Septentrion. Jaargang 28
(1999)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
[pagina 45]
| |
La puissance et le jeu:
| |
[pagina 46]
| |
Le jeune Hugo Claus (o1929) (Photo Erik Claerhout, Gand).
de l'ambiguïté malencontreuse que sa version glissait dans la poésie de Claus: ainsi, traduire ‘over dit strand, over de smeulende bomen daar’ par ‘cette plage, les arbres qui couvent là-bas’ est bien maladroit; ‘smeulen’ traduit en effet l'action d'un feu ‘qui couve’, mais se servir du verbe ‘couver’ dans un contexte où la notion de ‘feu’ est absente signifie transformer ces arbres en oiseaux qui couvent leurs oeufs! Malgré ces défauts regrettables, le fort volume des Poèmes constitue aujourd'hui, sans conteste, un monument digne de l'écrivain flamand qui vient de fêter son soixante-dixième anniversaire. | |
Une émancipationFils aîné de l'imprimeur Joseph Claus et de Germaine Vanderlinden, Hugo Claus naît le 5 avril 1929 à l'hôpital Saint-Jean à Bruges (‘parmi les Memlincs’ écrira-t-il plus tard). Agé d'un an et demi à la naissance du second fils, il entre dans un établissement tenu par des religieuses. Il connaîtra plusieurs pensionnats du même acabit jusqu'au seuil de l'adolescence. Les nonnes font désormais partie d'un cauchemar indélébile. Pendant les années de guerre, Claus suit le cycle inférieur des Humanités gréco-latines. Il n'y obtiendra jamais que des résultats médiocres. Ces expériences provoquent insoumission et dégoût. Toujours l'écrivain rejettera, avec une rageuse violence, le catholicisme rétrograde qui imprègne une certaine mentalité flamande et qui, s'alliant souvent au nationalisme étriqué, aura précipité nombre de ‘militants’ dans les bras du grand-frère germanique: le lecteur reconnaît ici sans peine la | |
[pagina 47]
| |
matière magistralement traitée dans le roman Het verdriet van België dont la traduction française (Le chagrin des Belges) fut publiée en 1985. En 1946, Claus quitte sa famille et tente de gagner sa vie comme peintre en bâtiment (on en trouve un écho dans le roman Une douce destruction) et ouvrier saisonnier dans le Nord de la France. A Paris, il rencontre brièvement Antonin Artaud, une des expériences les plus marquantes de sa vie. S'ajoutent à cela d'autres points forts qui ensemble vont dessiner une véritable géométrie de la révolte: la découverte du surréalisme, le goût de la poésie américaine (Ezra Pound, William C. Williams), l'expérience de l'existentialisme (au début des années 50, Claus habitera Paris), la lecture de la mythographie de James Frazer et de la psychanalyse de Freud; enfin: la découverte des jeunes artistes hollandais, belges et danois (Jorn, Corneille, Appel, Alechinsky, Dotremont...) qui en ces années d'après-guerre forment le groupe ‘Cobra’. Avec ces derniers, Claus partage le désir de retrouver les dimensions les plus ‘primaires’ du geste créateur, touchant ainsi la frontière même entre nature et culture par une interrogation radicale des refoulements qui la fondent. | |
Enragé dans sa cageMarqués d'associations déroutantes, imprégnés d'une imagerie ‘sauvage’, animale ou végétale souvent, habités d'un rythme abrupt et d'une frappante vivacité, les premiers recueils de Claus traduisent un refus de la culture humaniste chrétienne et de ses équilibres précaires, sinon hypocrites. Il s'agit alors pour le jeune Flamand en rupture de ban de désentraver paganisme et fond animal par le biais d'un langage concret, surprenant, sensuel: ‘célébrer une équestre fureur / toute païenne et la conserver / violemment dans une image’. Ces vers, issus d'un des poèmes de Paal en Perk (Coup d'arrêt, 1955) butent cependant sur un point d'interrogation et se voient suivis de l'exclamation rageuse: ‘Mais prophètes ou non, toujours trahis!’ Tout se passe comme si la teneur chrétienne, reconnue ou non, allait d'emblée contrecarrer, voire empoisonner l'affirmation néopaïenne et rendre pour le moins problématique la révolte contre le carcan religieux et moral. Voilà la première des grandes tensions qui marquent l'oeuvre poétique de Claus et dont celle-ci jouera dans tous les sens. Le langage singulier, le savoir raffiné, tout comme parfois la brutalité sarcastique, traduisent à merveille vertige, nausée, refus d'un héritage lourd comme le temps lui-même: ‘Le jour est dans sa cage / et moi dans ma chemise’ lit-on dans Une maison debout entre nuit et matin; à quoi semble répondre, dans Tancredo infrasonic: ‘Un matin comme toujours ta maison est vide / on compte et un par un / les jours entrent dans leur cage.’ Comment dès lors les en faire sortir, comment échapper au calendrier après Jésus-Christ qui nous tient captifs, comment s'évader et revivre ‘le temps comme un enfant sur une trottinette rouge’ (allusion ironique à la fameuse assertion d'Héraclite: ‘Le temps est un enfant qui joue’)? ‘Estomaqué par la rhétorique de Dieu’ comme il l'écrira bien plus tard, Hugo Claus se montre souvent étonnamment proche d'Arthur Rimbaud et de sa superbe Saison en enfer: même rythme haletant, même succession de questions abruptes sur la difficulté de sortir indemne de la ‘sale éducation’, même affirmation du ‘sang païen’ contrebalancée par une fascination pour le rite catholique parodié, mêmes trouées lumineuses du côté de l'enfance et de la sensualité. | |
[pagina 48]
| |
Couverture du recueil ‘Poèmes’, paru aux Editions l'Age d'Homme, Lausanne.
