Septentrion. Jaargang 29
(2000)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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La gare Léopold de Bruxelles. Derrière la gare, l'on peut découvrir la ‘coupole’ du parlement européen (Photo Johan Jacobs).
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‘Le vrai bonheur, ce n'est que dans les gares’.
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‘Anvers-Central’: partie du hall, après la restauration.
magnifique buffet de la gare, restauré de façon tout aussi exemplaire. Trois ballons échappés à des mains d'enfants insouciants et oubliés là, se sont logés dans les immenses caissons du plafond. Mais ici aussi le mobilier neuf perd la lutte inégale avec le grandiose édifice sommé d'une immense horloge rappelant au voyageur le temps inexorable qui tôt ou tard le chassera d'ici. Il n'est jamais qu'un passant, trop pauvre pour ce palais. | |
La Constitution tangibleLe 5 mai 1835, le premier train du continent européen relia à toute vapeur la Groendreef bruxelloise à Malines. Le convoi de 900 voyageurs, tiré par trois locomotives, avala ces vingtdeux kilomètres en seulement cinquante minutes. Au retour, l'unique locomotive attelée à | |
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trente wagons eut des problèmes d'excès d'arrivée d'eau. La compagnie mondaine qui avait osé braver l'époustouflante rapidité du nouveau moyen de transport, fut gentiment priée de descendre, au milieu des champs. On ne disposait pas encore d'une gare. Il en serait tout autrement un demi-siècle plus tard. En 1880, la Belgique était un pays prospère doté de la constitution la plus libérale du monde et du plus beau réseau ferroviaire d'Europe: ‘notre Constitution tangible’, c'est ainsi que la qualifiait Charles Rogier, Premier ministre à l'époque du premier train. Le train avait apporté la modernité, l'industrialisation, les usines. Grâce au train à vapeur apparu à Alost le 6 juillet 1856, cette petite ville provinciale endormie se métamorphosa en quelques années en une trépidante ville industrielle. Les rails apportaient en effet le progrès, mais aussi l'oppression des travailleurs et les luttes sociales. Les gares restaient réservées à la bourgeoisie. Elles exprimaient ce qu'un rapport de la jeune République française avait proclamé ainsi: ‘Un monument public est, pour ainsi dire, le drame abrégé d'un grand événement. Sous le despotisme, le peuple était compté pour rien, actuellement il est ce qu'il doit être, c'est-à-dire tout. Les monuments publics doivent donc lui rappeler son courage, ses triomphes, ses droits, sa dignité, ils doivent parler un langage intelligible pour tous’Ga naar eind(1). Des monuments intelligibles pour tous, mais surtout pour la bourgeoisie, sortie vainqueur de la Révolution. Aussi la gare d'Alost ressemble-t-elle à un château pseudo-médiéval auquel ne manquent ni les tours ni les créneaux. Les gares générèrent à leur tour des places, des quartiers de la gare avec leurs cafés, leurs restaurants, leurs hôtels et leurs bordels, mêlant publicité et anonymat aux rituels de la fuite et du retour. La période de gloire des gares dura jusqu'en 1914, comme celle de la bourgeoisie. Depuis, elles sont en danger. Certaines ont disparu comme Gand-Sud et la gare du Nord bruxelloise, sacrifiées aux problèmes pratiques croissants engendrés par une mobilité de masse. Les menaces pèsent surtout sur la tête de ligne, ce ‘cul de sac’. Et pourtant la tête de ligne est l'archétype de la gare. Le train s'y arrête définitivement. La gare s'ouvre sur une place. La ville avale le voyageur. Anvers survécut et conclut un compromis. Mais la réalité est rarement aussi généreuse. La gare n'est plus une porte monumentale sur le monde. Elle devient de plus en plus un lieu de transbordement dédié à la mobilité et à la consommation. La gare Centrale d'Utrecht fait partie d'un immense centre commercial pour lequel on a rasé l'ancien quartier de la gare. C'est dans l'ancienne gare du Nord bruxelloise (1846) qu'arrivaient les chefs d'État. Maintenant la gare des années 50 campe, pitoyable et abattue, en bordure d'un quartier passé au bulldozer où quelques gratte-ciel essaient de jouer à la ville mondiale. La tête de ligne a cédé la place à la ‘liaison Nord-Sud’. C'est avec consternation qu'on regarde la photo de l'ancienne place Rogier avec celle d'aujourd'hui sur la rétine. Beaucoup de petites gares furent également menacées puis supprimées par manque de trafic et donc de rentabilité. On mura les fenêtres. Elles furent parfois sauvées par leur aménagement en café. On releva également des voies, condamnant l'ancienne gare abandonnée à son sort en contrebas. | |
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L'ancienne gare du Nord de Bruxelles et la place des Nations (aujourd'hui place Rogier).
