des métaphores et des séquences qui fonctionnent de manière concentrique et s'enchevêtrent par-delà leurs propres frontières. Mais Hertmans se soustrait à toute forme d'étiquetage appauvrissant. Se référant au poète symboliste français Arthur Rimbaud, il plaide en faveur d'une poétique du dérèglement ou déraillement continu, d'un ‘dérèglement de tous les sens’ absolu et persistant.
Tout comme sa poésie, la prose de Hertmans cherche à explorer et à déplacer ses frontières. Dans ses récits plus récents, l'élément narratif traditionnel fait à nouveau son entrée, mais chez Hertmans, l'anecdote est de facture non réaliste, bizarre ou grotesque. Le fantastique capricieux de ces récits les situe aux confins du réel et de l'irréel et, par le biais de la métaphore poly-interprétable, établit toujours à nouveau le lien entre le concret et l'abstrait. La matière solide commence à se liquéfier (une maison devient un radeau), des souvenirs ne semblent être qu'illusion.
Dans De grenzen van woestijnen, l'abolition des frontières, tout comme dans la poésie ultérieure, s'oriente aussi vers le jeu littéraire. Dans le récit Het rijk der lichten (L'empire des lumières), par exemple, l'auteur engage un dialogue avec Franz Kafka: le texte comporte des réminiscences manifestes du roman Le procès. La réalité de ces récits est dominée par des ‘déviations’ surprenantes et qui intriguent. Tel est le cas dans le récit du jeune Bodo, qui dispose d'‘un grand et inutile talent’. Le jeune homme est en effet capable de sauter tout simplement par-dessus une maison, via la façade, et il perfectionne son art jusqu'à sauter pardessus une tour d'église. Bodo est aussi la victime de son talent, dit le commentaire du narrateur, car un si grand et inutile talent rend solitaire, désespéré et orgueilleux.
Dans un autre récit, nous découvrons que la chanteuse Maria, enfant prodige, porte un rossignol virtuose incorporé dans l'abdomen. Un fantastique bizarre du même genre caractérise également le roman autobiographique de date plus récente Naar Merelbeke (A Merlebecque, 1994), dans lequel Hertmans sape par ironie les conventions réalistes du genre même. La ligne réaliste des souvenirs est totalement submergée par le pouvoir de l'imagination qui complète et travestit la réalité. Le moi se voit ainsi confronté dès le premier chapitre à un dieu qui descend sur lui sous la forme d'insecte puis le laisse avec la jambe paralysée.
Avec cette prose, Hertmans est très éloigné de la fixation initiale sur le moi propre et sur les choses fermées, indépendantes et autonomes. L'exploration de tout ce qui est ouvert, l'approche délibérément tâtonnante et indirigeable qui régissent aussi les préférences du critique Hertmans le désignent comme un enfant de son époque. Il a abandonné l'aspiration à l'absolu et à la vérité au profit de la perspective polyvalente, au relativisme et au scepticisme, mais l'aspect désengagé du postmodernisme semble dorénavant pour lui une position dépassée et révolue: garder les frontières ouvertes requiert le courage de l'intellect critique qui continue à explorer les passages entre le possible et l'impossible.
ANNE MARIE MUSSCHOOT
Professeur de littérature néerlandaise à l'‘Universiteit Gent’.
Adresse: Nieuwkolegemlaan 44, B - 9030 Gent (Mariakerke).
Traduit du néerlandais par Willy Devos.