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Les 29 jours de Piet Vroon
Imaginons que nous soyons à même d'accélérer mille fois le rythme des processus psychiques d'un individu, de sorte que ses perceptions se fassent mille fois plus vite. Supposons ensuite que le nombre total de ses impressions sensorielles, calculé sur toute sa vie, reste identique. Dans ces conditions, une vie de quatre- vingts ans se verrait réduite à une durée de moins d'un mois. Se pose alors la question de savoir quelle image un tel individu aurait de la réalité: que verrait-il, quelle serait son expérience, que penserait-il?
Cet exercice de pensée, c'est le biologiste allemand Karl-Ernst von Baer (1792-1876) qui le formula dans un traité sur les échelles de temps. Il y expliquait que, compte tenu de l'accélération de sa perception, son ‘homme d'un mois’ verrait tout bouger à une allure mille fois ralentie. Il pourrait facilement suivre une balle sur sa trajectoire. En revanche, des mouvements plus lents tels que celui d'un chien qui passe seraient pour ainsi dire presque totalement arrêtés. L'homme d'un mois entendrait également des choses différentes. Dans son univers ralenti, les tons les plus aigus seraient devenus des tons de basse, la soprano produirait une chanson infinie, le chat émettrait un grommellement souterrain. Même ses connaissances seraient différentes des nôtres. S'il vit sa vie de 29 jours au printemps, il n'aura pas d'expérience personnelle de l'hiver: il faudra lui raconter qu'en hiver, les arbres n'ont pas de feuilles et l'eau peut devenir si dure que l'on peut se promener dessus. Sa connaissance des saisons sera une connaissance indirecte. Pour lui, l'hiver, c'est ce qu'est la période glaciaire pour nous.
Mais la condition d'image réfléchie de cet exercice de pensée qu'est le fait d'avoir une perception mille fois ralentie entraîne elle aussi une transformation de la réalité. Pour ‘l'homme de 80 000 ans’, les saisons passent en coup de vent. Autour de lui, les arbres se débarrassent du givre agglutiné à leurs branches et se mettent à fleurir, l'herbe sort de terre à toute vitesse et se décolorie sous ses yeux, des végétations s'élèvent énergiquement, vertes, au-dessus de la terre puis s'écroulent à nouveau, desséchées. Dans son échelle du temps, le soleil parcourt la coupole céleste tel un météorite.
Von Baer mourut en 1876, un an avant l'invention du phonographe et un quart de siècle avant les premiers films. Son exercice de pensée constituait un moyen pratique pour faire comprendre ce que quelques manoeuvres techniques permettent de démontrer de nos jours:
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Piet Vroon (1939-1998).
ce que nous entendons et voyons dépend du rythme avec lequel des stimuli sensoriels se présentent à nous ou sont assimilés par nous. Même un tout petit ralentissement ou la moindre accélération nous fait déjà vivre dans un univers différent.
Dans quel monde Piet Vroon (1939-1998) vivait-il?
Vroon acheva ses études de psychologie en un temps record de trois ans, présenta rapidement une thèse qui lui valut la mention cum laude, publia presque annuellement un livre, écrivit des dizaines d'articles et quelque sept cents chroniques, tout cela grâce à une intelligence que les Anglais qualifient volontiers de quickwitted, aiguë. Pour une telle personnalité, le monde subit un ralentissement subjectif, dont les effets ne manquaient pas de se ressentir clairement chez Vroon: la fréquentation d'individus à l'intelligence plus lente l'irritait au plus haut point; il avait vite tendance à s'ennuyer et à s'impatienter. Son équilibre mental, il ne parvenait apparemment à le préserver que lorsqu'il vivait plus de choses qu'autrui dans le même laps de temps.
Dans sa thèse de doctorat - non publiée - Enkele psychofysische en cognitive aspecten van de tijdzin (Quelques aspects psychophysiques et cognitifs du sens du temps, 1972), Vroon décrivait une série d'expériences susceptibles de donner prise sur les facteurs qui font se rétrécir et s'élargir notre expérience du temps. Ses cobayes se voyaient présenter des intervalles, délimités par des signaux sonores, dont ils devaient indiquer la durée subjective. Dans certaines conditions, les cobayes avalaient auparavant des stimulants; dans d'autres conditions, Vroon variait l'intensité et le rythme des stimuli; dans d'autres conditions encore, les missions à accomplir dans l'intervalle changeaient. Les manipulations avaient pour effet de projeter les cobayes dans des échelles de temps différentes mesurables: des
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stimulants, par exemple, faisaient en sorte qu'un intervalle dure plus longtemps en temps d'horloge. Une main dessine une main: dans ses expériences, Vroon créait l'échelle du temps déviante qui caractérisait sa vie à lui.
