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L'énergie de la Génération Nix
La Génération Nix néerlandaise (Generatie Nix - Le terme Nix renvoie au titre du roman Generation X, de Douglas Coupland; la liaison n-x évoque, en néerlandais, le mot niks = niets, qui signifie rien, peu de chose) est enveloppée de brumes. Non en raison du voile de mystère qui entoure ses membres ou d'un manque d'information, mais surtout à cause d'une série de malentendus et de contradictions tant conscientes qu'inconscientes que cultivent les médias au sujet de ce nouveau groupe d'écrivains qui se présente sur la scène des lettres néerlandaises. Les ‘Nixiens’ sont en grande partie eux-mêmes à l'origine de leur image floue en tant que groupe. C'est là une des conséquences de leur ‘utilisation’ peu scrupuleuse et mal dosée des médias. En cette époque d'offre pléthorique sur le marché des livres, le journalisme littéraire ne demande qu'à se faire l'écho de querelles génératrices de publicité et de tumulte sur la place publique au pays des écrivains, et les jeunes auteurs qu'englobe l'étiquette de Generatie Nix en sont pleinement conscients - avec comme résultat leurs actions à court terme de plus en plus désespérées, plutôt irréfléchies et souvent contradictoires pour, une fois de plus, faire la une des quotidiens ou occuper le petit écran. Voilà qui est tragique, précisément: l'attention du public ne se porte pas en premier lieu sur leurs livres mais est déviée vers leurs cris éphémères, qui repoussent les lecteurs sérieux plutôt que de les attirer.
Leur comportement s'explique cependant. Plus que par le passé, le débutant doit soigner ‘sa’ publicité pour se faire remarquer au milieu de ses nombreux collègues par les critiques et autres fervents de littérature. Les Nixiens ont en tout cas réussi à susciter la controverse et l'indignation. Un de leurs adversaires déclarés, le débutant Arie Storm (o1963), décèle dans leur façon d'agir ‘une lâcheté calculée’: ‘Un jour, ils déclarent qu'ils appartiennent à une génération perdue, pour le nier le lendemain; ensuite ils se collent eux-mêmes l'étiquette de Generatie Nix, pour se rétracter peu après; ils proclament haut et fort qu'il y en a marre de cet intérêt incessant pour la deuxième guerre mondiale, en ajoutant tout de suite, peu courageux, qu'ils ne veulent blesser personne; (...) ils prétendent détester cordialement l'auteur néerlandais de premier plan qu'est Harry Mulisch (o1927), mais quand l'occasion se présente, ils s'arrangent pour prendre le café avec lui à l'hôtel Américain, la caméra sur l'épaule, et s'entretiennent avec lui sur un ton dépourvu du moindre esprit critique.’
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Joris Moens (o1962) (Photo Chris van Houts).
Dans un essai consacré aux ‘romans de génération’ de Douglas Coupland, le prosateur Joost Zwagerman (o1963) - lui-même jadis protagoniste du groupe très bruyant des poètes des années 80 dit ‘les Maximaux’ - écrit que l'âge ne constitue plus un critère idoine pour établir la distinction entre les générations actuelles; il s'agit plutôt d'une parenté sur le plan de la mentalité et de la poétique. Cela explique beaucoup de choses, et notamment pourquoi des Nixiens qui ont à peu près le même âge que lui classent Zwagerman le plus souvent parmi une autre génération. Cela permet en même temps de comprendre pourquoi deux auteurs nettement moins jeunes, le ‘Bukowski flamand’ J.M.H. Berckmans (o1953) et Herman Brusselmans (o1957), Flamand également, se trouvent mêlés aux Nixiens de vingt à trente et un, trente-deux ans. - Je me bornerai, dans cet article, aux Nixiens néerlandais, non sans mentionner cependant deux esprits apparentés d'au-delà de la frontière néerlandaise: le Flamand Paul Mennes (o1967) et l'Espagnol Ray Loriga (o1962). - Des prosateurs réunis sous le nom commun Generatie Nix, les principaux sont: Rob van Erkelens (o1962), Ronald Giphart (o1965), Hermine Landvreugd (o1967), Josien Laurier (o1967), Marcel Maassen (o1965), Joris Moens (o1962), Alexander Reeders (o1963), Hendrickje Spoor (o1963) et Arjan Witte (o1962). La nouvelle revue littéraire Zoetermeer (nom
d'une ville nouvelle à l'est de La Haye) sert de tribune et d'organe à un certain nombre d'entre eux. Les débutants Arnon Grunberg (o1971) et Désanne van Brederode (o1970), qui ont fait sensation, sont parfois incorporés à ce groupe du fait de leur âge, mais la thématique de la deuxième génération juive dans le roman Blauwe maandagen (Lundis bleus) de Grunberg et Ave verum corpus de Van Brederode, une confession de style New Age, ne sont guère
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Rob van Erkelens (o1962, à gauche) et Josien Laurier (1967, à droite) (Photo Erik Spaans).
