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Profession? ‘Poète’
Charles van Lerberghe (1861-1907)
‘Faites des vers, nom de Dieu! et soyez pauvre!’ Émile Verhaeren à Charles van Lerberghe
Le 13 janvier 1898, sous le titre fracassant J'accuse!, Émile Zola publiait dans L'Aurore sa célèbre lettre ouverte au président de la République, donnant ainsi le véritable coup d'envoi à l'affaire Dreyfus qui, durant des années, allait déchirer la France.
On prétend parfois que l'Affaire a donné naissance à l'‘intellectuel’ moderne, celui qui se manifeste sur la place publique pour y défendre passionnément la vérité et la justice, pour s'y mêler de ce qui ne le regarde pas (ou de ce qui, précisément, le regarde?). Quoi qu'il en soit, l'engagement dont fit preuve Émile Zola, lui valut d'être traduit en justice.
En Belgique, un poète totalement en marge de la Cité, n'ayant produit jusque-là qu'une oeuvre maigrichonne - son premier recueil allait paraître pratiquement au même moment - fonda un Comité Zola. En l'espace de quinze jours, il recueillit les signatures de presque tous les écrivains, artistes et universitaires célèbres que comptait alors la Belgique. Le Comité, qui d'ailleurs ne se réunirait jamais, était composé d'un seul membre actif: Charles van Lerberghe (1861-1907). L'album de soutien, ‘en maroquin rouge’, fut remis par son ami Albert Mockel à Zola en personne, à Paris, le jour où, à sept heures et demie du matin, celui-ci s'apprêtait à partir pour la cour d'assises, conspué par une foule en colère massée devant son domicile. ‘Il est indigne pour un poète de ne pas savoir être un homme et de se désintéresser de ce qui est humain. Indigne de ne pas savoir agir en certaines grandes circonstances. Et ceci en est bien une’, écrivait Van Lerberghe, le poète qui n'a pas manqué son unique rendez-vous avec l'histoire (Lettres à Albert Mockel, I, p. 204).
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Poeta Laureatus
J'ai rencontré Van Lerberghe pour la première fois dans la cour de récréation du collège Sainte-Barbe à Gand où j'ai enseigné pendant bien des années. Je parle de la cour telle que l'a décrite Georges Rodenbach, ancien élève, lui aussi: ‘Et la cour nous semblait triste comme une plage / Qui garde dans ses plis la douleur de la mer!’ (Collège ancien). Maeterlinck évoque la même cour rectangulaire, enserrée par des murs sombres, dans Bulles Bleues, livre magnifique où l'octogénaire a consigné ses souvenirs de jeunesse. En voici un extrait: ‘Au cours des récréations, l'attitude de Van Lerberghe était exceptionnelle. Il ne prenait part à aucun jeu. Au
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milieu des manifestations les plus criardes, des luttes autour du ballon, des courses folles, des batailles à échasses, il avait su organiser une sorte de péripatétisme imperturbable. Ses disciples et lui se promenaient tranquillement dans le coin le moins turbulent des mêlées. On s'amusait parfois à leur envoyer une balle dans les fesses, mais sans en abuser.’ Van Lerberghe était ‘quelqu'un’ au collège, voilà qui ne fait guère de doute. Il était d'ailleurs le seul élève à qui les pères avaient accordé l'autorisation... d'écrire des poèmes. Il écrivait sur les apparitions de la Sainte Vierge à Lourdes, sur la bataille de Lepante, et il aurait même obtenu le prix de tous les collèges jésuites de Belgique avec une composition sur l'Immaculée Conception.