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Conscience, cerveau et comportement
Ceux qui cherchent à tracer quelques lignes dans l'oeuvre de Vroon tiennent en main, avec le ‘temps’, l'un des trois, quatre thèmes primordiaux. Ou peut-être convient-il de dire que le temps inclut tous ces autres thèmes. Bewustzijn, hersenen en gedrag (Conscience, cerveau et comportement, 1976), ouvrage qui trouva un vaste public également en dehors des milieux universitaires de la psychologie, présente une réflexion sur la signification du temps dans l'action et l'expérience humaines et contient déjà nombre des thèmes qui seront développés dans les oeuvres ultérieures. Le temps se situe-t-il dans la nature ou est-il un produit de l'esprit humain? A quel langage avons-nous recours pour parler du temps? Comment naît un présent psychologique si le ‘maintenant’ constitue une frontière infiniment ténue entre l'avenir et le passé? Disposons-nous d'un sens particulier pour le temps ou déduisons-nous le temps de l'expérience du souvenir? Notre cerveau comporte-t-il des horloges organiques qui battent la mesure dans notre expérience du temps? Comment les processus physiques dans notre système nerveux peuvent-ils évoquer l'expérience psychologique du temps? Qu'est-ce qui est à l'origine de l'élasticité de l'expérience du temps?
Même si on substitue au ‘temps’ d'autres phénomènes psychologiques, on reste confronté au genre de questions que Vroon s'est posées jusque dans ses derniers livres. C'est là précisément la raison pour laquelle son oeuvre est à la fois hétérogène et homogène. Qu'il s'agisse du substrat matériel de souvenirs, de la base organique d'émotions, du rapport entre le langage et l'action, de la communication entre les hémisphères gauche et droit du cerveau ou du schéma EEG (électro-encéphalogramme) de rêves, en toile de fond resurgit en effet à chaque fois la question de savoir de quelle manière il convient de situer ces phénomènes dans le triangle conscience, cerveau et comportement.
Le premier livre de Vroon s'est avéré programmatique pour d'autres raisons encore. Il avait pour sous-titre: ‘L'individu dans son double rôle de maître et de valet’. Dans notre vie, nous sommes, en partie, guidés par des processus que nous ignorons ou ne comprenons pas. A notre naissance se déploient des programmes génétiques que nous ne maîtrisons pas. Notre cerveau est parcouru par des chaînes d'impulsions nerveuses que nous pouvons enregistrer mais que nous parvenons à peine à mettre en rapport avec les processus psychologiques dont elles sont les porteuses. La plupart des processus responsables de notre comportement demeurent invisibles, inaccessibles à l'introspection. Pour le dire avec les mots de Vroon: nous nous rendons compte du fait que nous parlons, regardons, retenons des choses, agissons; nous ignorons de quelle manière nous le faisons. Nous sommes livrés à une machinerie qui opère en catimini.
D'un autre côté, nous sommes des êtres qui agissent librement. Nous décidons de dire, d'écrire quelque chose ou de poser des actes ou, inversement, de ne pas le faire. Même si nous ne comprenons pas toujours d'où nous viennent nos décisions, nous vivons dans la
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supposition que nous dirigeons nous-mêmes, de notre propre initiative, nos actes. Nous sommes maîtres de notre comportement. La dialectique hégélienne du maître et du valet, qui tous deux se rendent compte qu'ils sont chacun ce qu'il est grâce à la présence de l'autre, Vroon la retrouvait dans la vie mentale de chaque individu.
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Façon de parler
Cette image d'une unité divisée est un motif récurrent. Les hémisphères gauche et droite du cerveau n'ont qu'un accès limité à leurs activités respectives. Il est impossible de prévoir nos actes à partir de nos convictions. Des chaînes d'associations, quelques maillons seulement sont donnés dans notre conscience. Ce que nous ressentons ne se laisse pas toujours articuler dans le langage, et ce que nous communiquons de nos émotions est souvent indépendant de nos réactions physiques. Il apparaît souvent, en outre, qu'il n'existe pas de ‘langage’ approprié pour des processus psychologiques, qu'ils soient accessibles ou non à notre conscience. Nous parlons de ce qui se passe dans l'esprit humain en recourant à un langage emprunté, provenant du monde des phénomènes spatiaux, observables.