| |
Une culture venant de partoutUne deuxième tension marquera tout aussi fortement l'oeuvre poétique de Claus. Elle résulte de sa conscience que la démystification de la culture petite-bourgeoise et chrétienne passe moins par le retour au primitif et aux pulsions premières que par une sorte de surinvestissement d'une culture venant de partout, mêlant savamment les références (l'Antiquité, la Bible, Dante, Shakespeare, Henri Michaux, Ezra Pound) au sein d'un mythe nouveau où les différentes strates de la langue et du savoir entrent en collision, s'enrichissent mutuellement ou s'annulent avec plaisir et férocité. La quotidienneté dans ses aspects brutalement vulgaires se voit ainsi mise en rapport avec les données les plus raffinées de la littérature, de l'art et de l'histoire, de même qu'avec les aspects les plus marquants (affectifs, sexuels) de l'expérience subjective. Plagiat, citation et collage fonctionnent dans l'ensemble du texte; aucun niveau de ce que l'individu sait, croit ou rumine, aucune couleur et aucun registre de la langue ne sont exclus ou privilégiés: on reconnaîtra ici les esthétiques conjuguées des surréalistes français et des grands anglo-saxons (Pound, Eliot, Williams) que Claus s'approprie de manière extrêmement personnelle, notamment dans un ‘Canto’ de plus de 30 pages publié en 1963 et intitulé Het teken van de hamster (Le signe du hamster), phénomène resté unique dans les lettres flamandes! Le hamster est un animal chapardeur. Si Claus se place sous son ‘signe’, c'est parce que son poème se compose de nombreux emprunts et citations détournées (Guido Gezelle, Charles d'Orléans, Eschyle, etc.), tissés ou | |
[pagina 49]
| |
mis en contiguïté avec les thèmes et les réflexions abruptes qu'inspire à l'auteur un voyage aller-retour entre Gand (la ville qu'il habite) et Bruges (sa ville natale). Sa naissance, par césarienne, à l'hôpital Saint-Jean à Bruges; la comparaison entre la visite du père à la maternité et le retour désastreux d'Agamemnon en son palais de Mycène; la collision entre une vie gauchie par la mentalité cléricale passéiste et, d'autre part, une Flandre dans le sillage du nouveau monde capitaliste en formation; la hantise de la Mère Nonne et de son ‘susurrement amidonné’; la culpabilité sourde et hypnotisante (‘regarde-moi dans les yeux’ est un des leitmotiv du texte); la bêtise quotidienne baragouinée dans les cafés gantois et sur les ondes de la télévision flamande; la mort; la conquête de l'espace et le triomphe de la technologie; le coït comme piège et sauvetage vital... Tous ces éléments constituent autant de pôles d'une comparaison généralisée (plusieurs versets commencent d'ailleurs par le traditionnel ‘comme’) traversant tout le poème et signifiant aussi bien l'impossibilité de se soustraire au mythe (qui pourtant ne fonctionne plus comme auparavant: ‘la mite est dans le mythe’) que le temps, bloqué et chaotique, de ‘l'homme divisé’. | |
Un amant impitoyableLa troisième opposition qui rend l'oeuvre de Claus particulièrement vivante est celle jouant entre une poésie relativement difficile, bourrée de références comme nous venons de le voir, et une autre, plus directement lisible, de caractère satirique ou critique. C'est surtout à partir du recueil Van horen zeggen (Par ouï-dire, publié en 1970, en même temps que le plus hermétique Sire Sanglier!) que Claus s'attaque frontalement à son époque. Parfois plus retorse qu'il n'y paraît, cette inspiration ne le quittera plus, faisant de lui un des poètes les plus aimés et détestés à la fois (c'est-à-dire les plus écoutés...) dans la mesure même où il n'hésitera jamais à manifester de cette manière une autre tension encore: celle entre un profond attachement à la Flandre (et à sa langue) et une répulsion grandissante devant les réalités sociales, politiques et culturelles du pays. La Flandre ‘mystique et sensuelle’ tant rabâchée et idéalisée par des artistes qui la rêvaient sans vraiment la connaître, fera l'objet, sous la plume de Claus, de satires impitoyables parmi lesquelles on citera la série intitulée ‘Suite Flamande’ (Par Ouï-dire) et certaines pièces du recueil Almanach (1982). Implacables, ces tableaux et saynètes contrepointent, si l'on ose dire, les poèmes plus ardus où se manifeste un Claus plus métaphysicien sans doute, mais toujours joueur, à la fois ésotérique et ironique, chérissant à temps