A Gand, sur la place qui porte aujourd'hui son nom, Charles van Lerberghe, le poeta laureatus du collège Sainte-Barbe, est qualifié d'‘homme de lettres’. A Gand, les plaques de rue mentionnent la date de naissance et de décès ainsi que la profession de la personne qui a eu le privilège de donner son nom à telle ou telle rue. Est-ce qu'une telle inscription peut résumer toute une vie? Est-ce qu'on peut être réduit à sa seule profession? Le métier d'‘homme de lettres’ existe-t-il réellement? L'homme de lettres n'est qu'un fonctionnaire de la littérature. Une chenille. Le poète est un papillon. Etre poète, est-ce un métier? C'est plus. C'est une vocation. La vocation suprême.
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Le bourgeois vaincu
Dans la vie de tous les jours, Van Lerberghe n'était qu'un petit propriétaire, vivant de ses modestes rentes et ayant parfois du mal à joindre les deux bouts. Ce fils de hobereau, dépourvu de sens pratique, avait mal géré son héritage. Il lui arrivait d'être contraint d'engager sa montre au mont-de-piété. Cela ne lui faisait pas perdre son flegme et il persistait à avoir foi en son étoile. Travailler? Cela lui faisait froid dans le dos rien que d'y penser. De sa vie, il n'a ‘travaillé’ qu'un mois. Orphelin de bonne heure, il vécut avec sa soeur à Gand, jusqu'en 1889. Après sa rhétorique (en Belgique, classe terminale du secondaire) en 1881, il passa plusieurs années à lire des livres et à écrire des centaines de poèmes qu'il donnait à lire à Maeterlinck et à Le Roy, ses anciens camarades de classe. Les critiques qu'ils s'adressaient réciproquement, tout impitoyables qu'elles fussent, étaient favorablement accueillies. Le triumvirat se sentait en exil dans la morne ville de Gand, sombre et moribonde, fermée à toute forme de littérature. Van Lerberghe y fixait les traits de l'idéal féminin dont il allait s'éprendre: blond, pâle, yeux bleus, préraphaélite, rappelant quelque peu les figures de Botticelli, et surtout très jeune. Entraient seules en ligne de compte: des jeunes filles anglaises et scandinaves. Les méditerranéennes et, à plus forte raison, les ‘négresses’ étaient résolument écartées. Elles devaient être angéliques, tenir à la fois de la fée et de la nymphe: des Lolita avant la lettre, mais de type asexué. Ce modèle de femme offrait sans doute des avantages.
Il contraignait Van Lerberghe à l'admiration platonique à distance mais lui épargnait dans le même temps le désenchantement qu'aurait provoqué la rencontre. Parcourant ses journaux inédits, conservés à la Bibliothèque royale de Bruxelles, je fus frappé par une phrase assez révélatrice: ‘L'homme n'est jamais à la hauteur de la femme: il regarde trop haut ou trop bas’ (je reviendrai sur ce trop bas).
Ainsi donc, entre sa vingtième et vingt-huitième année, Van Lerberghe parachevait sa
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Charles van Lerberghe (1861-1907).