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‘Dans une petite gare, au petit matin’Je collectionne les gares et leurs dépendances. Il y a les gares où l'on ne descend jamais et celles qui défilent parce qu'aucun train ne s'y arrête plus; les banales gares à navetteurs comme celle de Denderleeuw, disposée en bordure de lotissements-dortoirs, qui doivent leur croissance au train, refusent de devenir faubourg de la capitale et lui tournent résolument le dos; il y a aussi les gares disparues comme celle de Gand-Sud. L'archétype de la petite gare se trouve à De Haan: c'est une gare pour tramway. Ce bijou classé de 1902 hésite entre le cottage et cet autre archétype de gare peint par Paul Delvaux. Juste entre les voies un touchant poteau art-nouveau en fonte proclame: ‘Accès interdit à la voie’. Et les dépendances: salles d'attente au mur orné par un artiste d'une inquiétante inscription ‘Qu'attendez-vous ici?’; salles d'attente à l'allure de passages éventés où les gens se regardent sans se voir; buffets de gare qui ressemblent tantôt à de somptueux boudoirs et tantôt à de déprimants cafés de village (et pourtant même ici peuvent naître des romances sans issue comme dans Brief Encounter de David Lean, insérant l'adultère entre deux cafés et deux trains); des places de gare avec baraque à frites, cabine téléphonique, navrant hangar à vélos et l'inévitable Estaminet de la Gare. Et des quais, comme celui de Rouen, où Émile Verhaeren passa sous le train; ou celui dont sauta Anna Karénine. Il y a les passages souterrains: l'interminable, où surgit soudain un cycliste qui vous frôle, avec un petit présentoir à journaux démonté à 8 heures du matin, une fille coincée entre des rangées de sucreries. Et par-dessus tout ça, en toile de fond, la musique des gares, qui anesthésie l'âme comme le camphre. Les chemins de fer néerlandais ont du reste l'intention de chasser les drogués des gares en diffusant ... de la musique classique. D'après des expériences menées à Hambourg, il paraît que ça marche. Honni soit qui mal y pense. La musique des gares s'évanouit du reste dans le néant si on la compare à la comptine qui fixe les archétypes de chemins de fer et réveille la passion de la fuite en l'associant au train mythique.
Dans une petite gare,
au petit matin,
sept petits wagons
étaient bien rangés.
Vois un petit machiniste
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La gare de Coxyde.
tourner un petit volant:
Ake Ake Tut Tut
nous voilà partis
Salu-u-u-ut!
A quoi s'ajoute l'inoubliable et laconique:
Et tut dit le train
et la gare se mit à avancer
Tsing Tarara Boum (2×)
Sa Sa!
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Aller et retour deuxième classeFurnes dans le Westhoek fut désenclavée par le train en 1858. La gare date de 1895. L'architecte Wisselaar de Bruges, connaissait son néogothique. La partie centrale de la gare s'inspire du pavillon espagnol de la grand-place. La tour d'angle ressemble à un beffroi médiéval. Le hall d'entrée s'enorgueillit d'une voûte ogivale. La gare en forme d'église. A moins d'un kilomètre de ce néogothique, sur le territoire de Furnes, se dresse la gare de Coxyde. C'est la seule gare que je connaisse à disposer, sur la terrasse, d'un barbecue en maçonnerie. L'édifice blanchi à la chaux et à toit plat ne trahit pas son origine: pendant la seconde guerre mondiale c'était un blockhaus allemand en bordure du terrain d'aviation de Coxyde. La gare, propriété de la commune de Coxyde n'est pas là où on l'attendrait: les baigneurs non avertis descendent, convaincus de découvrir la mer en tournant le coin, alors que c'est cinq kilomètres plus loin qu'elle nargue le touriste. La gare ne dispose que d'une seule voie, un vaste parking qui sans qu'on le remarque devient quai de gare. Cette gare, restée | |
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La gare d'Ostende.