caractéristiques de l'état d'esprit nixien. La plupart des auteurs nixiens protestent contre cette répartition, mais une telle réaction semble surtout inspirée par l'angoisse de ne pas être apprécié en tant que talent unique et de se voir mis sur un pied d'égalité avec d'autres Nixiens de moindre qualité.
La dénomination Generatie Nix a été introduite en 1994 par un journaliste néerlandais, et il y a eu d'emblée confusion avec le terme Generation X, titre du livre de Douglas Coupland, de 1991. Les modestes X-iens de Coupland sont des gens qui viennent de franchir la trentaine, ont bénéficié d'une bonne formation, sont mal payés, ne connaissant pas le succès social. Leur génération se trouve coincée entre les yuppies narcissistes et les gens de vingt ans impitoyablement consommateurs. Les Nixiens néerlandais ont comme dénominateur commun qu'ils sont nés longtemps après la deuxième guerre mondiale, n'ont de ce fait, vécu rien de spécialement marquant, ont connu une jeunesse heureuse dans le climat d'économie prospère des années 70, habitent le plus souvent dans les faubourgs paisibles, et que maintenant ils sont foncièrement mécontents et cyniques. Ce sont des enfants de parents progressistes, extrêmement tolérants, qui ont grandi dans les glorieuses années 60. Ces enfants ont vu se rétrécir toutes les idées de leurs parents, ressentent dans l'actuelle période critique au climat morose et décourageant leur ennui existentiel comme l'unique vérité et sacrifient à toute forme de fuite (drogues, violence et autres excès). Tout idéal social est tabou. Dans leurs produits littéraires, le critère d'originalité ne leur semble plus tenable: tout a déjà été pensé, écrit, fait précédemment. Ni le passé ni l'avenir ne semblent susceptibles de leur servir tant soit peu de source de créativité. C'est pourquoi, dans leur oeuvre, ils se concentrent sur le présent, sur leur propre
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vie. Les Nixiens veulent se détourner de toute philosophie comme de toute approche académique à l'intérieur de la littérature. Ils considèrent la littérature non comme une forme de psychologie ou de philosophie ni comme le résultat d'infinis processus de pensée et rejettent l'intellect postmoderne qui n'engage à rien. Dans son deuxième roman, Giph (1993), Ronald Giphart écrit: ‘Normalement, quand je tiens dans mes bras une fille au tempérament vif (...), je pense à la littérature, mais cette fois-ci pas du tout. Et c'était cela qui me réjouissait encore le plus. Cela donne de l'espoir pour l'année nouvelle. J'ai vraiment senti une émotion. Je suis un être humain.’ Aux yeux des Nixiens, la vie prime la littérature. C'est pourquoi ils prônent une littérature enthousiaste, énergique, plutôt authentique, qui parle réalistement de sujets réalistes, de préférence du monde des nouveaux quartiers: sexualité quelque peu exacerbée, consommation excessive de boisson et de drogues, violence, et surtout beaucoup d'ennui. Dans son deuxième roman, Het zal de liefde wel zijn (Ce doit être l'amour, 1993), Josien Laurier note méticuleusement, dans une prose élémentaire, haletante, à moitié balbutiante, tout ce qui touche Sophie, ce qu'elle perçoit et ce qui lui arrive: une aventure d'une nuit avec un garçon souffreteux après une nuit pleine de boisson, dans un état de désorientation permanent. Le sujet par excellence des Nixiens est ‘la vraie vie’, généralement la culture des jeunes des années 90 ou un retour arrière sur les années 70, de préférence à la
première personne, avec la musique pop et ‘la première fois’. Marcel Maassen et Arjan Witte, par exemple, situent leur oeuvre dans les années 70. Alexander Reeders traite des yuppies dans les années 90.
