nature. En 1912, lorsqu'elle quitte le Mont-Noir pour Paris, le visage de la femme se profile déjà sous les traits de l'enfant. Cette Flandre natale, elle ne la retrouvera que bien des années plus tard, dans les années 50, lorsqu'elle imaginera la longue quête de Zénon (L'OEuvre au noir, 1955) ou dans les années 60, lorsqu'elle entreprendra l'échafaudage de son triptyque Le labyrinthe du monde.
Dans les parties suivantes, Goslar nous fait découvrir des dizaines de personnes que Yourcenar a fréquentées à un moment donné de sa vie: les ami(e)s de son père d'abord, puis, au cours de ses périples, d'innombrables artistes et amateurs d'art aux quatre coins du monde. Elle éclaire, par exemple, d'un jour nouveau la belle figure de Jeanne de Vietinghoff, mère d'adoption de Marguerite. Cette Jeanne, née Bricou, de mère hollandaise et de père belge, avait été l'amie de couvent de la mère de l'auteur, Fernande de Cartier de Marchienne, jusqu'à ce que celle-ci meure à Bruxelles en accouchant de Marguerite. Jeanne fut aussi longtemps la maîtresse en titre du père, Michel de Crayencour. A l'autre bout de cette vie agitée, Goslar évoque le dernier amour de Marguerite, celui que, âgée de soixante-quinze ans, elle vouera au jeune photographe américain, Jerry Wilson, qui devait mourir huit ans plus tard, à l'âge de 36 ans, atteint du sida. Entre cet amour filial et cette dernière flambée de la passion, Goslar détaille les multiples aventures de cette femme libérée de tout préjugé sur les questions du sexe, et qui s'est jetée sans retenue aucune dans les passions les plus folles et les plus diverses.
Cette enquête serait vaine si elle ne nous permettait pas de mieux saisir la personnalité de Marguerite, de deviner le drame de cette femme, curieusement et tragiquement condamnée ‘aux miettes de l'amour’ (p. 319). Que de fois n'est-elle pas tombée amoureuse d'un homme qui aimait ailleurs, cet ‘ailleurs’ étant souvent un autre homme? Ce fut notamment le cas du mari de Jeanne, le baron Conrad de Vietinghoff, et de Jerry Wilson. Et dire que souvent on a pris Yourcenar pour une femme froide, cérébrale! On comprend mieux aujourd'hui que cette froideur et cette distance étaient le masque qui permettait à l'écorchée vive de supporter son drame. Refusée par le bonheur, elle refuse violemment le bonheur qui s'offre (p. 151). Et l'on comprend alors ce vers terrible de Feux: ‘Qu'il eût été fade d'être heureux’.
L'examen minutieux de la vie sentimentale de Yourcenar permet en outre une compréhension meilleure des écrits de l'auteur. Non seulement Goslar a pu identifier certains personnages que Yourcenar mentionne dans son autobiographie, souvent sous des pseudonymes, elle a réussi aussi à remonter aux individus qui lui ont inspiré tel ou tel personnage de son oeuvre. S'agissant de Yourcenar, la connaissance de ces sources extérieures est capitale. En effet, pour bien la comprendre, elle, nous devons écouter les confidences qu'elle attribue à ses compagnons de vie, transformés en personnages littéraires. Refusant le nombrilisme français, Yourcenar ne parle d'elle-même qu'à partir de ceux qui l'ont aimée ou rejetée. Si ses confidents et protagonistes sont quasi tous des hommes, c'est encore une fois à cause de ce besoin spontané de mettre la distance nécessaire entre son moi intime et l'acte d'écrire. Ainsi, on s'explique pourquoi l'auteur reste même en marge de sa propre autobiographie: dans les deux premiers tomes, elle réussit ce tour de force de ne parler d'elle-même qu'à travers ses ancêtres. De la même façon, on comprend maintenant que Zénon (L'OEuvre au noir) et Hadrien (Mémoires d'Hadrien), Alexis (Alexis ou le Traité du vain combat) et Rémo Pirmez (parent éloigné, évoqué dans Souvenirs pieux), ces êtres violents, sensuels et exigeants, ressemblent à Marguerite comme des frères.
Ce travail de dépistage minutieux devait donc être fait, même si bien des questions ne trouveront de réponse définitive qu'en 2037 (ou en 2057, selon la nouvelle loi française sur la propriété littéraire), lorsque les documents restés sous scellés seront portés sur la scène publique. A-t-elle tenté de se suicider lorsque Andreas Embiricos, ‘cet homme