Septentrion. Jaargang 26

Philosophie

C.A. van Peursen (1920-1996):
philosophe érudit et cosmopolite

Le philosophe néerlandais C.A. van Peursen, décédé en automne 1996, était un penseur cosmopolite. Cependant, il n'était pas de ceux qui estimaient devoir effacer les différences entre les cultures; il était au contraire persuadé que la culture propre devait prôner une largeur d'esprit susceptible d'ouvrir une perspective sur d'autres cultures. Pour lui, la notion de ‘perspective’ avait d'ailleurs une valeur clairement philosophique et éthique, comme si elle impliquait la mission concrète et quotidienne de sortir de soi-même et de se tourner vers le monde qui nous entoure. C'est dans cette acception que nous comprenons une de ses définitions succinctes de la philosophie à l'intention d'un public non-averti; dans son dernier ouvrage, Het nieuwe management. Ontwikkelingen binnen een veranderende cultuur (Le nouveau management. Évolutions au sein d'une culture changeante), Van Peursen écrit que philosopher vraiment signifie: ‘sortir des événements et décisions quotidiennes afin de découvrir de nouvelles dimensions de notre monde actuel. Or, une des caractéristiques choquantes de notre époque, que requiert cette approche philosophique, est la variété de perspectives déconcertantes voire mystifiantes’. Il ne cessait de se demander comment exposer la bonne et juste perspective; peut-être existe-t-il des perspectives contradictoires? Ne devonsnous pas nous réaliser que nous ne vivons pas dans une seule et même perspective, mais dans des perspectives fort divergentes? Aussi n'est-ce pas un hasard si ce philosophe créa jadis, il y a près de quarante ans, la revue philosophique Wijsgerig perspectief op maatschappij en wetenschap (Perspective philosophique sur la société et la science) qui s'adresse à un large public de formation académique, mais non spécialisé, et à laquelle collaborèrent toutes les personnes qui, aux Pays-Bas et en Flandre, avaient un message philosophique à délivrer.

L'ensemble de la formation de Van Peursen témoigne d'une grande ouverture d'esprit: né à Rotterdam, il étudia à Leyde et effectua de brefs séjours à Louvain et à Cambridge. Ses centres d'intérêt sont le droit, la théologie et la philosophie. Au cours de sa carrière, Van Peursen exerce dans diverses universités néerlandaises (Utrecht, Groningue, Leyde et l'Université libre d'Amsterdam) et donne en tant que professeur invité de nombreux cours dans les universités et écoles supérieures: à Gand et à Paris, mais aussi à Cologne, Munich, Rome, Le Cap, Yaoundé, Delhi, Manille, Tokyo et Pékin. De ces nombreux contacts naquirent ses idées sur la nécessité de rencontres interculturelles. Aussi soutenait-il divers projets de recherche internationaux et dirigea-t-il personnellement le ‘projet Indonésie’ pour l'enseignement de la philosophie. Citons dans le même contexte Strategie van de cultuur (Une stratégie de la culture, 1970), ouvrage très accessible mais nullement simpliste, qui connut plusieurs rééditions sous le titre Cultuur in

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C.A. van Peursen (1920-1996) (Photo Witho Worms).

stroomversnelling, ainsi qu'une traduction française Une stratégie de la culture. Pensée et action dans un monde en mutation. Dans cet ouvrage, Van Peursen brosse un modèle de l'homme en tant qu'être de culture qui se voit continuellement confronté à des questions et problèmes préoccupants, auxquels Van Peursen propose des réponses et stratégies tridimensionnelles: une dimension mythiquereligieuse, une dimension cognitive et une dimension fonctionnelle. Dans cette triple perspective, le même être humain doit se garder de trois aberrations ou caricatures: la magie, le scientisme et l'opérationnalisme où l'homme risque d'être subordonné à l'acte opérationnel dans notre société industrielle et technologique très développée.

D'un point de vue philosophique, Van Peursen ne voulait se confiner ni dans une École unique, ni dans l'étroitesse du monde académique. Il était un professeur célèbre, d'une grande érudition, et auteur d'une oeuvre considérable; cependant il était d'avis que sa discipline ne devait point servir le secteur spécialisé mais bien l'homme qui se pose des questions, un homme qu'on rencontre partout. C'est la raison pour laquelle Van Peursen était ouvert tant aux acquisitions de la pensée anglosaxonne (telle que l'analyse linguistique) qu'aux autres évolutions de la pensée continentale. Dans le contexte néerlandais, où la connaissance du français régresse à vue d'oeil, il appela précisément l'attention sur la philosophie française et se lia d'amitié avec des penseurs comme Emmanuel Levinas (qui écrivit une contribution pour les mélanges dédiés à Van Peursen, Facts and Values) et Paul Ricoeur (pour qui le philosophe néerlandais écrivit dans les mélanges, Sens et existence: en hommage à Paul Ricoeur, la dissertation passionnante ‘L'existence fait-elle sens?’) La collaboration des différentes perspectives et écoles philosophiques transparaît également dans son étude Le corps - l'âme - l'esprit: une introduction à une anthropologie phénoménologique.

Van Peursen est mort en philosophe. Il se savait gravement malade depuis plus d'un an; seul son entourage proche était au courant de son état de santé, de sorte que son décès fut pour beaucoup inattendu. Il restait très actif: il donnait des conférences, écrivait des articles, voyageait et participait à toutes sortes de réunions de travail rédactionnelles où il ouvrait de fructueuses perspectives d'avenir.

Jacques de Visscher

(Tr. D. d'Haese)