‘Nous voyons davantage dans une littérature écrite du bout des orteils et qui vient du bas-ventre que dans des textes à caractère cérébral’, écrit le porte-parole des Nixiens Rob van Erkelens. Dans l'anthologie nixienne De daad (L'acte, 1995), il écrit: ‘C'est tout simplement ce que c'est, sans double fond nulle part. On ne joue pas de petits jeux. Honnête. Direct. Sans ambiguïtés. Rien ne signifie autre chose. Il y a tout simplement ce qu'on lit. Chaque livre est un acte, une affirmation forte, sincère.’ Vues sous cet angle, les déclarations qui attirent l'attention en dehors du livre sont apparemment sans importance; elles ne constituent qu'un moyen, pour les camelots de Nix, permettant d'allécher le public et d'attirer son attention sur leurs produits. Il n'est pas question non plus d'une idéologie sous-jacente. Aussi peut-on lire dans un numéro de Zoetermeer: ‘les convictions sont flexibles, définitif n'est que temporaire, la vérité est un kaléidoscope, et demain tout sera à nouveau différent.’ Le monde aussi change, en effet, tout comme la vie des auteurs, qui se piquent même de ne pas avoir d'opinion fixe. Différant en cela des Maximaux des années 80, ils ne se manifestent pas par la voie de pamphlets révolutionnaires mais par le goût de l'action: écrire livre après livre et chercher à se faire connaître le plus possible avant, pendant et après, de toutes les manières imaginables. Il s'agit surtout de provocation efficace. ‘La raison pour laquelle la revue Zoetermeer a été créée réside dans le fait que depuis leur enfance, les rédacteurs trouvaient très marrante l'idée
d'avoir une revue littéraire.’ Telle était la justification rédactionnelle très éloquente dans le premier numéro de la revue.
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Hermine Landvreugd (o1967) (Photo Chris van Houts).
Ronald Giphart s'applique, dans son oeuvre, à la provocation. Dans sa prose, il milite contre le sérieux littéraire. Le critique T. van Deel a résumé l'univers littéraire de Giphart comme suit: ‘Baiser, baiser et baiser encore’. C'est en grande partie exact mais en même temps un peu à côté de la vérité. Giphart écrit aussi sur l'écriture même. ‘M'écrire moimême, c'est aussi me branler.’ A son idée, ‘le monde est une immense série de Bouquet’ - c'est-à-dire de romans populaires à l'eau de rose -, et il jette un même regard insouciant et candide sur la littérature. Tout ce qui est important doit espièglement être renversé - d'où, chez Giph, le ‘parricide’ littéraire dont fait l'objet son idole ancienne: Jeroen Brouwers (o1940, auteur néerlandais, lauréat du prix Femina Étranger 1995 pour son roman Rouge décanté). Dans son livre, Giphart décrit une nuit de beuverie en compagnie de Brouwers et de sa cour. Giphart, comme Brouwers, est un styliste, mais il se rebelle contre l'aspect monumental dans l'approche de Brouwers. La prose de Giphart se rapproche de plus en plus de celle des néoréalistes des années 70, que Brouwers détestait cordialement. Dans son pamphlet De Nieuwe Revisor (Le nouveau correcteur, 1980), Brouwers déblatérait méchamment contre leur ‘littérature de garçonnets’ fustigeant tout ce qui n'était ‘pas marrant’. Par ‘pas marrant’ il fallait entendre tout ce qui nécessitait quelque réflexion, ce avec quoi Giphart se déclarera entièrement d'accord, car dans son début
Ik ook van jou (Moi aussi je t'aime, 1992), quelqu'un déchire un livre de Willem Brakman (o1922), réputé ‘écrivain difficile’. C'est surtout dans son rejet de tout ce qui tombe ‘en dehors de la vraie vie’ que Giphart s'apparente aux autres Nixiens. Car les différences sont évidentes: les esquisses légères, à la manière du cabaret, de Giphart tranchent nettement avec la prose
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Hendrickje Spoor (o1963) (Photo Wojtek Nacras).
pessimiste très expressive, empreinte de romantisme noir, du roman Het uur van lood (L'heure de plomb, 1993) de Rob van Erkelens. Ce livre est surtout intéressant en tant que déclaration de principe. Le protagoniste aspire à l'originalité, mais la surabondance d'information à notre époque contrecarre ce désir. La dernière ligne du roman dit: ‘Télé éteinte. Yeux ouverts.’ Celui qui repousse le flux d'informations, nie la conscience contraignante du panthéon littéraire et, par là, exclut la littérature, peut mener une vie originale et écrire là-dessus.