formation alors que les jeunes de son âge, issus du même milieu social, faisaient leurs études et préparaient leurs carrières. Sans s'en rendre compte, il coulait des jours heureux à Gand, si bornée et provinciale que fût alors cette ville. Il fallut attendre 1894 pour qu'il obtînt, à Bruxelles, un grade universitaire en philosophie et lettres: une manière d'assurer son avenir. Mais, bien entendu, il espérait ne jamais avoir besoin de ce diplôme. Les études n'avaient pas été une sinécure. Le poète s'était tu pendant quatre ans. Une vie vouée à la poésie est rarement une vie poétique. La vie que menait Van Lerberghe était monotone, vide et pleine d'aspirations. Dans les années 90, il devint un poète de renom sans avoir publié un seul recueil, ce qui, à l'époque, était parfaitement possible. Ce faux paresseux était un grand sceptique et un artiste exigeant. Ce n'est qu'en 1898, au moment où le Comité Zola monte au créneau, que paraît Entrevisions, son premier recueil de poèmes. Le choix de ce titre déconcertant avait pris des mois. Ayant effectué une enquête auprès de ses amis littéraires, Van Lerberghe s'était enfin décidé pour ce néologisme. Il s'agit en fait d'une déclaration d'intention: les vers de ce poète sont des visions fugaces qu'on ne peut qu'entrevoir un moment avant qu'elles ne s'évanouissent, insaisissables. En 1899, le poète s'installe à Bouillon, dans une maison blanche dominant la Semois. C'est là qu'il projette d'écrire La Chanson d'Ève
qui sera son chefd'oeuvre. Mais il faudra d'abord voyager, développer la personnalité, abreuver l'âme de tableaux et de paysages. Berlin, Munich, Dresde, Rome et Florence. Deux ans plus tard, ayant couru d'innombrables musées et vécu un grand (et, une fois de plus, impossible) amour (cette fois avec une Américaine) il est de retour à Bruxelles pour y franchir enfin le Rubicon. Il accepte le poste de conservateur adjoint au Musée des Arts décoratifs du Cinquantenaire. Au bout de quelques semaines, il démissionne. Que s'était-il donc passé? Très consciencieux, Van Lerberghe avait tôt fait de comprendre que son travail n'était pas une sinécure. Remplissant
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son existence, il ne lui permettait plus de faire autre chose. ‘Du moment que mon art, qui est la seule chose au monde que je daigne prendre au sérieux, devrait en souffrir, il n'y a pas à hésiter’, écrit-il à Fernand Severin. A en croire Van Lerberghe, ce fut Verhaeren, le poète admiré, son aîné, (lui aussi ancien élève du collège Sainte-Barbe, rhétorique 1874), qui finit par convaincre l'indécis. Un jour, les deux poètes se rencontrèrent par hasard au musée. Van Lerberghe fit part au flamboyant Verhaeren de ses déchirements: Etre poète ou fonctionnaire? La réponse ne se fit pas attendre: ‘Faites des vers, nom de Dieu! et soyez pauvre!’ Étudiant, Van Lerberghe avait déjà craint que le poète en lui ne fût mort. ‘S'il est mort, je réveillerai définitivement le bourgeois et l'installerai dans la vie (...)’, avouait-il à Severin. Au moment où, soulagé, il quitte le Musée du Cinquantenaire, le bourgeois est définitivement vaincu et le poète renaît dans toute sa splendeur. Un jour, Van Lerberghe avait confié au même Severin qu'il redoutait de devenir sérieux. Il voulait rester jeune de coeur et d'esprit, primesautier, débordant de fantaisie, libre et ingénu. ‘Mon grand bonheur, c'est de me promener seul. Quand j'ai pu mettre un quart de lieue entre les bourgeois et moi, c'est toute une résurrection.’ Maintenant qu'il est ressuscité, il s'estime tenu de regagner le respect de soi en créant une oeuvre d'art et en prouvant à lui-même qu'il est bel et bien vivant. Il lui reste cinq ans à vivre. Il achève enfin La Chanson d'Ève, publiée en 1904. La gloire ne se
fait pas attendre. Alors que tout le monde voit en Van Lerberghe un séraphin entouré d'anges et de fées, le poète a déjà mis sur le métier une pièce de théâtre, intitulée Pan. Après Les Flaireurs, pièce sinistre, il s'agit cette fois-ci d'une comédie, ou plus exactement d'un drame satyrique. Le thème paraît assez osé. L'on assiste, dans un village cent pour cent flamand (avec curé, garde champêtre et bourgmestre) à l'apparition et à l'apothéose du dieu des bergers d'Arcadie. Pan est le symbole d'un vitalisme amoral et païen. Van Lerberghe règle son compte au cléricalisme. Depuis un bon moment, sans crier gare, ayant fait l'économie d'une crise déchirante, l'ancien élève des jésuites a perdu la foi. Il y a substitué