Septentrion. Jaargang 26
(1997)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermdÉchangesCharles Baudelaire: une présence quotidienneDans un entretien avec Branka Bogavac-Le Comte, Émil Cioran, parlant de Charles Baudelaire, dit ceci: ‘Il y a des poètes et des écrivains qui vous accompagnent partout. Des présences quotidiennes. On n'a pas besoin de les relire, ils sont là tout le temps’Ga naar eind(1). Rien de plus difficile donc | |
[pagina 66]
| |
à cerner que leur présence dans une zone littéraire déterminée à une époque donnée. C'est à quoi s'est exercé J.D.F. van Halsema, professeur de littérature néerlandaise à l'Université libre d'Amsterdam, dans son essai sur la réception de Baudelaire par la génération littéraire de 1880 aux Pays-Bas. Son texte fait partie d'un recueil d'études consacrées au poète des Fleurs du mal en Flandre et aux Pays-Bas, précédées par un choix de poèmes en traduction néerlandaise de Petrus Hoosemans, extraits de sa traduction intégrale des Fleurs du mal, ainsi que par celle du poème en prose ‘Morale du joujou’ et de fragments des Journaux intimes, sélectionnés et traduits par Maarten van Buuren, qui a assumé la rédaction du volume. A plusieurs endroits de son essai Van Halsema fait remarquer qu'il s'agit d'une ‘réception indirecte’, à travers l'interprétation de Baudelaire par des critiques français. L'auteur la définit comme ‘une accumulation de visions’, dont les Pays-Bas, à l'époque du renouveau littéraire des années 80, ne retiennent que celle du décadent. Dans cette vision, les écrits de Paul Bourget et de Maurice Barrès ont joué un rôle déterminant. Le poète et critique littéraire Albert Verwey (1865-1937) parle même d'une absence de Baudelaire dans le renouveau poétique de ces années-là. Van Halsema observe que la présence de Baudelaire se manifeste plutôt comme ‘le syndrome Baudelaire’, qui s'est créé indépendamment de la lecture même de l'oeuvre. Il peut sembler paradoxal que Van Halsema réussisse à déduire du peu de matériel disponible une image détaillée des diverses approches d'un poète à peine lu. La situation change beaucoup au xxe siècle, dès 1890, plus particulièrement en Flandre, dans l'oeuvre de Prosper van Langendonck (1862-1920) et de Karel van de Woestijne (1878-1929), contemporain de Maurice Maeterlinck. Là, il faut parler de ‘réception directe’. Anne Marie Musschoot, professeur de littérature néerlandaise à l'Université de Gand, n'hésite pas à qualifier Van de Woestijne de ‘poète baudelairien’. Toutefois, s'appuyant sur un texte du poète lui-même, disant qu'il n'a pris connaissance de la définition du beau baudelairien comme ‘quelque chose d'ardent et de triste’ qu'en 1915-16 et que par conséquent il n'a pas subi l'influence du poète des Fleurs du mal, Anne Marie Musschoot préfère parler de l'esprit de Baudelaire, avec lequel Van de Woestijne présente de si profondes affinités. Depuis les années 90, M. Nijhoff (1894-1953) et P.N. van Eyck (1887-1954) se trouvent à l'avant-plan dans la réception de Baudelaire aux Pays-Bas. C'est le sujet d'un article de W.J. van den Akker et G.J. Dorleijn. Dans le contexte de la réception critique de l'oeuvre poétique de Martinus Nijhoff, la figure de Baudelaire émerge comme une figure de proue, comme un point de repère en premier lieu par rapport à sa propre poésie mais aussi vis-à-vis de celle du poète et critique P.N. van Eyck. Ici, il n'est plus permis de parler de ‘syndrome’. Il s'agit d'une polémique dans laquelle Baudelaire sert de catalyseur de prises de position critiques, rejoignant en cela Verlaine, Mallarmé, Rimbaud et Valéry. Et voilà ouvert le débat, mené par Nijhoff, sur la modernité en poésie. Ce débat sera poursuivi durant tout le xxe siècle, et atteindra un nouveau point culminant dans un essai de Paul Rodenko, Gedoemde dichters (Poètes maudits), introduisant l'anthologie homonyme, publié en 1957, et repris dans l'important recueil d'essais Op het twijgje der indigestie (littéralement: Sur le rameau de l'indigestion, 1976)Ga naar eind(2). Nous regrettons que ce moment significatif dans la réception de Baudelaire aux Pays-Bas soit absent du présent recueil d'études. Quant à l'époque contemporaine, nous sommes comblés, pourrait-on dire, par l'excellente analyse du poème ‘Bohémiens en voyage’, inspiré par une gravure de Jacques Callot. Els Jongeneel, qui est l'auteur de cette interprétation, lance ainsi un pont entre le poète et le critique d'art chez Baudelaire. Sans pouvoir entrer ici dans une discussion de détail sur le sens final du poème, nous voulons faire quelques suggestions, principalement sur l'analogie entre les Bohémiens et les juifs. Cette analogie, relevée | |
