Septentrion. Jaargang 29
(2000)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermdSociété‘Sire, il y a des Belges’La Belgique existe. De part et d'autre de la frontière linguistique. Elle existe quand la mort du roi l'endeuille ou lorsque les Diables rouges foulent la pelouse d'un stade de football (encore que...). Depuis une dizaine d'années, elle existe aussi, sous une forme nouvelle, chez un certain nombre d'intellectuels et artistes, tant flamands que francophones, désolés de voir se distendre les liens entre les communautés, conséquence inévitable de la dynamique développée par les institutions politiques. Les néerlandophones redoutent surtout l'émergence d'une Flandre frileuse, repliée sur elle-même, bornée. La plupart des francophones, l'écrivain Pierre Mertens en tête, ne semblent guère séduits par un éventuel rattachement à la France. Quelle que soit la tournure que prendront les choses, tous craignent un étiolement de la vie culturelle. La Belgique qu'ils prônent ou conçoivent comme une espèce de contre-poids, représente à leurs yeux une plus-value, précisément parce que son manque d'identité crée un vaste espace de liberté leur permettant d'y déployer leur personnalité. Tout compte fait, les écrivains et les artistes sont déjà, dans une certaine mesure, des cosmopolites, des apatrides, et ce n'est pas un hasard si, de plus, ils vivent souvent à Bruxelles. Ce sont aussi, d'une certaine manière, des privilégiés. Le cinéaste Jaco van Dormael éclaire, à ce propos, notre lanterne: ‘Une des raisons pour lesquelles je vis ici, alors que je pourrais faire mon métier plus facilement ailleurs, c'est que j'aime cette espèce de chaos qu'est la Belgique, et Bruxelles en particulier. J'y trouve une liberté beaucoup plus grande que dans les cultures structurées, où il y a des écoles, un bon goût et un mauvais goût. Ici j'ai l'impression qu'il n'y a pas d'école, que tout le monde fait n'importe quoi, bricole, et que cela ne ressemble à rien. Cela donne une énorme liberté: on peut penser comme on veut.’ (Belgique Toujours Grande et Belle, p. 491). L'anarchisme et le surréalisme indulgents d'un pays où la Grandeur ne risque pas de naître (elle serait sanctionnée sur-le-champ) peuvent, aux yeux de bon nombre d'intellectuels et d'artistes, servir de modèles à l'Europe et au reste du monde. La tolérance qui règne dans ce pays, y rend la vie agréable, voire confortable. Lesdits intellectuels et artistes y affichent, comme antidote au péril nationaliste, un nationalisme ironique. Pour qualifier ce supplément d'âme que d'aucuns attribuent à la Belgique, un terme s'est forgé: Belgitude. Ainsi, bien qu'ils parlent la | |
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même langue que les Néerlandais, les Flamands affichent des façons d'être et d'agir qui les rapprochent davantage des Belges francophones. Je présume que, dans une certaine mesure, cela vaut aussi pour ces derniers par rapport aux Français. Il existe donc bel et bien ce que l'on pourrait appeler une Belgitude, une quinta essentia coiffant les autres ‘essences’. Ce préambule pour signaler la sortie de deux publications consacrées à la Belgique et sa survie et qui tentent de donner corps à ce concept de Belgitude: d'une part, un dossier volumineux comptant 126 contributions, réunies par Antoine Pickels et Jacques Sojcher sous le titre Belgique Toujours Grande et Belle, d'autre part, un numéro spécial de la revue Marginales, entièrement consacré à ‘La Belgique: stop ou encore?’. Les deux ouvrages accueillent aussi des textes écrits par des néerlandophones. Il faut remarquer au passage que, depuis l'indépendance de la Belgique en 1830, beaucoup de Flamands ont longtemps peiné à pouvoir, ‘en leur âme et conscience’, se considérer comme Belge. Maintenant qu'ils y sont parvenus, la Belgique semble, paradoxalement, se volatiliser. Dans son introduction au numéro spécial de Marginales, Jacques de Decker écrit: ‘Il ne s'agit pas de conclure de façon trop simpliste que seule la survie de la Belgique peut nous préserver du chaos. Mais de voir ce que cette utopie au coeur de l'Europe a pu réaliser sur le plan de la gestion tolérante de la complexité, et s'il est vraiment sérieux de liquider tant d'efforts dans une course à l'autonomie qui n'est souvent que l'expression d'une paresse du coeur et de l'esprit.’ De leur côté, Pickels et Sojcher expriment l'espoir qu'à lire leur livre, les politiques s'apercevront que ‘les modèles proposés par le politique, et leurs modes d'application, sont souvent inadéquats et ne correspondent pas toujours à la réalité humaine du pays. Et qu'ils entendront cet appel
Johan van Geluwe, ‘Museum of Museums’, Waregem.