un panthéisme sans Dieu, serein, attentif au mystère qui enveloppe toute chose. Paniska, un des protagonistes de la pièce, est le pendant d'Ève. Elles incarnent les deux faces de la même créature sauvage et faunesque, l'une éthérée, l'autre terrestre. Van Lerberghe lui a réservé la fin de sa pièce. Juste avant que le rideau ne tombe, Paniska est chargée d'annoncer l'épiphanie de Pan, devenu son mari. Pour cette scène, le dramaturge exige une actrice presque nue. ‘S'il y a de la prison pour cela, je prendrai le tout sous ma responsabilité et ferai de la prison avec plaisir pour l'art’, écrit-il à Mockel. Mais Van Lerberghe n'assistera plus à la première de sa pièce, représentée à Paris le 28 novembre 1906, avec, dans le rôle de Paniska, Colette, nue sous une peau de fauve. Il n'est pas
présent non plus au Théâtre du Parc à Bruxelles, le 4 décembre de la même année, pour y applaudir une Colette portant un maillot et une robe. Quelques mois auparavant, en septembre, en visite chez son ancien camarade de classe, Grégoire le Roy, à Molenbeek, il avait été victime d'une hémorragie cérébrale. Après une année de paralysie, Van Lerberghe, le séraphin, mourut le 26 octobre 1907, des suites de la syphilis contractée dans une ‘maison close’ (scénario habituel au xixe siècle), se joignant ainsi à l'illustre compagnie composée, entre autres, de Baudelaire, Maupassant, Verlaine, Gauguin, Toulouse-Lautrec et Nietzsche. ‘L'homme n'est jamais à la hauteur de la femme: il regarde trop haut ou trop bas.’
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Dans la lumière...J'Aspire!...
Cet homme à l'allure un peu farouche, ce grand timide, m'inspire de la sympathie. Il mérite mieux que ‘l'angélisation du personnage’ qui lui est échue après sa mort. Dans sa correspondance, il se révèle un observateur critique, jetant sur son époque - et sur sa propre personne - un regard incisif et moqueur. Il était avant tout un artiste intègre, intransigeant sur ce qui touchait son art. Cet art allait en grande partie sombrer sous l'effet d'une Poétique hautaine et impossible. La Chanson d'Ève signifie à la fois le couronnement et l'impasse du Symbolisme. ‘Mon sujet, c'est le premier éveil, le premier murmure, le premier ravissement devant les Choses.’ Voilà des ambitions quelque peu démesurées, contraignant Van Lerberghe à utiliser le vers libre et à inventer un ton inimitable. Désireux de murmurer l'indicible, le poète cherchait à atteindre une légèreté qui, à force de se consumer, finit par s'évaporer dans le néant, ‘dans un brouillard de lumière’, comme faisait remarquer, avec perspicacité, Fernard Severin. Le poète ne manquait pas de s'en flatter: ‘Tant d'autres ont été clairs. Je ne tiens nullement à l'être.’ Son Eve n'est pas celle du Parnasse ou de l'Ancien Testament. La notion de péché originel brille par son absence et à l'incontournable chapitre ‘La Faute’ s'oppose l'aphorisme de Nietzsche: ‘Tout est innocence’. Mais écoutons le poète lui-même, paraphrasant dans une lettre à Fernand Severin son projet ambitieux comme suit: ‘Ève est là (...) Elle cherche sa chanson, car voilà enfin que le monde, qui atteint en elle son dieu, va
s'exprimer pour la première fois (...) Dieu lui vient en aide et lui dit: “Donne à toutes ces choses un nom (...)” Et Ève s'en va par les allées, créant pour les choses des paroles (...) Làdessus le soir tombe (...) Ève chante. Elle redit simplement, un à un, les mots qu'elle a créés.’ Van Lerberghe semble esquisser la parabole de la vie, de l'humanité qui, successivement, s'éveille, crée les choses en les nommant et en les chantant, prend conscience de sa condition mortelle et de l'absence de Dieu (‘Ah! rien ne savait qu'il vivait,/ Et tout ignore qu'il n'est plus,/ Et l'aurore se lève encore.’), réintègre la nature dont elle est issue et meurt. ‘Mon Ève, c'est la forme objectivée de mon admiration naïve et confiante dans la nature.’ Mais, dans une lettre adressée à une de ses correspondantes, il précise, à propos de sa création: ‘C'est moi, ma petite âme de poète, que je déguise ainsi par décence.’ Le dernier mot n'a pas encore été dit sur cette création unique, inimitable et éthérée dont Roland Mortier résume le problème comme suit: ‘La Chanson d'Ève n'est plus, cependant, un poème philosophique au sens strict, puisqu'à proprement parler, elle n'est ni message, ni discours. La parole poétique en est à la fois la texture et la substance, la matière et l'objet’ (Préface à La Chanson d'Ève, Bruxelles, 1980).