Dans De mens als metafoor (L'homme en tant que métaphore, 1985), que nous avons écrit ensemble, il est démontré que le langage des processus mentaux est truffé de métaphores, souvent empruntées aux techniques et artefacts les plus récents disponibles sur le moment. Si ces emprunts remontent à un passé quelque peu plus lointain, on se rend à peine compte de l'origine métaphorique (pour le terme ‘ressort’, plus personne ne songe encore au ressort qui meut le mouvement d'une horloge; ‘impression’ ne fait plus penser au sceau imprimé sur la cire). Mais la théorisation psychologique contemporaine aussi manie un vocabulaire métaphorique provenant - par exemple - de la technique informatique. Chaque métaphore groupe un ensemble de constatations, de méthodes et d'hypothèses, et l'apparition d'une nouvelle métaphore provoque une sorte d'éclipse qui soustrait à la vue et finalement efface de la mémoire collective de la psychologie beaucoup de l'ancienne. Le peu d'unité théorique en psychologie, argumente-t-on, pourrait être dû à la succession continue de métaphores.
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La ménagerie sous notre boîte crânienne
Dans les deux livres de Vroon dont on peut dire qu'ils sont ses dernières oeuvres maîtresses: Tranen van de krokodil (Larmes du crocodile) et Wolfsklem (Piège à loup), la psychologie apparaît comme la science scindée d'un phénomène éclaté. Dans Tranen van de krokodil, Vroon décrit le cerveau comme une fédération incommode de républiques ayant chacune ses lois et pratiques propres; dans Wolfsklem, il s'inspire de l'évolutionnisme et de la théorie du chaos pour formuler des considérations sur l'évolution de la conscience de soi humaine et sur les institutions souvent contradictoires entre elles créées par l'être humain telles que la science, l'idéologie et la religion. Les deux ouvrages sont sous-tendus par la théorie selon laquelle l'histoire de l'évolution du cerveau humain a des conséquences radicales pour ce qui est de l'interprétation de notre comportement.
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Si nous pouvions comprimer cinq cents millions d'années d'évolution de manière accélérée à la Von Baer en un documentaire de cinquante minutes, nous verrions se constituer lentement, pendant la première demi-heure, en haut de la moelle épinière un renflement, une sorte de bouton qui s'ouvre. Cette structure comprend le tronc cérébral et le cervelet. Une vingtaine de minutes avant la fin naîtrait une structure qui se situe au-dessus du tronc cérébral: le système limbique. Le volume de cette partie du cerveau aussi ne s'accroîtrait que lentement. Mais alors, une demi-seconde avant la fin du film, à un point qui se situerait il y a quelque cent mille ans, nous serait encore montrée une chose spectaculaire: au-dessus du système limbique, le tissu se mettrait soudain à gonfler. En quelques dizaines de seconde se formerait une structure ronde, repliée. Les dernières images ressembleraient à du lait qui déborde: le néocortex qui, moussant et bouillant, se répand par-dessus bord. S'agirait-il là d'un ratage, d'un accident?
Aux yeux de Vroon, tel était effectivement le cas. Notre cerveau a évolué trop rapidement et, partant, présente des défauts, surtout pour ce qui est de l'harmonie entre les différentes parties qui le composent. A l'instar d'Arthur Koestler, Vroon met en scène deux horlogers. Ceux-ci doivent confectionner une horloge à partir de milliers d'éléments. L'un des deux construit l'horloge pièce après pièce. A chaque détraquement, tout se déglingue et il doit recommencer dès le début. L'autre horloger répartit l'horloge en un certain nombre de parties qu'il monte séparément. En cas de dérèglement, un élément de l'horloge seulement est détraqué. L'évolution procède à la manière du deuxième horloger. Quand elle s'adapte, la nature utilise le plus possible des systèmes existants. Pas question de recommencer à zéro - tout démonter et élaborer un nouveau concept; la nature préfère ajouter un élément à ce qui existe déjà. Toutefois, cette efficacité aussi a un prix. L'accumulation d'éléments a pour effet que l'ensemble devient de plus en plus instable. La coordination défectueuse d'éléments fonctionnant de manière autonome entraîne le risque que, de temps en temps, ceux-ci se contrarient.