pour beaucoup la porte qui ouvre sur les vacances d'été, je lui décerne le prix de l'accueil chaleureux. Ou prenez un autre train. Après Bruges le train traverse le polder étale, sous un ciel ouvert balayé par le vent. Des arbres courbés par les bourrasques allongent leurs lignes droites dans le lointain. Après les grues, ce sont les bateaux qui défilent, le chenal promet la mer. Ici, au terminus du continent, le roulis du wagon en provenance de Moscou se fond insensiblement dans le tangage du ferry à destination de l'Angleterre. Mais qui prend encore le bateau ici? Entre 1929 et 1939, on pouvait, à bord de trains de luxe Pullman, partir de Londres à 10 heures pour arriver à 16 heures 32 à Ostende et atteindre Cologne à 21 heures 50. Le tunnel sous la Manche surpasse désormais Ostende en rapidité. Au sortir de la gare d'Ostende, on voit une forêt de mâts ainsi que le profil altier du Mercator, l'ancien navire école de la Marine belge. La gare a été inaugurée en 1913, en pleine Belle Époque, alors qu'Ostende était une station balnéaire mondaine au rayonnement international. Dès 1914, une des deux coupoles a été détruite et jamais plus reconstruite. La salle d'attente n'est plus aujourd'hui qu'un passage entre les quais et le hall d'entrée; elle est remplie à craquer de distributeurs de boissons et de friandises. Mais le hall d'entrée lui-même, dépourvu de chaises, rachète en grande partie cette douteuse surcharge et le buffet carré peint en vert et doté d'un plafond aux caissons à ornements dorés est une véritable oasis. La lumière y tombe des seules fenêtres hautes. Hélas, là, c'est le bar qui détonne. | |
La Gare où Verlaine descenditPeut-on avoir la nostalgie de ce qu'on n'a jamais connu? J'ai la nostalgie de la gare de Gand-Sud. Des trains qui, dans une débauche de soupirs de vapeur, s'arrêtaient lentement au coeur même de la ville, à une archée des trois tours. A la sortie, on voyait un quartier de la gare typique avec ses cafés, ses restaurants, ses hôtels, ses cinémas et ses bordels - le grouillement et | |
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Auguste Payen, ‘La façade de Gand-Sud’, lithographie, 18,7 × 38,2, 1853, ‘Stadsarchief’, Gand.
les attentes du départ et de l'arrivée. Personnellement, je n'ai jamais vu la gare. Quand j'ai commencé à fréquenter le quartier dans les années 80, la gare était démolie depuis longtemps, remplacée par un parc, une bretelle d'accès et une bretelle de sortie qui y vomissent leurs autos. Par contre, ce que j'ai vu, c'est le démantèlement systématique du quartier. Cela commença par un hôtel aux fenêtres barricadées: plus tard les voilà soudain ouvertes, plus tard encore des arbres poussaient au travers. Une salle des fêtes art-nouveau, vouée à la mort, s'appelait bien Colisée, mais c'était bien en vain. Puis vinrent les bulldozers excités, les patientes grues, les ouvriers du bâtiment qui occupent en pleine paix les places et les trottoirs - nomades en transit hébergés un temps dans des baraques. Un unique cinéma put garder son pignon à fronton mais les autres s'abîmèrent dans le néant d'un grand trou - après l'habituelle déliquescence des programmes s'achevant comme toujours sur des films de coeur tyroliens. J'ai vécu le siège patient des cafés (à la fin il en restait un seul à vaciller dangereusement entre les grues et les fosses), la vente aux enchères du mobilier du Parkhotel (dans l'immense lobby où j'ai passé des heures, au sein d'un cercle sécurisant de vieilles dames qui parlaient mal français et gardaient toujours leur chapeau) et l'effondrement fracassant du mauvais restaurant italien. Depuis longtemps la cuisine et la place ne rimaient plus à rien, puisque la gare n'était plus là et qu'il n'y avait plus, depuis des années, un seul voyageur à pousser la porte. A Gand-Sud, même la prostitution semblait plus lasse qu'ailleurs. Il manquait quelque chose et chacun le sentait. La place de la gare est maintenant une venteuse plaine à la désastreuse architecture style Bofil et paquebot. ‘Sous le pavé ce n'est pas la plage mais le parking’: et parce qu'il est trop près de la surface, aucun arbre n'y pousse. Le leader socialiste Anseele (1856-1938), dans sa massivité social-réaliste, montre toujours la voie d'un paradis des travailleurs jamais découvert, qui semble situé dans la direction de l'autoroute, et une frise (qui pourrait tout aussi bien être de Hitler que de Staline, et se révèle donc également ‘social-réaliste’) qu'une piété mal comprise a récupérée, orne le paquebot de verre et d'acier. Allez voir. C'est une horreur. | |
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Paul Delvaux, ‘Petite place de Gare’, huile sur toile, Collection Fondation Paul Delvaux, St.-Idesbald. © Fondation P. Delvaux, St.-Idesbald - SABAM Belgique 2000.
