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Wim T. Schippers, ‘Le petit clocher de Drienerlo’, 1979 (Photo ‘Universiteit Twente’).
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‘Plus de clochers à l'horizon’:
la sécularisation aux Pays-Bas
Le 6 mars 2001, le quotidien néerlandais de Volkskrant a publié une interview du cardinal A. Simonis, archevêque d'Utrecht. En première page, elle était annoncée par un titre tiré d'une déclaration du cardinal lui-même: ‘Le gouvernement violet bannit la religion’. Par ‘gouvernement violet’, on entend la coalition de socialistes, de libéraux et de libéraux démocrates qui dirige les Pays-Bas depuis 1994, le premier gouvernement depuis 1918 où les chrétiens ne soient pas représentés. Simonis déplorait que le gouvernement ignorât les Églises, la foi chrétienne n'ayant plus la moindre influence sur sa politique. Devant la traditionnelle tasse de café néerlandaise, le ministreprésident et le cardinal ont discuté des reproches catholiques. Peu après, le maire d'Amsterdam enregistrait le premier mariage homosexuel et la Première chambre (le Sénat) ratifiait la loi sur l'euthanasie, en dépit de l'opposition des partis chrétiens et d'une petite formation d'extrême gauche.
Le cardinal avait à la fois tort et raison. Le gouvernement laisse de côté le message chrétien, peut-être vaudrait-il mieux dire: l'importance du message chrétien, représenté au Parlement par les partis chrétiens qui sont dans l'opposition. On peut dire qu'après tout, c'est ainsi que ça se passe en politique, si cette désaffection gouvernementale n'était pas presque symbolique de la disparition de toute influence du christianisme, incarné par les Églises, dans la vie publique. Les Pays-Bas sont devenus un pays païen ou, pour mieux dire, un pays post-chrétien. Même devant deux tasses de café, impossible de nier cette réalité. Le processus de sécularisation a mis quelque trente-cinq ans à se réaliser, frappant tout spécialement les catholiques. Selon un récent sondage, seuls dix pour cent des catholiques sont fidèles à la pratique dominicale. Chez les protestants - il y a deux grandes Églises protestantes et beaucoup de petites, qui diffèrent en orthodoxie et en rigueur - le pourcentage est moins catastrophique.
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En rangs serrés
Des siècles durant, les Pays-Bas ont officiellement été un pays protestant. On tolérait les autres confessions, dont la catholique. Mais elles étaient contraintes de vivre cachées. Ce n'est qu'au
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milieu du xixe siècle, lors de la restauration de la hiérarchie catholique aux Pays-Bas (à peu près en même temps qu'en Angleterre et sous un concert de protestations tout aussi fourni) que les catholiques ont pu se manifester en public et accécder à la fonction publique. Aux Pays-Bas, la foi catholique devint une foi en quête d'émancipation: il fallait se libérer de siècles de mise à l'écart. Non contente de souder les catholiques, cette lutte leur donnait aussi un puissant élan. L'Église néerlandaise était très ultramontaine. La vénération pour le pape y était intense. Le message diffusé par la prédication était très axé sur la morale, particulièrement sur la morale sexuelle. Les vocations à la prêtrise étaient surabondantes tout comme celles à la vie monacale tant masculine que féminine. En proportion, ce sont les Pays-Bas qui, dans la première moitié du xxe siècle, envoyèrent le plus de missionnaires à travers la terre entière. On construisit d'innombrables églises, généralement de style néogothique, souvent très grandes, dans les villes et les villages. C'était la revanche sur les siècles de ‘catacombes’. La communauté de foi était du type fermé: on s'isolait dans sa confession propre, particulièrement dans le Nord, où les catholiques, contrairement aux provinces du Sud, ont toujours été en minorité. D'autres groupes - protestants, socialistes - pratiquaient ce même renfermement sur soi. Et c'est ainsi qu'apparut ce compartimentage idéologique, cette ‘pilarisation’
typiquement néerlandaise, visible dans toutes manifestations de la vie sociale: politique, enseignement, radio (plus tard aussi télévision), santé publique, littérature même, chaque ‘pilier’ de la société générant ses propres réseaux.
On peut dire que la foi catholique surtout n'a guère évolué. Jusqu'au-delà de la moitié du xxe siècle, elle resta profondément marquée par sa période d'essor, le xixe siècle. Ce qui signifie notamment qu'on mettait fortement l'accent sur le respect des commandements et des obligations au sein de la collectivité sous l'autorité du clergé. On ne faisait guère appel à la responsabilité individuelle - comme chez les protestants -. Cette communauté fermée n'était pas dépourvue d'une certaine autosatisfaction.