La conception nixienne de la littérature se réduit finalement au naturalisme du xixe siècle. Ce n'est pas par hasard que des fragments de naturalistes néerlandais presque oubliés tels que des fragments de Johan de Meester (1860-1931) et de Frans Erens (1857-1935) figurent dans la revue Zoetermeer. Les deux groupes partagent la prédilection pour l'observation objective de la réalité et la tendance à expliquer le comportement humain à partir du milieu social. Le garnement enquiquinant de seize ans dans le roman Bor (1993) de Joris Moens ressent comme une fatalité le fait qu'il doit grandir dans le quartier ouvrier du vieil Amsterdam-Ouest, et sa rébellion, qui se concrétise dans l'attentat à la pudeur contre une jeune fille d'un milieu aisé, le mène finalement en prison: ‘Que la peste frappe tout le monde.’ L'élan social des naturalistes est absent chez les Nixiens. Il n'y a donc pas de quoi s'étonner qu'ils se déclarent tributaires de l'auteur américain le plus controversé du moment: Bret Easton Ellis (o1964). Ils proclament ‘mère de toute littérature nixienne’ le portrait délibérément dépourvu de jugement du milieu amoral des yuppies, Less Than Zero (1985) - Moins que zéro, 1986. Cette absence systématique de tout jugement de l'auteur et de ses personnages apparaît clairement dans le sombre recueil de
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nouvelles Het zilveren theeëi (La boule à thé en argent, 1993) d'Hermine Landvreugd. Ses sujets sont tout sauf innocents: on tabasse des homosexuels, on enlève et drogue une fille de treize ans, on s'adonne à des pratiques sexuelles requérant des accessoires non conventionnels, on réalise des films comportant des scènes horribles de meurtre et de sang, et cetera. Du reste Landvreugd hésite encore sur le chemin à suivre. La nouvelle qui donne son titre au second ouvrage, à savoir Margaretha bleef het langst liggen (Marguerite resta couchée la dernière) se situe encore dans la ligne du livre de Ellis qui lui servit de modèle. La seconde nouvelle, beaucoup plus subtile et retenue, participe encore du beau vieux réalisme hollandais.
L'univers romanesque de Hendrickje Spoor est tout différent. Pour son deuxième roman, De verweerde spiegel (Le miroir piqué, 1995), elle semble s'être basée sur l'oeuvre d'auteurs néerlandais d'il y a un siècle environ, afin de rendre son récit intemporellement universel. Dans ce roman sur l'impossibilité d'un amour romantique, bourré de nobles sentiments et de pensées élevées, elle a voulu décrire la vraie vie. Mais ses caractères ne sont pas vraiment vivants, et Spoor est plutôt médiocre sur le plan stylistique également. Ce dernier aspect semble un problème commun à nombre d'auteurs nixiens. Le critique néerlandais Arjan Peters écrit ‘Mais où est le temps où la publication d'un manuscrit constituait en même temps une preuve de bonne tenue sur le plan linguistique?’ Il constate que les débutants sont trop vite lancés sur le marché par les éditeurs, sans la guidance indispensable sur le plan du ‘rewriting’ et sans vraiment parachever leur oeuvre. Selon Peters, la plupart des Nixiens font preuve d'une écriture trop négligée pour susciter quelque enthousiasme. La grande attention que l'on porte à leur oeuvre repose sur un phénomène de mode et ne se justifie nullement par la qualité offerte. Nombre de livres nixiens se caractérisent en effet par un manque de suggestion, de pouvoir d'imagination, par l'absence de thématique intéressante et de raffinement stylistique. Mais ils ont raison pour ce qui est de leur ambition d'opposer une littérature plus enthousiaste à la fabrication pure et simple, dépourvue de nécessité intérieure, telle que la pratiquent nombre d'auteurs. En outre, les auteurs de la
Generatie Nix, grâce au choix de leur sujet et à l'approche directe de celui-ci, ont entrevu la possibilité d'atteindre un public jeune généralement peu ou point intéressé par la littérature. Un adversaire conclut, non sans tristesse: ‘Tels de petits mandarins, ils maîtrisent une grande partie des médias; on n'a jamais consacré autant d'attention à de si médiocres écrivains.’ Sa plainte rejoint les doléances selon lesquelles il n'y a plus de place pour l'individu solitaire dans les lettres. C'est là une affirmation absurde, évidemment. La qualité finit toujours par s'imposer. Pourquoi ne serait-ce pas, un jour, un livre bien écrit d'un Nixien?
JEROEN VULLINGS
Critique littéraire.
Adresse: Madelievenstraat 25, NL-1015 NV Amsterdam.
Traduit du néerlandais par Willy Devos. |
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