Et pourtant toute résistance n'a pas disparu. Il semble parfois que le temps - ou des bribes de temps - s'entête à s'arrêter: dans l'avenue Frère-Orban, à deux pas de la maison disparue de Maurice Maeterlinck, on lit toujours le nom... Maeterlinck sur la plaque de cuivre d'un notaire. En face, une maison natale. Longtemps la plaque de cuivre d'un conseiller fiscal a défiguré l'inscription qu'on peut à nouveau lire librement: ‘ici est né Charles Van Lerberghe, poète’. Dans la ‘rue de verre’ restaurée, ce ne sont pas les boutiques espérées qui se sont établies: des dames de moeurs légères ont investi la rue, comme si les flots de voyageurs désorientés quittaient toujours la gare, comme si les partants voulaient toujours occuper l'attente du train qui les mènerait à Ispahan. Le soir, des projecteurs éclairent le monumental pignon arrière du Vooruit. Au sein du vieux temple socialiste de la culture que baigne un Escaut las, on peut lire au-dessus de la scène Kunst veredelt (L'art anoblit), hiéroglyphes d'un monde qui croyait au progrès par l'émancipation. Je me retourne et je vois maintenant de l'autre côté de la place la bibliothèque municipale où, richement pourvu de journaux et de livres, vous pouvez manger et boire, et vous abandonner au plaisir délicieux de vous lamenter sans fin sur tout ce qui s'est perdu. La perte d'une partie de la ville est définitive, mais on peut manifestement vivre avec. La nostalgie peut colorer la trivialité, l'absence peut valoriser la laideur. Sur la venteuse place le grouillement est revenu, des skatebords cahotent sur le béton. La perte d'un paysage n'est absolue que pour celui qui l'a connu. Aveuglé par l'absence, il ne | |
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voit pas la sauvagerie et la folie qui s'y substituent peu à peu. Dans le parc pris entre les bretelles d'accès et de sortie de l'autoroute - là où jadis les voies prenaient leur cap et leur essor - le collégien s'insinue lentement dans la lycéenne. Le bosquet peut n'être qu'un mouchoir de poche: c'est une forêt vierge pour celui qui y entre pour la première fois. Peut-être se touchentils à l'endroit où Verlaine descendit un jour du train, attendu par les jeunes Maurice Maeterlinck, Charles van Lerberghe et Grégoire le Roy. Les trois vieux amis d'école avaient convaincu le ‘Cercle artistique et littéraire’ d'inviter le grand poète: ‘Le train arrivant de Bruxelles s'arrête dans la gare presque déserte. Une fenêtre de troisième classe s'ouvre à grand bruit et encadre la tête faunesque du vieux poète qui nous crie: “Je la prends au sucre”. C'est paraît-il son salut habituel quand il voyage; une sorte de cri de guerre ou de mot de passe qui voulait dire qu'il sucrait son absinthe’. (Maurice Maeterlinck, Bulles bleues) Nos jeunes littérateurs auront bien du fil à retordre pour amener un Verlaine pas trop ivre à la causerie. Après la conférence dont, quoique un peu éméché, Verlaine se tire ‘assez honorablement’, il s'agit, pendant le reste de la nuit, de lui éviter de se saouler complètement et d'inviter tous les passants à trinquer à ses frais. Le Roy, ‘noctambule invétéré’ est chargé de la tâche. Le matin suivant, il livre derechef le vacillant Lélian à la gare ‘pour le confier à un destin qui n'allait plus que de l'hôpital à l'immortalité promise aux grands poètes de cette pauvre terre.’ Peut-être faudrait-il songer à apposer une plaque commémorative dans le parc: ‘Ici descendit du train Paul Verlaine qui la prenait au sucre’. | |
Un soir, un trainDans la Gare centrale, le voyageur prend au quai l'omnibus à destination de son village, situé trente kilomètres et douze arrêts plus loin. Il descend comme une ombre à la gare du village où il habite. Est-il chez lui ou échoué quelque part? L'Orient-Express de ses rêves est devenu un train suburbain bondé de banlieusards accablés. Un quai en dur, une cahute d'attente aux vitres brisées, un parking vide. Et là-bas le vélo qui l'attend fidèlement. Le train disparaît dans la nuit. La vraie nostalgie, ce n'est que dans les gares.
LUC DEVOLDERE Rédacteur en chef adjoint. Traduit du néerlandais par Jacques Fermaut. |
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