Rejoignant une théorie du neurophysiologue américain Paul MacLean, Vroon divise le cerveau en trois parties. La partie la plus ancienne (le tronc cérébral, l'hypothalamus et le cervelet) est un cerveau reptilien jouet d'instincts primitifs. L'expression corporelle d'émotions aussi - les larmes, non le chagrin - est dirigée par cette partie. La partie au-dessus, le système limbique, un cerveau de mammifère, est associé aux émotions et à la vigilance. La partie la plus récente, le néocortex, se trouve au-dessus et nous permet de traiter de l'information symbolique. Le langage et la mémoire reposent principalement sur l'activité du néocortex.
Sous la voûte crânienne, nous abritons donc une sorte de ménagerie à la docteur Doolittle, et Vroon a essayé de comprendre comment celle-ci influe sur la manière dont nous nous regardons et considérons nous-mêmes, interprétons notre comportement et nous adonnons à la psychologie. Que signifie pour un être humain le fait que le crocodile en lui pleure, que le cheval en lui éprouve du chagrin et que l'homme cherche de la consolation dans la poésie mélancolique?
En premier lieu, estimait Vroon, nous devons renoncer à l'idée que l'esprit constitue une unité. Les trois parties dans notre cerveau ont pour résultat que se produisent toutes sortes de scissions entre les paroles et les actes, entre les mots et les sentiments, entre des processus conscients et inconscients. Le monde du langage obéit à des lois autres que celui des émotions. Les sens aussi ont chacun leur propre langage et conscience. Du point de vue de
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l'évolution, l'odorat est un sens ancien. Si l'oeil et l'oreille transmettent leur information en première instance au cortex via un long chemin, la plupart des signaux olfactifs s'acheminent directement vers l'‘ancien’ système limbique. La mémoire humaine en matière d'odeurs est très vaste - nous sommes à même d'en reconnaître des dizaines de milliers - mais est dissociée du langage. Nous ne disposons que d'un nombre limité de noms pour des odeurs, qui, le plus souvent, se réfèrent à leur origine (l'‘odeur de l'essence’). Le lien direct entre l'odorat et le système limbique pourrait également expliquer pourquoi, sur le plan sexuel, les odeurs ont souvent plus d'effet que d'autres stimuli sensoriels. Des émotions basales se rapportant à la procréation sont dirigées depuis les parties remontant à l'évolution ancienne de notre cerveau, qui ont l'habitude d'en venir au fait sans détours, sans l'intermédiaire de la parole.
Tranen van de krokodil est un livre ambitieux par la tentative d'établir des liens entre la science qui étudie le cerveau et une théorie sur la psychologie et la science en général. Les ‘trois cerveaux’ correspondent à trois courants principaux dans la psychologie, chacun avec sa métaphore de base centrale. Le behaviorisme s'accommode le mieux du reptile en nous, les réflexes et les schémas de comportement fixes. Cette partie du cerveau fonctionne comme une sorte de central téléphonique, un commutateur qui établit le contact entre les stimuli et les réactions. La psychanalyse s'oriente vers le comportement provenant des passions aveugles du système limbique. Pour les psychanalystes, l'individu est une sorte de machine à vapeur où l'énergie psychique est mise sous pression et cherche à trouver une issue. La psychologie cognitive, enfin, est la science du néocortex. Le cerveau traite l'information symbolique comme un ordinateur fait marcher son programme.
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Frénétiquement en route vers les premières questions
Les livres Tranen van de krokodil et Wolfsklem font penser à leur auteur Vroon: ils sont hectiques, pressés, inconstants. En même temps, ils occupent une place curieuse dans son oeuvre. D'une part, en raison de leur inspiration, évolutionniste et basée sur la théorie du chaos, ils marquent un revirement dans sa pensée. D'autre part, derrière cette perspective nouvelle se dissimulaient des questions, idées et réflexions anciennes. Peut-être pourrait-on dire que dans ses derniers livres, il s'efforce de trouver une explication à ce qui l'étonnait tellement dans Bewustzijn, hersenen en gedrag: la division, les scissions, le maître et le valet que nous sommes simultanément, la désunion dans notre manière d'agir et notre expérience. Maintenant que son oeuvre est achevée et que nous pouvons la considérer dans son ensemble, d'en haut pour ainsi dire, nous constatons qu'elle présente une structure bizarrement circulaire. Au bout de son odyssée d'exploration injustifiablement frénétique des domaines de la science et de la philosophie, dans une vie trop brève selon les calculs humains, Piet Vroon a fini par se trouver confronté de nouveau à ses toutes premières questions.
DOUWE DRAAISMA
Professeur d'histoire de la psychologie à l'‘Universiteit Groningen’.
Adresse: Grote Kruisstraat 2/1, NL-9712 TS Groningen.
Traduit du néerlandais par Willy Devos. |
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