évolution paraît avoir échappé à Léopold III. Il restait convaincu dans son isolement d'avoir raison envers et contre les faits. Son testament politique, rédigé en 1944, se révèle en déphasage total avec le pays réel. Léopold y tenait un plaidoyer en faveur d'un gouvernement fort, une économie capitaliste contrôlée par l'État dans un esprit corporatiste; une jeunesse ‘physiquement robuste, nourrie d'aspirations nobles’. Le ministre socialiste Spaak, perspicace comme toujours, déclarait à propos de ce document: ‘Le roi n'a rien appris ni rien oublié’. Et le biographe ajoute: ‘Cette référence aux émigrés francais de la Révolution, qui avaient présenté des exigences extravagantes en regagnant leur pays après la chute de Napoléon, était tout à fait pertinente.’
Lors du débarquement sur les côtes normandes en 1944, le roi et sa famille sont déportés en Allemagne et, plus tard, en Autriche où ils seront libérés par les Américains. Entre-temps, dans la Belgique libérée, son frère Charles, plus jeune que lui, a déjà été nommé régent. Pour toutes sortes de raisons, le retour de Léopold est différé. La gauche s'en prend à la personne du roi tandis qu'à l'ordre du jour secret des communistes, alors au faîte de leur pouvoir, figure l'abolition pure et simple de la monarchie. Les catholiques, eux, soutiennent le roi. Le débat s'envenime et prend une tournure dogmatique. Le roi retenait les noms et les visages et ne cédait pas d'un pouce. Ses adversaires non plus. Le référendum du 12 mars 1950, organisé en vue de sortir de l'impasse, allait couper le pays en deux. La majorité des Belges (57,7%) s'étant prononcés en faveur du retour du roi, la situation demeurait bloquée puisque la Flandre avait voté pour alors que la Wallonie, elle, avait voté contre. Les catholiques se déclaraient partisans du roi, les socialistes lui étaient hostiles. Les problèmes politiques belges qui se cristallisent autour de ces deux pôles, sont explosifs. Aussi Léopold III décida-t-il d'abdiquer et de se retirer de la vie publique. Toutefois, au moins jusqu'au mariage de Baudouin, en 1960, il continuerait à exercer une forte influence sur le jeune monarque. Grand voyageur, il entreprendrait ensuite de nombreux périples autour de la planète sans plus jamais rompre le silence altier dans lequel il s'était enfermé.
Voilà une biographie qui se lit facilement. L'auteur a étudié à fond l'histoire complexe du petit pays voisin de la France et manifeste à l'égard de son protagoniste une bonne dose de sympathie sans que celle-ci tourne à l'aveuglement. Notons cependant qu'il se sert presque exclusivement de sources francophones.
Dans le dernier chapitre, l'auteur se penche sur l'essence même de la monarchie belge, ‘dernier trait d'union (écrit-il) qui reste aux Belges, le seul à n'être ni flamand ni wallon: le roi.’ Il mentionne la crise constitutionnelle de 1990, lorsque Baudouin Ier refusa, pour des raisons d'ordre moral, de signer la loi sur l'avortement et dut s'appuyer sur le fameux article 82 de la Constitution (l'impossibilité de régner), déjà utilisé au profit de son père par les ministres belges réunis en France, le 28 mai 1940. Cette ‘parenthèse royale’ fut diversement appréciée mais la monarchie tint bon. Ayant succédé à Baudouin, ‘le roi triste’, Albert II n'est certainement pas le roi controversé que fut son père. La tourmente qui s'appelle Belgique est restée, mais elle a pris l'allure d'une tourmente institutionnalisée.
Luc Devoldere
(Tr. U. Dewaele)
antoine gisçard d'estaing, Léopold III, un roi dans la tourmente, Éditions Racine, Bruxelles, 1996, 327 p.