voulu une chute hilarante, un brusque dénivellement, une traversée irrespectueuse des niveaux d'expression possibles. Dans le recueil De sporen (Les traces, 1993), sur lequel s'achève le volume paru à l'Age d'Homme, plusieurs pièces de cette veine atteignent une densité et une puissance d'émotion inégalées: qu'on lise ‘Charmonie’ (‘Karmonie’ en néerlandais) qui met en scène un décalage, un dialogue, une compétition, une harmonie précaire aussi, entre le poète et son mystérieux ‘prolongement’, à la fois carmen (‘charme’, ‘chant’) et karma (les ‘actions’ qui dans la tradition bouddhiste nous réincarnent dans telle forme pour tel destin); qu'on lise également le chant funèbre, cru et tendre, écrit à l'occasion de la mort de son frère; ou encore ‘Les traces’, le poème | |
[pagina 50]
| |
qui donne son titre au recueil et qui résonne comme un inventaire dur, drôle, sans complaisance. | |
La tendre guerreLa quatrième, la plus belle et la plus terrible tension qui anime la grande mosaïque poétique de Claus est celle qui caractérise le rapport ‘hainamoureux’ entre homme et femme. Le coït est la parodie du crime, prétendait l'écrivain français Georges Bataille. Rien de plus perceptible et de plus audible dans les Poèmes du Flamand. Le corps féminin est à la fois morcelé et glorifié, l'approche et l'union amoureuses sont vécues comme une agression que l'homme exprime, la plupart du temps, par des images de type animal ou végétal. Ainsi, dans Een geverfde ruiter (Un cavalier bariolé, 1961) des métaphores appartenant à ces champs sémantiques enveloppent deux figures féminines fabulées, ‘Amelia’ et ‘Aurelia’, noms dont l'origine antique a été établie par des critiques subtils (parmi eux Paul Claes, auteur d'analyses éblouissantes) mais qui peuvent, à mon avis, se lire aussi comme de rapides et ironiques clins d'oeil à Rimbaud (on se rappellera ‘la mer de la veillée, telle que les seins d'Amélie’ dans les Illuminations) et à Gérard de Nerval (auteur du récit Aurélia):
Mai crache des fleurs dans ses prés.
Les enfants escaladent le vent.
Le lierre et le crabe, pince et feuilles
s'agitent dans ma charpente.
Avec qui se glisser dans le printemps?
Avec la nuit? Avec Amélie?
Qui crie et galope et vétille
et referme mes rives?
Aurélie, chèvre des Pyrénées,
Aurélie, ma vache bariolée,
niche dans ma nacelle
avec sa fourrure d'oeil-de-chat et de cannelle.
(Poèmes, p. 159)
L'agression n'est cependant pas le fait exclusif de l'homme, tant s'en faut; dans une logique oedipienne que de nombreux poèmes mettent clairement en scène, l'élément masculin se prête volontiers aux jeux menés par des femmes vécues comme puissantes: répondant aux figures de la Vierge, de la Nonne et de la Mère, elles rêvent d'affoler le mâle, de le domestiquer aussi, de l'enfermer par ‘Le mot-clef: maison’, titre du cycle qui termine | |
[pagina 51]
| |
Les poèmes d'Oostakker. Tendresse, crudité et absence d'illusion ne s'excluent pas chez Claus. Bien au contraire. C'est leur singulier dosage qui fait la force de son style. Qualifier l'auteur de misogyne, comme on n'a pas manqué de le faire, ce serait commettre une bévue: le mot est à la fois inadéquat et, si j'ose dire, bien trop faible lorsqu'on pense à la sensuelle lucidité du poète, lucidité cruelle, certes, mais toujours enjouée et passionnément curieuse de ce ‘mundus muliebris’ dont parlait naguère, avec quelle justesse, Charles Baudelaire. Ici encore des contradictions heureuses ne font pas défaut. Tantôt ce sont la fascination répulsive et la conjuration qui l'emportent; tantôt, au contraire, nous entendons quelque chose de plus tendre, de reconnaissant: à la fin d'un poème particulièrement concentré et méditatif du recueil Alibi (1985), le locuteur reconnaît, avec un calme étonnant, que ‘peut-être’ il n'y a ‘qu'elle, la fidèle. / Elle ne porte pas le deuil des choses, elle imagine, / elle est la terre. Derrière la fenêtre elle regarde / le dos courbé, les épaules obstinées, / le pilori du mâle. Le temps du mâle, / vin et vinaigre, n'est pas le sien (...).’ Ce qui n'empêchera pas l'éternelle guerre des sexes de reprendre et de se dire, encore et toujours, avec une franchise et une malice qui non seulement provoquent mais emportent le lecteur.
FRANS DE HAES Attaché aux ‘Archives et Musée de la littérature française’. Adresse: Koninklijke Bibliotheek Albert I, Keizerlaan 4, B-1000 Brussel. |
|