Le protestantisme néerlandais avait dès le xixe siècle, alors que les catholiques commençaient seulement à accéder à la vie publique, subi le modernisme et engagé la confrontation avec le ‘monde extérieur’, ce qui avait entraîné des scissions de groupes plus orthodoxes. Les courants modernistes, qui se manifestèrent également au début du xixe siècle dans l'Église catholique, furent réprimés. On serrait les rangs. C'est peut-être cette fermeture qui a fini par se révéler fatale: elle a conduit à l'isolement.
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Mur poreux
Ce qui vaut pour toute l'Église catholique, s'applique aussi à l'Église néerlandaise: depuis le xviiie siècle, toute la culture se développe hors de l'Église. Ce processus se poursuit au xixe siècle; au xxe, il s'accélère tellement que, dans les années 1950, la rupture entre l'Église et ce que j'appellerais le monde apparaît complète. La langue culturelle - dans la littérature, dans les arts plastiques, dans la musique - en vigueur hors des murs des églises diffère du tout au tout de celle dont on use à l'intérieur. Le phénomène s'explique aussi par la cause suivante: jamais auparavant dans la culture, la rupture
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avec les grandes traditions n'a été aussi totale qu'au xxe. A bien des égards, les arts semblent prendre un nouveau départ. Cela ne peut que mettre hors jeu la culture chrétienne qui s'enracine précisément dans une tradition vieille de vingt siècles. L'isolement semble complet.
L'émancipation des catholiques néerlandais est finalement devenue une des causes du déclin. Les séminaires, jalousement protégés, n'étaient plus les seuls centres d'enseignement secondaire et supérieur. Partout se créaient des collèges et lycées catholiques et en 1923 on fonda à Nimègue l'Université catholique. Impossible de confiner à l'intérieur des murs la formation. L'isolement intellectuel et culturel commença à montrer des brèches ouvrant sur l'extérieur. Et la foi se révéla incapable de les colmater; au contraire, elle les élargissait encore. Dès les années 1960, des pans de murs commencèrent à s'écrouler, il faut dire que la muraille était depuis bien longtemps devenue poreuse.
Quelles sont les causes de cette insidieuse porosité? Une désaffection si radicale pour l'Église comme celle qui s'est manifestée depuis la seconde moitié des années 1960 est inexplicable pour qui ignore l'histoire préalable. Je pense que l'absence d'une spiritualité en quête d'approfondissement fut l'une des principales causes. La foi était réduite à un petit nombre d'obligations: notamment messe dominicale, confession et communion au moins une fois par an (aux environs de Pâques), abstinence du vendredi et jeûne aux jours prescrits. La schématisation d'une croyance en cinq commandements la réduit à ne plus consister qu'en manifestations extérieures, ainsi qu'en minima. Pas de transgression d'obligation sans sanction. La peur de la sanction et de l'enfer ont longtemps suffi à maintenir les obligations. Ce programme d'obligations faisait des croyants une collectivité. On ne se souciait guère de spiritualisation individuelle. Lorsque la peur de la damnation commença à s'estomper et lorsque - c'est là peut-être une des décisions romaines les plus lourdes de conséquences - on put s'acquitter le samedi de l'obligation dominicale (ce qui conférait à toutes les obligations un caractère transférable, jusqu'à ce qu'elles fussent tout simplement évacuées presque comme d'elles-mêmes), commença la désertion des Églises, non pas individuellement, mais collectivement comme on avait toujours fait. Pour beaucoup, cette foi faite d'obligations n'avait pas de contenu. Ils ne souffrirent pas de sa perte. Seules leurs conditions de vie extérieures en furent changées. La grande question est de savoir si la foi chez les catholiques a eu la prégnance que les chiffres triomphants des années 1930,
1940 et 1950 laissaient entrevoir. Pour beaucoup de protestants, façonnés par leur responsabilité personnelle et leur tout aussi personnelle relation à Dieu, l'abandon de la foi était un processus particulièrement douloureux, à la mesure du sérieux de leur vie de foi.
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Un peuple qui a mauvaise mémoire
Cette rupture culturelle amena beaucoup de gens à une situation quasi schizophrène, du fait de leur appartenance à deux mondes inconciliables. La modernisation de la liturgie n'a pas pu apporter de réconciliation, - pis encore: l'arbitraire de la quête de formes nouvelles chassa plus encore de fidèles traditionnels de l'Église; une génération entière passa du bannissement à l'absence d'Église, avec le souvenir comme seule possession. La province ecclésiastique néerlandaise manifesta le même arbitraire que la liturgie. Les Pays-Bas semblaient en tout des
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précurseurs: dans leur regard sur le pouvoir central de Rome qui dominait tout (à peine trente ans plus tôt, on était encore ultramontain!), au sujet de la place des laïcs dans l'Église, au sujet de la valeur ou l'absence de valeur du célibat des prêtres. On tirait du concile Vatican II des conclusions auxquelles on était encore loin d'être parvenu à Rome. Les Pays-Bas faisaient scandale dans l'Église mondiale: on y semblait vouloir presque tout abandonner. La question totalement destructrice, fut à mon avis celle du sens de presque tout. On eut tôt fait d'assimiler ‘sens’ à ‘utilité’. Le Néerlandais n'est pas seulement un personnage plein de sens pratique, sa culture est également caractérisée - contrairement par exemple avec celle de la France et de l'Angleterre - par une absence de sens de la tradition. Les Néerlandais ont la plus mauvaise mémoire de tous les Européens. En fait, le Néerlandais est un momentaliste. Ce momentalisme, combiné à la constatation de l'inutilité des valeurs et des pratiques de foi mises en question, a contribué, à mon sens, à causer la défection massive. On ne peut nier que les nombreux prêtres et religieux qui défroquèrent aient présenté aux laïcs le visage de l'aisance.