Dans un de ses contes, Sélection surnaturelle, Van Lerberge nous livre la clé de sa vie et de son oeuvre. Son personnage, un prince évidemment, est à la recherche du mot ultime et unique. Une sélection impitoyable jette aux oubliettes une masse de substantifs, d'adjectifs et d'adverbes. Même le dernier substantif, ‘Dieu’, passe à la trappe. A la fin, il ne reste plus qu'un mot. Le dernier ne peut être que celui qui était recherché. Le serviteur du prince l'apporte: ‘Maître, dit-il, c'est tout ce qui nous reste, ce petit verbe qui tremble dans mes mains, comme une larme, et bat comme le coeur d'un oiseau de paradis; c'est j'Aspire. Voyez, je le lève dans la lumière. Et le prince s'agenouillant, joignit les mains; et, doucement, il répéta: Dans la lumière...J'Aspire!...’
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La ‘classe prodige’ (1880-81) du collège Sainte-Barbe à Gand, avec entre autres Charles van Lerberghe (deuxième rang, deuxième personne à partir de la gauche), Grégoire le Roy (deuxième rang, deuxième personne à partir de la droite) et Maurice Maeterlinck (premier rang, première personne à droite).
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Intègre
Qu'advint-il des autres écrivains, anciens élèves du collège Sainte-Barbe de Gand?
Georges Rodenbach (classe de rhétorique, 1874) consacra au collège quelques poèmes et un récit (intitulé Au Collège et paru dans Le rouet des brumes, 1901). Il fut le seul à exploiter à des fins littéraires l'ambiance morose qui régnait dans ce collège au xixe siècle -‘Mais, en province, là-bas, les grands collèges religieux, si moroses et si gris! (...) Existence invariable et morne, sous les hauts murs de cette cour interceptant le soleil! C'est là que mon âme, toute jeune, s'est déprise de la vie pour avoir trop appris la Mort!’ Rodenbach fit de la morosité sa marque déposée. Il esthétisa cette atmosphère funèbre qui enveloppait alors le collège et y jeta les bases d'une carrière littéraire qui lui vaudrait de prodigieux triomphes à Paris. Bruges-la-Morte naquit à Sainte-Barbe-la-Morte. Rien d'étonnant dès lors qu'en 1898, le Tout-Paris se pressât aux funérailles de cette figure élégante et rêveuse. Après Les Flaireurs, son début littéraire, Van Lerberghe se détourna définitivement de cette esthétisation de la décadence et de la mort. Ce Flamand un peu fruste ne deviendrait jamais un ‘Parisien’.
A l'inverse de Rodenbach, Verhaeren, le flamboyant, allait continuer à avoir la cote auprès de Van Lerberghe. En tant que poètes, ils étaient et resteraient très différents l'un de l'autre. Cependant, au fil des années, Charles se mit à ressembler de plus en plus à Émile: mêmes yeux bleus, mêmes lunettes, mêmes moustaches à la gauloise. En 1916, Verhaeren fut
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happé par un train en gare de Rouen. En tournée pour collecter des fonds au profit de son valeureux pays en guerre contre l'envahisseur allemand, il mourut à la tâche.