récurrent dans les contributions à un peu plus d'intelligence: si une séparation ou une fédéralisation accrue devraient advenir en Belgique, qu'au moins cela se fasse cette fois sur un principe d'ouverture plutôt que de repli.’. Un espoir plus qu'estimable! Entre-temps, nous autres, Belges néerlandophones et francophones, Flamands, Wallons, Bruxellois etc., n'en sortons toujours pas. Peut-être la contribution de Geert van Istendael au dossier Belgique Toujours Grande et Belle, (un extrait de son livre instructif Het Belgisch labyrint - Le labyrinthe belge)Ga naar eind(1), se révèle-t-elle la plus pertinente. Précisément parce qu'elle met en avant l'ambiguïté fondamentale de ce que signifie ‘vivre en Belgique’. Le texte s'articule autour d'une série de déclarations d'amour et de haine, débitées d'une seule traite, bouillonnant de fureur verbale: ‘J'aime la Belgique parce qu'on y parle français et parce que l'école m'a permis | |
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d'apprendre le français dans le détail - cette langue claire, à la fois réservée et vive qui, qu'elle soit écoutée, parlée ou lue, me procure toujours des plaisirs raffinés. Je hais la Belgique parce que ce français hautain a voulu détruire mon néerlandais, parce qu'il l'a envoyé à la porcherie, parce qu'il a chassé ma langue de l'école, parce que la Belgique ne lui a rendu justice qu'après un siècle de mauvaise volonté et de violation de ses droits - et de résistance opiniâtre contre cette injustice.’ Et la litanie de continuer sur ce ton jusqu'à la conclusion: ‘J'aime la Belgique parce qu'elle existe. Je hais la Belgique parce qu'elle existe.’ Les textes rassemblés dans la livraison de Marginales sont de nature, d'approche et de qualité diverses. Le poète Claire Lejeune voit dans la Marche blanche ‘la catastrophe naturelle qui produisit au sein de notre civilisation moribonde la rupture d'où jaillit la chance d'une santé seconde (...)’. Ce fut pour elle l'événement ‘où coïncidèrent la mort de la mère-patrie et la naissance d'une Belgiquefratrie.’ Il n'empêche: son vrai pays, celui où elle déclare être née à trente-trois ans, demeure l'écriture. A propos de la Marche blanche, voilà comment la définit le judicieux Petit Lexique à la Belge qui clôt le livre de Pickels et Sojcher: ‘Rassemblement de 300 000 personnes à Bruxelles le 20 octobre 1996, venues manifester leur soutien aux parents des victimes de Dutroux et d'autres enfants disparus. La couleur blanche leur a servi de symbole, à la fois pour rappeler l'innocence des victimes et leur prise de distance à l'égard des formations politiques traditionnelles.’ Jozef Deleu avoue qu'il n'a peut-être pas d'autre patrie que ‘la Normandie de (s)es rêves’. ‘Ma Normandie’ est la chanson que sa mère, à l'époque de la Grande Guerre jeune fille engagée comme servante par un curé normand, chanta sur son lit de mort. Frans Denissen, lui, se considère comme un Belge ‘à la vocation tardive’. Si, à l'étranger, on lui demande quelle est sa nationalité, il ne répond plus qu'il est flamand mais ‘belge néerlandophone’. Un Belge, s'empresse-t-il d'ajouter, ‘qui, dans un café bruxellois se lève fâché et prend la porte quand il commande “Een pils alstublieft” et obtient “Vous dites?” en guise de réponse.’ Reste, dans les deux publications, la traditionnelle et regrettable confusion des épithètes ‘flamand’ et ‘néerlandais’. Qu'on nous permette de le répéter une fois de plus: la langue officielle en Flandre est le néerlandais, le flamand n'existe pas. Seuls existent des dialectes flamands. Un mot encore, pour terminer. Je reste persuadé que chaque citoyen belge a droit à un pays qui fonctionne convenablement, doté d'institutions efficaces, bien géré à tous les niveaux, fédéraux comme régionaux. ‘Nous, on est brol’, s'exclame Jaco van Dormael. Et dans le Petit Lexique à la Belge, je lis à l'entrée ‘brol’: ‘Désigne, en patois bruxellois, une accumulation de choses hétéroclites, ou un objet sans valeur.’ Quel Belge ne se reconnaît pas dans cette auto-relativisation? Mais une Belgique uniquement vécue comme construction mentale et auto-dérisoire, profite peu aux ressortissants du pays réel. Peut-être devons-nous affiner les questions que pose Marginales. Il ne faut pas en finir avec la Belgique. On n'a pas intérêt non plus à ce qu'il y ait davantage de Belgique. Il nous faut une autre Belgique. Une meilleure. Luc Devoldere (Tr. U. Dewaele) Marginales, ‘La Belgique: stop ou encore?’, été 1999, 160 p. rue d'Atrive 48, B-4280 Avin. |
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