Naturellement, les événements au sein des Églises ne peuvent être considérés indépendamment des évolutions survenues aux Pays-Bas depuis la seconde moitié des années 1960. Une révolte contre toute autorité et un rejet de toute sujétion. Comme toujours, les arts avaient ouvert la voie: dans des mouvements révolutionnaires agitant la poésie et les arts plastiques, on réglait leur compte aux traditions et aux normes apparemment inébranlables. Ces mouvements s'effectuaient au sein d'une société très conformiste (aux Pays-Bas, après la guerre, l'esprit d'avantguerre s'avérait toujours vivant). C'est seulement dans les années 1960 que les arts obtinrent la société qu'ils avaient mise en images. On tira les conséquences. Les chapeaux des messieurs, les barrettes des professeurs, les casquettes de la police et les bonnets des prêtres et des évêques furent flanqués en l'air. L'expression ‘droit à la parole’ fut la ‘liberté’ de cette révolution. Dans leur recherche de cette libre expression, tous les groupements se retrouvaient, la société néerlandaise ‘pilarisée’ commença à craquer. Le caractère tardif de ces évolutions - aux Pays-Bas, le xixe siècle a duré jusque bien avant dans le xxe - peut expliquer leur violence et leur relative outrance. Leur caractère général tient à l'exiguïté des Pays-Bas. Amsterdam, qui fut toujours, dans l'histoire des Pays-Bas, une ville opiniâtre, donnait brillamment l'exemple.
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Foi à la carte
La société et l'Église, qui avaient toujours été gouvernées d'en haut, éprouvèrent, pas pour la première fois naturellement, la force du ‘bas’. L'autorité ecclésiastique - du curé à l'archevêque - fut d'abord seulement battue en brèche, puis elle commença à perdre son pouvoir. L'Église catholique se vit de plus en plus doter d'une hiérarchie qui planait dans le vide. A la base, on avait découvert la responsabilité propre. L'évolution conduisit à ce que j'appellerais un éclectisme des convictions, en ce qui concerne la religion on peut également parler d'éclectisme religieux. Cet éclectisme fut renforcé par un individualisme toujours plus marqué dans les années 90 du siècle écoulé (individualisme qui n'épargne que les supporters des clubs de football; le sport nouvelle
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Église: c'est un chapitre à part). Beaucoup de ceux qui se disent croyants choisissent dans l'offre doctrinale ce qui peut leur servir ou correspond à leur sensibilité. Beaucoup de Néerlandais croient à la carte, leurs choix empruntant davantage aux desserts qu'aux plats de résistance. La plupart restent indifférents à tout cela. Je pense que ce l'on nomme tolérance est en fait de l'indifférence. Une indifférence intimement liée au momentalisme de la culture néerlandaise.
Toute l'histoire évoquée ci-dessus est indispensable à la compréhension de la situation actuelle. L'aboutissement de tout ceci, c'est que les Églises, au sein de la société et de la culture néerlandaises, n'ont plus guère ou plus du tout d'autorité, et qu'elles n'ont plus les moyens de s'imposer, ce qui est également imputable au niveau des meneurs spirituels. Il convient de noter à ce propos que l'intense immigration en provenance du Suriname, de la Turquie, du Maroc et de bien d'autres pays a fait de la culture néerlandaise une culture de plus en plus composite; elle est loin d'être simple; le monde est présent et non seulement l'Église mais aussi la culture chrétienne y tiennent une place fort réduite.
La seule particularité que les Pays-Bas aient su conserver est l'antipapisme, qui paraît plus vigoureux que jamais mais présente également un caractère donquichottesque. On se déchaîne toujours plus contre quelque chose qui n'existe plus.