Grégoire le Roy ne sut jamais choisir entre ses nombreux talents. Il était le don Juan du fameux triumvirat issu de la classe de rhétorique en 1881, l'officier de liaison qui entretenait les contacts avec le monde extérieur. Doué, mais pas assez exclusif (il devait même écrire un roman en néerlandais). Généreux et chaleureux, mais manquant de persévérance. Une promesse poétique restée à l'état de promesse. Il fit carrière - et s'enrichit - dans le commerce des matériels et fournitures pour installations électriques. Maeterlinck et Van Lerberghe ne se privaient pas de fustiger ses reniements et sa paresse artistiques. Il n'empêche qu'il était le seul ami de jeunesse chez qui Van Lerberghe, le solitaire, trouvait toujours refuge en cas de besoin. Rien d'étonnant donc qu'au moment d'être frappé d'apoplexie, Charles se trouvât dans la villa de Grégoire à Molenbeek. Le Roy, lui, mourut à Bruxelles en 1941.
Enfin, il reste Maeterlinck. Ce dernier survécut à tout et à tous. A en croire Van Lerberghe, ce robuste sportif qui aimait taper dans un ballon dans la cour de récréation du collège, apparaissait comme un personnage flegmatique et, somme toute, assez impassible. Ils s'admiraient mais ne s'entretenaient que de littérature. Maeterlinck mourut à Nice en 1949. Il était âgé de quatre-vingt-sept ans. Vers la fin de sa vie, Van Lerberghe avait, lui aussi, envisagé de s'établir dans le Midi, y ayant été incité à plusieurs reprises par Maeterlinck lui-même. Ce dernier prétendait qu'il fallait naître dans le Midi et y mourir après avoir vécu à Paris. Il se serait donc volontiers passé de Gand. Mais n'est pas Maeterlinck qui veut. Il n'est pas donné à tout le monde de mener sa barque et sa gloire à la force du poignet. Tout le monde ne survit pas à un prix Nobel. Maeterlinck en finit une fois pour toutes avec ses années de collèges et les jésuites dans Bulles Bleues, ouvrage cité précédemment, écrit en 1943 (plus de soixante ans après les faits!), alors qu'il vivait en exil aux États-Unis. Van Lerberghe, lui, mourut à l'âge de quarante-six ans. Sa vie ne fut pas à proprement parler une réussite et, sur le plan artistique, il échoua d'une manière géniale. Peut-être se mit-il délibérément en retrait. Quoi qu'il en soit, une chose est certaine: de tous les écrivains ayant fréquenté le collège Sainte-Barbe, il fut, dans son intégrité, dans sa quête obstinée d'absolu, le plus pur.
‘Dans la lumière...J'Aspire!...’
LUC DEVOLDERE
Rédacteur en chef adjoint.
Traduit du néerlandais par Urbain Dewaele.
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Bibliographie sélective:
OEuvres de Charles van Lerberghe:
La Chanson d'Ève, Éditions Jacques Antoine, Bruxelles, 1980.
Contes hors du temps, Éditions Labor, Bruxelles, 1992.
Les Flaireurs, Pan, Académie royale de langue et de littérature françaises, Bruxelles, 1993.
Lettres à Fernand Severin, La Renaissance du livre, Bruxelles, 1924.
Lettres à une jeune fille, La Renaissance du livre, Bruxelles, 1954.
Lettres à Albert Mockel (deux tomes: Textes; Notes et index), Éditions Labor, Bruxelles, 1986.
Voir aussi: Maurice Maeterlinck, Bulles Bleues, Souvenirs heureux, Le Cri, Bruxelles, 1992.
Gabriel Fauré, La Chanson d'Ève op. 95 et Le jardin clos (d'après Entrevisions) op. 106, Orfeo International Music GmbH, Munich, 1994. |
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