[pagina 67]
| |
G. Courbet, portrait de Charles Baudelaire, Musée Fabre, Montpellier
par Baudelaire, se justifie en plus par le fait que Baudelaire savait sans doute que les gitans se considèrent comme les frères historiques ou bibliques du peuple élu. Ceci pourrait éclairer davantage le sens du vers final ‘L'empire familier des ténèbres futures’, où ‘ténèbres’ a une connotation positive. Les gitans s'appellent, encore aujourd'hui, les ‘enfants de la nuit’, la nuit étant reliée à la route, à la marche, au ciel et au chantGa naar eind(3). Ainsi les Bohémiens représentent, tout comme le peuple élu, l'humanité en marche vers un destin inconnu, ténébreux mais glorieux. C'est en tant que poète, éclairé par ce savoir biblique, que Baudelaire se reconnaît en eux et se met en route avec eux vers ‘l'empire familier des ténèbres futures’. Est-ce là l'image du poète aujourd'hui? La traduction constitue une fort active réception d'une oeuvre littéraire. C'est le moment de souligner l'importance des deux traductions intégrales, les premières dans le domaine néerlandais, qui paraissent simultanément, celle de Petrus Hoosemans, déjà mentionnée, et celle de Peter Verstegen, déjà auteur entre autres d'une traduction de poèmes de Verlaine. Nous n'avons guère la place ici d'analyser et de comparer ces deux traductions. Signalons d'abord que celle de Peter Verstegen est accompagnée de notes circonstanciées, poème par poème. En outre, Verstegen a également traduit une sélection de huit poèmes condamnés, recueillis par Baudelaire sous le titre Épaves. Verstegen a inséré ces poèmes à l'intérieur des Fleurs du mal, entre le cycle Spleen et Idéal et les Tableaux parisiens s'écartant ainsi de l'édition critique de Claude Pichois, publiée dans La Pléiade. Quant aux traductions elles-mêmes, les deux traducteurs ont opté pour une stratégie différente, celle de Hoosemans me paraissant à la fois plus fidèle et artistique, celle de Peter Verstegen donnant la préférence à une plus haute lisibilité poétique. Je n'ose trancher le débat ici. Le critère à suivre, me semble-t-il, c'est celui de Baudelaire lui-même, qui a réussi à marier la tradition classique de la versification et de la prosodie françaises à la modernité, à ce qu'il a appelé lui-même ‘le nouveau’, allant jusqu'à choquer le public, faisant exploser pour ainsi dire les concepts du beau et du bien, et par conséquent du goût artistique, tout en poursuivant l'extrême perfection de la forme poétique. Comment rendre dans un langage poétique contemporain ce conflit entre le nouveau et l'ancien, qui s'articule aujourd'hui tout autrement? Dans le climat postmoderniste, nous avons minimisé la tension entre la vie et l'art. Nous devrons retrouver cette relation, souvent dramatique, qui caractérise l'art romantique. Les discussions sur la stratégie purement formelle de la traduction de l'oeuvre de Baudelaire, risquent, dans ce contexte-là, de perdre énormément en signification. Nous ne pouvons qu'espérer que les trois volumes donneront l'occasion de repenser et de réévaluer, tout comme à l'époque de Nijhoff et de Rodenko, la création poétique, à la lumière de Baudelaire, toujours si actuel, et de le relire, en | |
[pagina 68]
| |
suivant les conseils de Claude Pichois, qui a introduit le volume des études. Son sujet c'est précisément ‘Baudelaire entre la tradition et la modernité’. Lire Baudelaire aujourd'hui, c'est tâcher d'approfondir à nouveau les fondements mêmes de la création poétique.
Eugène van Itterbeek ‘Jullie gaven mij modder, ik heb er goud van gemaakt’. Over Charles Baudelaire (Vous m'avez donné de la boue, j'en ai fait de l'or’. A propos de Charles Baudelaire), Rédaction maarten van buuren, Historische Uitgeverij, Groningue, 1995, 288 p. |