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Les derniers fidèles
Mieux peut-être que des théories et des spéculations, l'histoire d'un seul lieu est démonstrative. Je choisis le lieu qui m'est le plus personnel: l'église de mon enfance. Mon église se trouvait dans un quartier très populeux d'Amsterdam. Elle fut construite en 1924, son premier curé deviendrait plus tard évêque de Haarlem. L'église offrait onze cents places. Beaucoup de jeunes couples catholiques s'établirent autour de l'église, dont mes parents. Progressivement l'église devint le centre du quartier, bien qu'il comptât aussi des non-catholiques. Autour de l'église se pressaient une maternelle et une école pour filles catholiques, dirigées par des soeurs, qui habitaient nombreuses un très grand couvent. Les dimanches, au cours des messes tardives, l'église était bondée: il s'agissait rétrospectivement d'une masse en grande partie impersonnelle de gens qui venaient remplir leurs obligations. Le calendrier ecclésiastique donnait forme au temps, tant à l'église qu'à la maison. Dans les années 1940 et 1950, ils étaient cinq prêtres à desservir l'église.
Ma mère, qui a longtemps continué à habiter le quartier, a vécu le début du déclin. Des onze cents places, il y en avait de plus en plus à rester vides, le nombre de prêtres diminua. De nouveaux habitants s'installèrent dans le quartier qui ignoraient tout contact avec une Église, plus tard arrivèrent une foule d'allochtones, qui constituent même maintenant la majorité. Il y a quelque douze ans, je me suis rendu un dimanche à l'église. Nous étions une poignée de gens parmi lesquels je reconnus bien des têtes familières, maintenant grisonnantes et vieillies. Les derniers fidèles, le restant de ce qui fut une communauté florissante ou pour mieux dire peut-être qui semblait l'être, le nombre ayant trop longtemps maintenu les apparences. L'église est maintenant fermée, il y a belle lurette que le couvent a été supprimé, - les communautés
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religieuses se composent maintenant essentiellement de vieillards; dans une décennie, tous les vestiges d'une vie monacale un jour si intense aux Pays-Bas auront disparu.
On rasera probablement mon église comme on en a tant fermé ou rasé ces dernières décennies à Amsterdam et dans l'ensemble des Pays-Bas du reste, notamment des églises qui avaient été construites dans de nouveaux quartiers il n'y a même pas quarante ans. Une des plus grandes mosquées d'Amsterdam est une ancienne église jésuite. L'islam est la seule religion à croître aux Pays-Bas. Le vendredi soir on voit beaucoup d'hommes musulmans se rendre à la mosquée. Le Jour du Seigneur, le dimanche, est devenu le jour des emplettes. Et beaucoup ne connaissent plus la signification de la plupart des fêtes chrétiennes.
Le plus désolant est peut-être la facilité et la discrétion avec lesquelles cette complète transformation s'est accomplie. Cela vaut bien sûr aussi pour toute la vie sociale, où mon année de naissance, 1929, semble plus proche du xviie siècle que du xxie. Le silence feutré qui baigna la désertion des Églises est peut-être encore moins désolant que le naturel avec lequel on l'a acceptée. On peut en déduire que les racines ne s'enfonçaient guère dans le sol consacré. Le processus commence avec la défection précoce de la classe ouvrière puis des intellectuels. Les classes moyennes ont tenu bon le plus longtemps.
Il est commode de déclarer que le bien-être matériel a pris la place de la foi. On oppose ainsi la richesse économique à la pauvreté spirituelle. On ne peut en disconvenir: la structure de la vie dans la perspective de l'au-delà est restée la même, seulement, l'au-delà est devenu la période qui suit la vie active. Dans les textes publicitaires, qui rappellent à tout point de vue la langue du commerce des indulgences de jadis, on vante le paradis de l'insouciance. ‘Mener une chouette vie’, - c'est de cela qu'il s'agit. La célèbre parcimonie du calvinisme semble disparue.
On ne peut guère trouver d'autre explication au phénomène: la structure de l'Église et la façon de vivre sa foi sont tout simplement devenues historiques. Et comme la structure est considérée comme essentielle, la foi a disparu avec l'obsolescence totale de cette structure. Chez mes nombreux amis et connaissances, jadis catholiques ou protestants, je n'ai jamais entendu le moindre mot de regret. Ce fut beau. Leurs enfants connaissent encore l'intérieur de l'église, mais ils n'ont pas tardé à la déserter. Leurs petits-enfants seront les premiers à ne plus avoir aucun souvenir de la foi ni de l'Église. Alors la déchristianisation sera complète. Plus de clochers à l'horizon. Les Pays-Bas seront définitivement devenus de ‘Plats Pays’. Les seules tours à se multiplier sont les minarets.
Kees Fens
Professeur émérite de littérature néerlandaise à la ‘Katholieke Universiteit Nijmegen’.
Adresse: Keizersgracht 245 A, NL-1016 EB Amsterdam.
Traduit du néerlandais par Jacques Fermaut. |
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