Eurydice, jouée par deux hommes. Le thème central est le désir humain, auquel il est d'abord satisfait mais que vient anéantir ensuite la mort. La représentation théâtrale amène un joli effet de miroir, car à l'entracte Sylvia et Laura sont immédiatement confrontées à la fragilité de leur relation à travers la personne d'Alfred, exmari de Laura. Laura avait abordé Sylvia dans la rue lorsque celle-ci regardait un étalage. Elle n'avait jamais approché une femme de cette manière impromptue - quelque chose dans la silhouette de la jeune fille l'avait attirée. Jamais non plus ses intentions n'avaient été comprises si vite: Sylvia l'avait tout de suite accompagnée et s'était installée chez elle. L'histoire se déroule dans les | |
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Harry Mulisch (o1927) (Photo Kl. Koppe).
années 1970, lorsque l'amour libre régnait en maître. A l'époque, une relation lesbienne était apparemment un peu plus insolite que de nos jours, car la critique qualifia le roman de quelque peu frivole. Le thème était un peu trop à la mode - mais cette objection ne tient plus de nos jours. Le récit n'a certainement rien perdu de son actualité et a plutôt gagné en vigueur. Deux femmes est plus qu'un roman d'amour. Il constitue une analyse psychologique d'une relation passionnelle et également, à un niveau plus profond, un traité sur la solitude fondamentale de l'individu. L'amour lesbien intrigue et fascine le sexe ‘fort’ depuis les temps antiques, mais l'intérêt dont il fait l'objet chez Mulisch n'a rien de sensationnel: la manière dont il aborde le personnage de Laura est complètement intériorisée. Le lecteur a par ailleurs déjà tourné nombre de pages avant de se rendre compte que le narrateur mis en scène par l'auteur est en fait une narratrice - ses personnages ont quelque chose d'archétypique. Femme divorcée sans enfants et directrice d'un modeste musée privé à Amsterdam, Laura n'est pas vraiment une carriériste, mais non plus une femme d'intérieur. Tout dans sa vie se trouve sous le signe de l'attente - attente de la personne qui l'arrachera à sa léthargie. Le mariage l'avait déçue, bien sûr. Mais elle était à cent lieues de penser qu'elle se laisserait séduire par un être qui, telle une Parque, mettrait son monde sens dessus dessous. Aussi longtemps que Laura et Sylvia conservent intact le lien intérieur qui les unit, aucun problème ne se pose. Mais le récit requiert évidemment que, tel le choeur dans la tragédie grecque, le monde extérieur exprime sa désapprobation. Mulisch évoque de manière brillante le fossé qui sépare les deux générations que représentent Laura et Sylvia. Sylvia est pure présence - son seul talent c'est d'être là avec tous ses côtés énigmatiques. C'est elle qui exige le secret par rapport à ses parents et qui préserve son passé comme un livre fermé. Elle incarne l'Autre, l'éternel féminin qui constitue un mystère pour les hommes. A un moment donné, après six mois, elle demande à Laura si elle ne veut pas un enfant. Même si elle est une femme, celle-ci s'inquiète et se rend compte qu'il s'agit là d'un tournant. Peu après la représentation théâtrale où elle avait fait la connaissance de l'ex de son amie, Sylvia disparaît de la vie de Laura aussi soudainement qu'elle y était entrée. Mulisch s'ingénie à peindre le plus adéquatement possible avec un minimum de moyens le désespoir que ressent Laura - jusqu'à ce que celle-ci apprenne que Sylvia est partie avec Alfred; alors elle craque sur le plan émotionnel. Pour conférer un peu plus de consistance à l'intrigue simple racontée sous forme de flashback, Deux femmes l'intègre dans un récit de base dans lequel Laura se rend en voiture des Pays-Bas à Nice pour l'enterrement de sa mère, qui avait passé ses dernières années dans le Midi de la France. Lors de la dernière visite de sa fille, la relation de celle-ci avec une autre femme l'avait fait entrer dans une violente colère. La rupture | |
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qui avait suivi avait été brutale, mais elle correspondait au désir que nourrissait Laura de se libérer des chaînes de son passé. L'aspect contemplatif inhérent au voyage nocturne en auto transforme celui-ci en un pendant parfait du drame amoureux que raconte Laura. Lorsque, rompue de fatigue et en proie au doute, elle s'effondre quelque part à la hauteur d'Avignon, il est clair qu'il s'est passé plus de choses que ne le laissait croire le récit jusque-là. Grâce à l'alternance continuelle des deux lignes du récit, la tournure bizarre que prend l'imagination de Mulisch reste crédible. La rupture de Sylvia se révèle en effet être un calcul, et non un départ définitif. C'était sa manière à elle de surprendre Laura par la seule chose dont deux femmes ne peuvent voir couronné leur amour: un enfant. On ne pourrait plus, de nos jours, imaginer une telle complexité, mais c'est une Sylvia enceinte d'Alfred qui ressurgit dans la vie de Laura. Elle ne se rend aucunement compte des implications, mais le lecteur, quant à lui, a depuis longtemps compris qu'il ne s'agit plus d'un récit réaliste, mais d'une funeste spirale de jalousie et de vengeance. Le rapport triangulaire tranche sur les règles primaires de la société - la fidélité livre bataille contre le désir. Que la Sylvia irréfléchie en tant que madonecatin incarne l'innocence et qu'Alfred se retrouve dans le rôle du cocu en tant qu'amant dupé, ce n'est pas là que réside l'essentiel de cette histoire. Mulisch s'est efforcé de scruter sous un autre angle les mécanismes insondables de l'amour. En laissant l'idylle aller à vau-l'eau, il montre à quel point l'ego joue un rôle prépondérant dans une relation. En fin de compte, tout tourne autour de la catharsis de Laura. Le récit à la première personne que l'auteur lui met dans la bouche est d'une haute qualité. Mulisch procède en effet de manière très neutre et circonspecte. Aussi le roman Deux femmes, après plus d'un quart de siècle, n'a-t-il rien perdu de sa force. Le voile noir qui peut flotter au-dessus de quelque chose d'aussi banal que la rencontre de deux êtres humains est une réalité de tous les temps. L'amour est aveugle, dit la sagesse populaire. L'amour rend aussi aveugle. Souvent, la personne abandonnée se pose la question: Est-ce que j'ai été à la hauteur? Cette question, l'être humain se la posait déjà après la chute originelle. Mais Deux femmes n'est pas un récit moralisateur. Si le mythe moyen nous apprend quelque chose, c'est que la séparation et la mort sont bien moins douloureuses que l'amour et la vie mêmes. La passion est éphémère, passagère. Elle rend l'individu dépendant et fait en sorte qu'il s'efface. Deux femmes ne met pas en garde contre l'interdit, mais contre l'amour institutionnalisé. Il n'y a pas d'explication plus freudienne, mais le tour de force de Mulisch consiste à ce qu'il parvient à nous présenter tout cela comme s'il s'agissait d'une histoire d'amour empreinte d'une grande légèreté. Karel Osstyn (Tr. W. Devos) harry mulisch, Deux femmes (titre original: Twee vrouwen), traduit du néerlandais par Philippe Noble, Babel, Paris, 2002, 200 p. (ISBN 2 7609 2249 9). |