agressivement vulgaires (mais si pittoresques), des courées poignantes d'indigence, et encore et toujours, les visages camus des fabriques, des grandes fabriques fichées là toutes droites, avec leurs innombrables yeuxfenêtres empoussiérés, blancs de cécité, où la vie mécanique ronronne furieusement ou, fusant vers l'extérieur, balafre d'un long sifflet strident la geignarde atmosphère...
Pendant la journée sournoise ou rebelle, jamais égale dans son cours sinon avec la malemort en perspective, elle développe le soir sa séduction parfois douce en apparence, son abominable, sa redoutable fascination. Puis elle se met à chanter: non plus à l'unisson de la vie sur ses rives, non plus avec l'élan des volants dans les ateliers ou des chamailleries geignardes des mégères dans les venelles, non plus avec l'appel sonore du marinier à l'homme qui, lentement, de son dos arcbouté, vire par à-coups sur son axe le long pont: - c'est maintenant le chant de l'eau elle-même, comme le chuchotement angoissant des femmes, qui les soirs pluvieux d'automne, vous attirent aux maisons délétères. Elle chante, l'eau, quand toi, dans des quartiers désolés, tu marches le long de la glaciale rambarde de fer, et tu fais sonner tes talons sur les pavés qui sonnent creux, et tu entends son chant: un susurrement d'abord et monocorde; mais variant bientôt, puis s'arrêtant soudain, puis hurlant soudain rageusement comme de fureur contenue. Tu le vois à son aspect: elle a submergé tous les reflets, elle a englouti ses trésors; la voilà maintenant close comme une tombe, mais brillante. La vie là-haut, la vie sur le quai ou dans la sente sombre entre les arbres taiseux, peut encore réveiller ses éclats soudains: le bruit glisse sur sa planitude, dont on ne percevra rien que derechef son propre susurrement angoissant. Elle vit pour ellemême, et elle chante comme si elle voulait entraîner dans cette vie celui qui n'éprouve que mélancolie de sa propre existence. Et c'est seulement à l'endroit où, remontant son cours, le long des masses noires des fabriques réitérées, tu atteins la plaine étale, qu'à nouveau tu la sens
saine, que tu perçois à nouveau l'eau libre, douce et joyeuse, qui n'est pas mauvaise, ni équivoque, ni empoisonnée, ni si enjôleusement perverse.
Nous l'avons aussi connue, et trop bien connue, l'eau gantoise. Puissions-nous, mieux que quiconque, savoir évaluer la plénitude et vacuité de beaucoup d'oeuvres d'art gantoises: c'est parce que nous avons connu l'eau gantoise. Maeterlinck lui doit le merveilleux attrait qu'ont suscité ses ‘Serres chaudes’, et le privilège de pouvoir être appelé, grâce à sa ‘Princesse Maleine’, le nouveau Shakespeare. Et de Gantois à Gantois, qui se fit un nom dans l'art, je puis bien vous conter ce qu'ils doivent réellement aux rivières et canaux gantois sous leurs quatre-vingt-dix ponts.
Extrait de ‘Verzameld werk’ (CEuvres complètes), tome IV, essai sur Albert Baertsoen, Manteau, Bruxelles, s.d., pp. 955-958.
Traduit du néerlandais par Jacques Fermaut.