Septentrion. Jaargang 29
(2000)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermdLittérature‘Le passé décomposé’ de Hugo Claus: fiction étonnante et virtuosité poétiqueIl est dommage que les traductions françaises des deux derniers romans de Hugo Claus (La rumeur et Le passé décomposé) n'aient pas paru chez le même éditeur. En réalité, ils sont étroitement liés et ce lien, que l'on peut dire de type balzacien (retour de certains personnages-clefs dans d'autres temps et circonstances), l'éditeur néerlandais (De Bezige Bij) le soulignait d'emblée par une présentation identique des deux ouvrages: même format, même couverture grise, même type de photo en noir et blanc. Malheureusement, dans les éditions | |
[pagina 78]
| |
françaises ces indications disparaissent. C'est à vrai dire le seul regret que l'on puisse avoir, car le travail de traduction est, quant à lui, impeccable. Il est le fait d'Alain van Crugten qui a non seulement traduit le théâtre de Claus mais qui, avec souplesse, a transposé en français la complexité du roman Le chagrin des Belges. Il est réjouissant de voir que cette solide expérience a trempé les armes d'un traducteur désormais sur la même longueur d'onde que son auteur. Notons d'ailleurs que, malgré l'enchevêtrement des intrigues, La rumeur (Éditions de Fallois, 1997)Ga naar eind(1) et Le passé décomposé (Éditions du Seuil, 2000) sont deux romans différents. On peut lire l'un des deux sans nécessairement prendre connaissance de l'autre: chaque fiction se suffit à elle-même, quoiqu'elle reçoive de l'autre un éclairage surprenant (et souvent fondamental...). La rumeur se présentait comme un subtil tressage de personnages et de leurs points de vue à travers lequel Claus était arrivé, avec une maîtrise saisissante de l'ellipse, à camper et à faire vivre tout un microcosme: celui des habitants du village flamand de Bousekerke en proie à la sourde panique provoquée par une épidémie mortelle qui s'est répandue après le retour d'Afrique d'un mercenaire, René Cartrijsse, fils aîné d'une famille maudite, laquelle sera au centre des événements relatés. Le père, Dolf, est un inquiet, une sorte de ruminant effacé et presque muet, incapable d'agir. Différente est la mère, Alma, dont le nom latin (la ‘nourricière’) renvoie tout de suite, comme souvent dans les romans et dans les poèmes de
Hugo Claus (o1929) (Photo David Samyn).
Claus, à quelque chose d'archaïque et de primaire. Elle reste hantée par sa liaison avec un médecin flamand, collaborateur des nazis, qu'elle a connu en Allemagne. Témoin jadis d'une chasse aux ‘soushommes’, elle délirera souvent à propos de ‘bêtes de neige’, lesquelles, dans Le passé décomposé, feront l'objet des cauchemars de Noël, son second fils. Au village, celui-ci endosse le surnom d'Apollon, transformé parfois en ‘Paulo le taré’, suite à une phrase apprise à l'école qu'il a incongrûment débitée après sa grave chute d'un tandem que conduisait sa mère. Noël est un demeuré avec de curieuses lueurs d'intelligence, un puritain avec des obsessions sexuelles, un garçon benêt avec çà et là des impulsions violentes. La rumeur s'achevait, à la fin des années 60, par la liquidation physique de René, meurtre perpétré par son ancien commandant et instigué par les notables de Bousekerke, le tout orchestré par un mystérieux ‘ancien’ commissaire de police, M. Blaute. | |
[pagina 79]
| |
Celui-ci joue un rôle central dans Le passé décomposé, roman qui se déroule un quart de siècle plus tard, tantôt à Gand, tantôt à Bousekerke. Le miroitement des points de vue qui caractérisait l'oeuvre précédente semble à présent faire place à une structure plus simple. Deux voix alternent. Blaute interroge Noël, ou plutôt: Blaute écoute ses propos qu'il relance par de brèves remarques, par des questions, des interjections ou des encouragements; jeu dramatique qui fait de cet interrogatoire (voulu, apprenons-nous, par Noël lui-même) une sorte de thérapie venue trop tard. En effet, au cours de sa tortueuse confession, Noël avoue être devenu un redoutable meurtrier en série. Il est sans aucun doute un des personnages les plus forts que Claus ait créés. Sa voix particulière frappe dès l'abord. Monotone mais tendue, elle se révèle au fil du récit parasitée ou habitée par bien d'autres (celle des gens ‘instruits’ qui l'entourent, celle de sa mère, celle de son frère soldat et trafiquant, ou encore celle de la ‘rumeur’...). Quant à son langage, il n'a rien d'uniforme ou de rassurant. ‘Quand les mots viennent, dit-il, ce n'est jamais ce que j'ai voulu dire.’ En réalité, il capte ou il vole du langage, sans jamais y adhérer. S'il paraît simplet, il fait preuve également d'une étrange capacité d'imprimer en son esprit les textes les plus abscons et les mots les plus pompeux et de les reproduire à volonté. Cette faculté se serait développée, dit-il, après l'accident avec le tandem conduit par sa mère. A présent, à quarante ans, ces dysfonctionnements et ratages l'ont mené au meurtre à répétition, à travers un enchaînement d'événements que Claus évoque par touches brûlantes et précises. Le meurtrier parle, mais il reste à côté de ce qu'il dit. Tout comme il demeure à côté de ce qu'il fait lorsque, dans une surenchère de froide cruauté, il assassine. Un humour grinçant n'y manque pas: avant de passer à l'acte, le tueur à ‘pitié des pieds’ de sa victime, tout comme il s'étonne de la présence de sa pomme d'Adam, ‘une bosse qui n'avait rien à faire là’. Étrange remarque, mais combien juste, car si les mots se décrochent de ce qu'ils sont censés dire, les corps n'ont plus d'unité, sont dépeçables. Plus terrible encore: dans ses rapts de langage, Noël s'empare volontiers d'un discours moralisateur. Il se pose en justicier. Suspectant un ancien collègue de pédophilie, il le tue en criant: ‘accusé, levezvous!’. Il invoque Dieu (qui ‘doit avoir son compte’, prétend-il), mais dénonce les crimes commis par les Arabes au nom de leur religion. Ainsi la parole de l'assassin se met à ressembler drôlement à celle du commun. Progressivement, le roman en arrive d'ailleurs à suggérer une réalité d'une noirceur absolue, au coeur de laquelle notables et ex-commissaire jouent un sinistre jeu. Claus se risque ainsi dans la fiction allégorique, sans jamais cependant tomber dans l'invraisemblable. Pris à partie, le lecteur se voit obligé au bout du compte de quitter le cortège blanc des innocents. Quant à l'auteur, il a mis toute sa virtuosité poétique au service d'une fiction étonnante et cruelle. Frans de Haes hugo claus, Le passé décomposé (titre original: Onvoltooid verleden), traduit du néerlandais par Alain van Crugten, Editions du Seuil, Paris, 2000 (ISBN 2 744 40518 3). |
|